Virginie Efira : l’oiseau rare
Elle vient de tourner huit films en deux ans. Les faits parlent d’eux-mêmes : l’actrice est devenue incontournable dans le cinéma français. Comment ? Son parcours est singulier, son cas intrigant. Retour sur la trajectoire sinueuse d’une obstinée qui ne b
Virginie Efira reçoit dans son appartement, les poutres sont chaleureuses, le salon, lumineux. On remarque un dinosaure miniature que sa fille, Ali, a légitimement choisi de peindre en vert, et l’album Harvest de Neil Young en 33 tours ; mais le regard est vite accaparé par l’allure verticale de l’hôte, qui se meut comme une danseuse, la nuque toujours tenue. Le regard est frontal. Le tutoiement s’impose aussitôt. Au cours des trois heures qui suivront, elle réfléchira longuement aux questions que vous lui poserez, par diligence, goût de l’introspection, et parce que, prompte à la remise en question, elle considère qu’ « on manque forcément de lucidité sur soi » . Elle a le don du mot juste, et sa pensée gigogne se déploie souvent en trois temps. Quelque chose en elle cavale. On l’imagine animant les débats autour de sa grande table en bois, elle dit préférer les rapports individuels. Elle qui a affronté des millions de téléspectateurs en direct a « du mal à parler à cinq personnes en même temps » . Il nous semblait pourtant l’avoir déjà vue sous maintes coutures. Incendiaire et loufoque dans 20 ans d’écart, gelée mais joviale dans l’expédition cathodique Rendez-vous en terre inconnue, catho claquemurée dans Elle de Paul Verhoeven, et même signant en riant les papiers de son divorce sur un plateau de télé. Dans Victoria*, Virginie Efira sourit deux fois, on constate que c’est à peine si on connaissait son visage au repos. Sous la direction de Justine Triet, elle apparaît cruelle, délicate, espiègle, magnétique et en perdition, rappelant la trempe multifacette d’une Gena Rowlands sous l’oeil de John Cassavetes.
Rompue à l’autocritique Applaudi à Cannes, le film est une magistrale peinture du chaos. Efira y joue une avocate dont la vie prend l’eau quand un vieil ami (Melvil Poupaud) lui demande de le défendre. L’histoire d’une femme qui se croyait forte et se retrouve sur pilotis. Avec Triet, elle mesure « la chance d’avoir fait une grande rencontre. La confiance de Justine a ouvert des choses en moi. La hiérarchie s’effaçant au profit d’une oeuvre commune. Le film fini, je ne voyais pas comment passer à autre chose. » Quand, cherchant encore son actrice, Justine Triet la découvre sombre et complexe en tombant sur l’émission La parenthèse inattendue, de France 2, elle s’entiche aussitôt de « son dénigrement permanent, raconte la réalisatrice. Elle a une capacité d’autocritique très rare chez les acteurs. » Virginie lui tend la symétrie : « Quand j’ai rencontré Justine, elle m’a sorti une foule de choses négatives sur son →
travail. J’ai trouvé ça super. Peu de réalisateurs le font. » Sur le tournage, les deux femmes sont en symbiose, se comprennent à demi-mot. « Il y a des scènes, auxquelles je croyais peu, qu’elle a littéralement sublimées. Soudain, c’était beaucoup mieux que ce que j’avais écrit. Bon, le truc c’est que je ne voulais pas qu’elle dirige à ma place, plaisante Triet. Elle excelle dans le minimal, peut jouer sur trois émotions en même temps – la cruauté, la dureté et l’empathie. » C’est cette ambivalence intrinsèque qui l’a aussi séduite. Il lui fallait une belle femme, pour pouvoir l’abîmer. Mais aussi une actrice foncièrement sympathique, afin de contrebalancer la dureté du personnage de Victoria. Cette physionomie affable, Efira l’analyse avec lucidité. « Dans le registre des comédies romantiques, il faut une certaine accessibilité. Et cela correspond à ton physique. Même chose pour la télévision. Le prime time n’arrive pas par hasard, c’est aussi morphologique. Il y a ce côté “les filles et les garçons aiment bien”. » Nullement flattée par le diagnostic froid des nécessités