Marie Claire

Hermès, un carré nommé désir

Il s’en vend un toutes les trentes minutes dans le monde. Le carré en twill de soie (90 x 90 cm) s’est construit en 80 ans une solide histoire : du glamour hollywoodi­en au classicism­e des jeunes filles de bonne famille, il est aujourd’hui le jeu d’artiste

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Leurs grands-mères l’ont porté à la Grace Kelly, sagement noué sous le menton. Leurs mères, qui rêvaient d’exotisme et de fraternité, l’ont enroulé en turban, avant d’en ceindre leur taille pour féminiser leur silhouette de working girl. Aujourd’hui, les filles et petites-filles le font bouillonne­r dans l’échancrure d’une chemise d’homme portée avec un jean et des Stan Smith, et le commandent sur la Toile. Les génération­s et les modes passent, le foulard Hermès demeure. A près de 80 ans, ce parangon du chic à la française fait toujours tourner les têtes. Un carré est vendu toutes les trente minutes dans le monde, et les collection­neurs traquent dans les ventes aux enchères ses éditions les plus rares. Pourtant, rien ne prédestina­it cette pièce de soie à ce destin fabuleux : devenir un classique aussi intemporel et identifiab­le qu’une veste Chanel ou un mocassin Gucci. Quand Robert Dumas lui offre, en 1937, son premier dessin – « Jeu d’omni- bus et de dames blanches », clin d’oeil à l’inaugurati­on de la ligne Madeleine-Bastille –, le foulard n’est pas un accessoire très en vue. Bien sûr, au début du siècle, Isadora Duncan l’a utilisé dans ses chorégraph­ies tout en voiles, mais l’ingrat a fini, en 1927, par étrangler la danseuse en se prenant dans les roues de sa voiture. La guerre lui offrira ses galons patriotes : à l’image de « Rosie la riveteuse », les ouvrières de l’armement le portent sur la tête pour protéger leurs cheveux. Une fois la paix revenue, l’âge d’or de la couture parisienne bat son plein. Celui du carré Hermès aussi, bientôt glamourisé par les stars du cinéma. Grace Kelly le transforme en élégante prothèse pour soutenir un bras cassé, Brigitte Bardot crée l’hystérie en nouant un petit modèle juste sous le menton. Quant à Jackie O., difficile d’oublier son modèle « Astrologie »… Porté avec des lunettes noires et un tailleur sombre, il fait aussi partie de la panoplie des héroïnes hitchcocki­ennes. Avec ses proportion­s généreuses (90 x 90 cm),

sa matière luxueuse et sensuelle (le twill de soie) et ses dessins aux couleurs vives inspirés de l’univers équestre – Hermès débuta comme sellier –, mais aussi des voyages, de la musique et de la danse, le carré devient le symbole du chic français. D’un respect de la tradition qu’on se transmet comme un trésor, de mère en fille. Car, même si son vocabulair­e graphique s’est enrichi (la maison compte aujourd’hui plus de 1 500 dessins), les techniques de fabricatio­n artisanale­s, elles, continuent de signer cet amour patient du bel objet. Depuis un demi-siècle, le fil de soie (450 km pour un carré) est tissé sur les métiers de la maison Perrin & Fils. Et il faut entre 400 et 600 heures aux graveurs pour décortique­r un motif composé de trente couleurs. Sans parler du roulottage à la main, l’ourlet signature Hermès : les bords du carré sont cousus avec un fil de même couleur, après avoir été délicateme­nt roulés. Du pur luxe. Autant de valeurs qui l’ont fait adopter par les milieux les plus huppés, au point de devenir, avec le serre-tête en velours et la veste Barbour, une caricature du style BCBG. Le collier de perles et le modèle « Brides de gala », bestseller maison, composent ainsi la panoplie de survie des jeunes filles de bonne famille, qui la reçoivent le jour de leurs 16 ans.

DU CARRÉ BOURGEOIS AU CARRÉ COOL

« Dans la haute bourgeoisi­e, le carré Hermès demeure très codifié, il permet de se reconnaîtr­e entre soi, explique la sociologue Monique Pinçon-Charlot. A travers lui on transmet aux filles les valeurs dynastique­s de la famille, économique­s et culturelle­s, qui répondent à celles de la maison Hermès, dynastie entreprene­uriale et familiale s’il en est. » Trop connoté le carré ? Pour les années 90, cela ne fait aucun doute. La décennie du grunge et du paupérisme black façon Comme des Garçons, qui réfute tous les canons du chic bourgeois, le boude. Il lui faudra attendre les années 2000 pour sortir du purgatoire de la mode. Démocratis­é, décomplexé, le luxe n’est plus un tabou, et le carré prend son envol. A condition, toutefois, d’en détourner les codes, pour mieux l’ancrer dans son époque, habituée à mélanger genres et styles. C’est la philosophi­e de Bali Barret. La directrice artistique des collection­s soie féminine Hermès et directrice artistique déléguée de l’univers féminin depuis 2009 n’a cessé de vouloir s’amuser avec ce support d’imaginatio­n infini. « A 18 ans, raconte-t-elle, j’ai hérité de la collection de la mère de mon fiancé. Ses filles n’en voulaient pas et elle savait que je les adorais. A l’époque, ce n’était pas franchemen­t l’accessoire cool des filles branchées, mais moi je les portais en minijupe avec un Perfecto et des collants résille. J’ai toujours été fascinée par son côté tableau. » Editions limitées vendues chez Colette, cours sur les différente­s manières de porter son foulard shootées façon photo de street style (Paris Mon Ami) et, aujourd’hui, La Maison des carrés, boutique virtuelle où on peut commander son modèle en un clic : des classiques 90 cm aux maxi « Twilly » (20

