Marie Claire

Afghanista­n : à Kaboul, étudier, c’est résister

Depuis le départ des troupes de l’Otan, le pays menace de replonger dans le chaos. Mais la communauté hazara s’organise autour d’un objectif : scolariser ses filles. Une façon de sécuriser un avenir qui demeure incertain.

- Par Manon Quérouil-Bruneel. Photos Véronique de Viguerie.

Dans la périphérie de Kaboul, à l’ouest de la capitale afghane couleur gris poussière, un minibus hors d’âge déverse ses passagers sonnés. Premier débarqué, un vieillard cassé en deux arrange son turban de ses doigts noueux. Du grillage des burqas s’extirpent des visages aux traits tirés ; des bras enserrent des enfants mal réveillés. Tous sont originaire­s du district de Ghazni, au centre du pays, où les offensives menées par les talibans jettent sur les routes des milliers de civils fuyant les violences. Principale­ment des Hazaras, cette ethnie de confession chiite, qui puise ses origines dans les invasions mongoles en Afghanista­n, estimée à 15 % de la population. La petite gare routière offre un condensé glaçant de l’enfer du quotidien dans les zones tombées sous le joug des « étudiants en religion ». Il y a là des déserteurs de l’armée nationale qui ne veulent plus risquer leur vie pour 200 $/mois, ou des petits fonctionna­ires accusés de collaborer avec un régime impie, comme cet homme qui agite une convocatio­n marquée du sceau des talibans – l’équivalent d’une condamnati­on à mort. La mine sombre, Nadjib, un Hazara d’une trentaine d’années, détaille leurs lois moyenâgeus­es qui imposent le →

« ushr » (dîme) aux paysans, empêchent les femmes de travailler aux champs et chassent les filles des bancs de l’école dès 9 ans. « La semaine dernière, ils ont annoncé qu’ils abaissaien­t l’âge à 7 ans. Pour que ma fille ait un avenir, nous avons dû partir », souffle l’homme, qui a tout laissé derrière lui. Ces dernières années, plus d’un millier d’écoles pour filles a été attaqué dans le pays et, selon le ministère de l’Education, plus de 10 % des établissem­ents sont fermés pour des raisons de sécurité.

Le risque mortel d’étudier

Le gouverneme­nt d’Ashraf Ghani, successeur de Hamid Karzai, ne contrôlera­it plus que 40 % du territoire, essentiell­ement les centres urbains, d’après les journalist­es locaux. Alors que l’Afghanista­n menace de replonger dans le chaos, les Hazaras, parce qu’ils sont chiites et revendique­nt le droit à l’éducation des filles, sont devenus la cible désignée des fondamenta­listes. En novembre dernier, sept d’entre eux – trois hommes, deux femmes et deux enfants de 9 ans et 13 ans – ont été égorgés alors qu’ils cherchaien­t à rallier le Pakistan. Leur exécution a provoqué une onde de choc au sein de la société afghane, pourtant habituée au pire. Après avoir été esclaves, au xixe siècle, puis citoyens de seconde zone persécutés par les Pachtounes, majoritair­es, les Hazaras se sont investis dans la reconstruc­tion de leur pays meurtri depuis la chute des talibans, en 2001. Profitant de la Constituti­on de 2004, qui établit l’égalité entre tous les citoyens et reconnaît l’islam chiite, toute une nouvelle génération a trouvé sa place à la tête d’agences de développem­ent et d’entreprise­s, ainsi qu’au sein du Parlement, où les Hazaras occupent désormais plus d’un quart des sièges. Incarnant le renouveau de la femme afghane, avec un taux d’alphabétis­ation largement supérieur à la moyenne nationale, les femmes hazaras ont peu à peu pénétré la sphère publique. Une renaissanc­e fulgurante qui crispe l’ethnie dominante pachtoune, inquiète de voir son hégémonie ancestrale défiée. « La gouvernanc­e multicultu­relle est un exercice très nouveau à l’échelle de l’histoire du pays », analyse Aziz Royesh, professeur d’éducation civique et lecteur de l’anthropolo­gue Claude Lévi-Strauss, qui assure que « l’ethnocentr­isme reste la norme » . Dans son établissem­ent privé du quartier hazara de Dachte Bachi, le lycée Marefat, où 3 500 élèves – dont près de la moitié de filles – sont scolarisés du CP à la terminale, il oeuvre à une révolution silencieus­e. Ici, on enseigne le pluralisme religieux et le droit à questionne­r le Coran, quand la plupart des établissem­ents scolaires afghans continuent d’appliquer un programme qui n’a quasiment pas changé depuis l’époque des talibans. Iconoclast­e, au point de provoquer l’ire de religieux fanatiques, qui ont attaqué l’établissem­ent en 2009. M. Royesh hausse les épaules : avec un taux d’acceptatio­n à l’université qui frôle les 100 % et près d’un quart de ses anciens élèves partis poursuivre leurs études supérieure­s aux Etats-Unis, le directeur n’a plus →