d’une industrie, elle distribue généreusement les souvenirs de cette époque où son job « consistait à dire : “Envoyez-nous des SMS.” On m’a fait des compliments surréalistes (sa voix se fait grave, son visage prend l’expression d’une suffisance stupide) : “Et ce qui est dingue avec toi, Virginie, c’est que tu peux être une animatrice assise, et debout.” » Repérée par M6 sur la télé belge, elle devient la présentatrice vedette de Nouvelle star en 2006. Pendant deux ans, son sourire goguenard contraste avec ceux que le petit écran a l’habitude d’égrener. Dans l’oreillette, on lui rappelle régulièrement : « Moins de blagues, Virginie. » Quelques années plus tôt pourtant, à 19 ans, c’est en jouant Phèdre qu’elle intègre l’Institut national supérieur des arts du spectacle, à Bruxelles, avant de poursuivre au Conservatoire. « Je voulais être comédienne, mais je n’en étais pas capable. Le regard qu’on porte sur soi est déterminant. Quand on sacralise quelque chose, il est difficile de s’en approcher. Il faut, pour que cela reste sacré, ne pas pouvoir y entrer. J’ai dû trouver un autre endroit, ça a été la télévision. Et comme tu ne veux pas être une comédienne frustrée qui fait de la télé, il te faut trouver le bon dans ce que tu fais. Je ne l’envisageais même pas comme un tremplin, pour moi c’était foutu. »
Chercher sa place Lasse d’osciller « entre complexes d’infériorité et de supériorité », contradiction propre à ceux qui peinent à trouver leur place, l’angoisse a fini par se dissiper. « Je n’ai plus eu peur de me planter. Je ne sais pas si on trouve vraiment sa place un jour, mais la chercher me semble sensé. » En 2009, elle convainc Pierre Lescure, directeur du théâtre Marigny, de monter Nathalie, pièce tirée du film d’Anne Fontaine. Elle joue une prostituée, et Maruschka Detmers, la femme qui l’engage pour séduire son mari. L’ex-présentatrice livre une partition érotique aux mots crus, les critiques saluent. Le portrait de dernière page que lui consacre alors Libération résume : « Elle nous intrigue, à la manière des promesses indistinctes. » Les promesses se sont précisées depuis, à mesure que s’allongeait sa filmographie. Ses succès au box-office attestent de sa capacité à attirer le public en salles ( La chance de ma vie et 20 ans d’écart dépassent le million d’entrées). Par un fait étrange, ses films plus faibles – L’amour c’est mieux à deux, Cookie, Les invincibles – qui auraient pu lui faire définitivement rater le coche, n’altèrent pas sa popularité.
2011 reste une année charnière. Dans Mon pire cauchemar d’Anne Fontaine (décidément), elle donne la réplique à Isabelle Huppert et André Dussollier. « C’était la première fois qu’un producteur – Philippe Carcassonne, type génial et vrai cinéphile –
valorisait mon choix d’avoir arrêté la télévision pour devenir comédienne. Ça a été important. Façonner une confiance en soi seule, c’est compliqué. » Philippe Carcasonne ne se souvient pas d’une petite chose fébrile à rassurer. « Elle n’est pas du genre à vous déballer son sac d’emmerdements sur la table, j’ai surtout été marqué par sa justesse, son naturel, et sa grande intelligence des situations de jeu », nous dit-il par téléphone. Qu’elle soit un transfuge de la télévision ne le perturbe à l’époque aucunement, il y voit au contraire un atout. « Nombre d’acteurs sont dans des postures. Elle, à cause de son parcours singulier, n’est pas préoccupée par son image. Toute son énergie est au service du rôle. C’est une actrice extrêmement versatile, sa prestation dans Victoria prouve sa grande pertinence dans un registre dramatique. En France, les acteurs traversent les films en amenant les personnages à eux, Virginie, elle, se déplace vers les personnages, c’est rare. Comme Meryl Streep passant de Mamma Mia ! à Margaret Thatcher. Sur le papier, elle a un boulevard devant elle. Et puis il y a cette modestie. Rares sont les chieurs chez les Belges. » La Belge est française