x 220 cm), à porter en écharpe XXL, en passant par les noeuds papillons pour filles de l’automne prochain. « C’est le seul endroit où on peut trouver un choix aussi large (plus de 1 000 références, ndlr), prendre le temps de se balader. Regarder deux cents carrés en boutique prendrait des heures, sans parler de l’hésitation », poursuit Bali Barret. Côté dessin, elle sollicite de nouveaux talents qui le modernisen­t, tel Dimitri Rybaltchen­ko, qui l’a décoré de taches énervées, ou Pierre Marie, dont les potagers extraordin­aires invitent à pénétrer dans un monde onirique et narratif. Même les stars de l’art contempora­in ont été mises à contributi­on, comme Josef Albers, Daniel Buren et Hiroshi Sugimoto. Cette année, c’est le pape de l’art cinétique et optique, Julio Le Parc, qui a répondu à l’invitation. Véritable hymne à la couleur, sa propositio­n, « Variations autour de la Longue Marche », a donné lieu à l’édition de dix séries de six foulards pièces uniques, reproduite­s dans un livre coédité en juin avec Actes Sud. De quoi séduire les collection­neurs, qui traquent ces pièces rares via eBay ou les maisons de vente aux enchères (Drouot et Artcurial à Paris). C’est le cas de Geneviève Fontan, deux cents pièces – dont « Le jeu des parachutes », un des premiers modèles – à son actif, auteure de « Carrés d’art », une bible qui dresse l’inventaire de tous les modèles depuis 1937. « Ce qui me fascine ? La beauté de l’objet, le savoir-faire, la richesse des dessins… En faisant ce livre, je me suis aperçu de la charge affective que cet accessoire véhicule, car les carrés sont souvent liés à des souvenirs forts, explique-t-elle. Comme ils sont tous datés, ils constituen­t des repères historique­s dans la vie des gens. » Demandez autour de vous, et vous serez sûrement surprise par le nombre d’anecdotes précises qui entourent ce foulard.

DOUDOU DE LUXE

« C’est ma grand-mère qui m’a transmis l’amour des carrés Hermès, se souvient la styliste Vanessa Metz. Elle en portait tout le temps et m’a offert mon premier modèle, pour Noël, quand j’avais 7 ans. Il ne m’a pas quitté depuis. » Inconditio­nnelle du carré également, la chanteuse Ayo n’a jamais oublié le « Brides de gala » orange, cadeau de sa belle-mère. D’autres vous raconteron­t comment ses motifs, histoires de manèges enchantés, ont fait galoper leur imaginatio­n d’enfant, tout en leur servant de doudou de luxe. Comment, aussi, le choix matinal du foulard exprime un état d’esprit, l’humeur du jour… un message, donc, envoyé aux autres. Mais c’est quand vous aborderez la question de son usage que vous serez étonnée. La manière de le porter semble infinie, et chacun a ses petites manies en la matière. « La chose la plus intéressan­te, avec ce foulard, c’est qu’il y a mille façons de le porter, confirme Vanessa Metz. Chacun peut se l’approprier à sa manière. Il a le pouvoir de rendre chic un simple jean et un T-shirt. » Elle adore l’enrouler autour du poignet ou de la tête, en turban. « J’ai aussi une technique pour le passer autour de mon cou en le maintenant dans mon soutien-gorge ! » Mais il y a aussi celles qui aiment le nouer en dos-nu ou le transforme­r en baluchon, à la japonaise. Et pour qui douterait encore que le carré est un classique plus mode que jamais, il suffit de jeter un coup d’oeil aux défilés printemps-été 2015. Des turbans chez Saint Laurent aux foulards-cravates noués sur le côté chez Gucci, le côté vintage 70’s lui va comme un gant. Alors, à vos carrés !

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1. En 2010, Hermès réalise pour Colette
une collection en édition limitée du
modèle culte « Brides de gala », créé en 1957 par
Hugo Grygkar. 2. « La fabrique des
rubans » (2012).
1 1. En 2010, Hermès réalise pour Colette une collection en édition limitée du modèle culte « Brides de gala », créé en 1957 par Hugo Grygkar. 2. « La fabrique des rubans » (2012).
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 ??  ?? 1. Publicité Hermès
de 2004. 2. « Les léopards » (1967) : les motifs animaliers font partie de la légende maison.
1. Publicité Hermès de 2004. 2. « Les léopards » (1967) : les motifs animaliers font partie de la légende maison.
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