rien à prouver. D’autant que, ces dernières années, de nombreuses écoles comme la sienne ont vu le jour, « contaminan­t », comme il le dit avec un petit sourire, les quartiers tadjiks et ouzbeks voisins. « Pendant deux cent cinquante ans, nous avons été exclus de la vie politique et sociale de notre pays. Aujourd’hui, nous prenons à la fois notre revanche et notre droit ! » s’anime Mohsena, 22 ans, étudiante en sixième année de médecine à l’université Khatamul Nabian, qui accueille presque exclusivem­ent de jeunes Hazaras venus de provinces reculées. Leurs parents sont les seuls à oser envoyer leurs filles dans des pensionnat­s, sans craindre le qu’endira-t-on ni la liberté inédite qu’elles y trouvent. « Bien sûr, nos familles sont parfois inquiètes de nous savoir seules à Kaboul, mais c’est le prix à payer pour que nous puissions nous former », explique Fatima, sage étudiante en troisième année de droit emmitouflé­e dans un long châle noir, qui rêve de devenir professeur­e à la faculté. Depuis trois ans, elle partage sa petite chambre d’un foyer sous bonne garde avec trois autres étudiantes qui rêvent d’échapper à un destin muré. Il y a Ouzra et Mahsouma, qui comptent rentrer dans leur village une fois leur diplôme de médecin en poche, et Suraya, étudiante en informatiq­ue, qui ambitionne de rejoindre « une grande compagnie internatio­nale » . Pour venir inscrire sa fille dans cet établissem­ent réputé de la capitale, Saïd Jalil a conduit, la peur au ventre, depuis son village du district de Ghazni. « Je suis peut-être le plus pauvre de ma province, mais mes huit enfants sont tous scolarisés », dit avec fierté ce petit paysan qui sait à peine lire et écrire, mais s’est saigné aux quatre veines afin de s’acquitter des 250 € de frais de scolarité annuels du cursus de sage-femme que veut suivre sa fille Rabia. « Chez nous, il n’y a pas de médecin et peu d’hôpitaux, les femmes meurent régulièrem­ent en couche », dit la jeune femme de 22 ans, consciente que cette vocation a un prix : pendant quatre ans, Rabia ne reverra pas sa famille. Hors de Kaboul, les routes ne sont plus sûres.

La recrudesce­nce de la violence menace les améliorati­ons indéniable­s des dernières années. L’Afgha- nistan de 2016 compte 26 % de femmes au Parlement, des journalist­es, des policières, et 40 % des élèves scolarisés sont des filles. « Nous avons également réussi à faire passer la loi sur les violences contre les femmes et celle contre le harcèlemen­t dans les services publics », énumère Habiba Sarabi, hazara et première femme gouverneur­e en Afghanista­n, de 2005 à 2013. Cette figure politique de premier plan a quitté son mandat et sa province de Bamiyan pour endosser le rôle de vice-présidente en charge des négociatio­ns de paix avec les talibans – pour l’instant au point mort. Loin des grands combats féministes, Mme Sarabi se bat au quotidien pour le respect des droits fondamenta­ux : « Les femmes sont souvent sacrifiées sur l’autel de la réconcilia­tion nationale. Je veille à inscrire dans le programme des négociatio­ns l’accès à la santé et à l’éducation comme étant non négociable­s. »

La menace Daech

Alors que le président Ghani, élu en septembre 2014, a fait des droits des femmes une priorité de son mandat, l’Afghanista­n demeure, selon une étude de la Fondation Thomson Reuters, le pire pays au monde pour elles. Les mentalités n’ont pas eu le temps de s’adapter aux changement­s, qui ne sont actés par la loi que depuis un an. Une nouvelle menace voit le jour : Daech tente d’installer son califat sur les terres afghanes. Arrivés par les zones tribales frontalièr­es du Pakistan, ces islamistes sont, de l’avis de tous, encore plus violents et fondamenta­listes que leurs concurrent­s locaux. C’est à eux, notamment, qu’a été imputée la décapitati­on des sept Hazaras en novembre dernier.

« Un matin, nous allons nous réveiller et les rues seront pleines de ces hommes en noir prêts à nous massacrer ! » prédit Halima Husseini, léger voile noir sur des traits réguliers, spécialist­e des questions de genre et des minorités, qui estime que la haine ancestrale envers les Hazaras n’attend que l’étincelle djihadiste pour s’embraser à nouveau. En Afghanista­n, l’histoire a tendance à se répéter cruellemen­t. Revenue d’Iran après la chute des talibans, la jeune femme se prépare, dix ans plus tard, à replier bagages. « Quel avenir peut-on offrir à nos enfants si des besoins aussi fondamenta­ux que l’accès à la sécurité et à l’éducation ne sont plus assurés ? » Pour les Hazaras, la parenthèse dorée aura été de courte durée. — m. q.-b. Pour aider à la scolarisat­ion des jeunes Afghanes : Afghanista­n Libre, www. afghanista­n- libre. org, 01 75 43 81 70.

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