depuis quelques mois, sa récente binationalité lui permettra, après sept ans sur le territoire, de voter en 2017. A Bruxelles, elle a grandi dans les quartiers de Schaerbeek (chez son père) et Molenbeek (chez sa mère) – « les dramatiques évènements récents n’enlèvent rien au fait qu’y régnaient mixité réelle et paix sociale ». Elle, qui avait trois camarades voilées au lycée, constate les différences entre les deux pays frontaliers. « Quand il y a des débats sur l’égalité hommes-femmes et qu’on stigmatise les femmes voilées, alors qu’elles sont très minoritaires, cela me semble fou. A stigmatiser on fragilise une identité, qui a du coup envie de se renforcer. A titre personnel, je me sens très propriétaire de mon corps, ce qui signifie pouvoir mettre le voile ou sortir un sein. » Femme de conviction, elle se délecte à l’idée de la transmission. « Devenir mère m’a poussée à travailler davantage. Je n’ai pas une vision sacrificielle de la maternité. Pour transmettre des valeurs à Ali (3 ans, dont le père est le réalisateur Mabrouk El Mechri, ndlr), il me faut les appliquer : l’indépendance, l’affranchissement, se confronter aux choses sans trop tourner autour de son nombril. Passer beaucoup de temps avec soi en disant qu’on est un peu nulle, c’est la même chose que de passer beaucoup de temps avec soi en disant qu’on est super. »
Une autorité naturelle Après huit films en deux ans, elle entrevoit une accalmie. Nécessaire, mais difficile à assumer « quand on a été élevée dans le goût de l’effort » – son père, hématologue, lui faisait réviser ses cours pendant deux heures tous les soirs. « Mais j’ai compris que ce n’est pas parce que c’est pénible que ça a forcément de la valeur. » Elle s’offrira donc le temps de traîner enfin un peu. De se replonger peut-être dans les « remèdes à la mélancolie » qu’elle dispensait en juin aux auditeurs de France Inter : Nous nous sommes tant aimés ! d’Ettore Scola, L’effondrement de Francis Scott Fitzgerald, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition de Peter Handke. La bande dessinée aussi. Le jeune prodige Bastien Vivès, notamment, qu’elle a découvert avec Polina – roman graphique sur une relation maître-élève dans l’univers de la danse – avant d’engloutir la quasi-totalité de son oeuvre. Ils ont fini par se rencontrer, lors d’un dîner dans l’est parisien. Sans surprise, l’actrice est devenue une muse pour le dessinateur, qui ne cache pas sa fascination pour les femmes à fort tempérament. Dans Lastman, il nomme le roi Virgil, et la reine, Efira. Dans La grande odalisque, la gestuelle de l’héroïne est calquée sur celle de Virginie : « Elle a de bons appuis, même dans une scène d’action, elle reste élégante. Car Virginie est dans le contrôle, ces gens-là sont mystérieux, ils donnent l’impression de cacher un lourd secret, étaie Vivès. Elle a une autorité naturelle, un côté bourgeois mais de la campagne. Avec elle, j’ai l’impression d’être dans un film de Claude Sautet, où tout le monde parle bien. Quand je la vois, j’ai envie de me mettre à fumer des cigarettes. Ce que je ferais si elle me le demandait. » Parmi les films qu’elle a aimés récemment, Virginie
cite Spanglish (2004). De cette comédie romantique américaine, elle retient l’histoire d’un cuisinier pani
qué à l’idée d’obtenir la reconnaissance suprême. « Il espère de toutes ses forces qu’il n’aura pas les quatre étoiles. Il n’en veut que trois et demi, parce que là c’est parfait, il y a encore une marge de progression, et tout le monde ne vient pas lui dire qu’il est formidable, quelle angoisse. » L’histoire des quatre étoiles – que le chef obtient, évidemment – est très anecdotique dans le film de James L. Brooks. Pour s’en souvenir, il fallait sûrement se sentir un petit peu concernée. — e.d.
(*) De Justine Triet, avec aussi Vincent Lacoste, Melvil Poupaud, sortie le 14 septembre.
“Je n’envisageais même pas la télévision comme un tremplin, pour moi c’était foutu. ”