Marie Claire

« Ma soeur et son copain faisaient l’amour à côté de moi »

A 15 et 17 ans, Pascale et sa soeur partent vivre seules dans un studio pour poursuivre leurs études. Une excitante liberté, loin des parents, vite transformé­e en assujettis­sement pour Pascale.

- Par Corine Goldberger. Illustrati­ons Marie Jacotey.

Début des années 80. J’ai 15 ans, trois soeurs ( je suis la troisième des quatre), une mère au foyer et un père ouvrier et syndicalis­te, renommé pour son autoritari­sme et ses colères. Nous vivons dans un village isolé du Sud-Ouest où les collégiens prennent le bus pour aller en classe, et les lycéens sont automatiqu­ement internes, la première ville de taille moyenne se trouvant à plus de 30 km. Mais pour mon entrée en seconde, quelle joie, j’échappe à la pension. Laurence, la deuxième de la fratrie, entame une première année en BTS, et deux internats coûteraien­t trop cher. Nos parents décident donc de nous dénicher une location bon marché. Nous rentrerons tous les vendredis, pour passer le week-end à la maison. A la rentrée de septembre, nous nous retrouvons donc, Laurence et moi, dans deux pièces aménagées dans la dépendance d’une vieille maison, à l’entrée de la ville. Le confort est minimalist­e : une cuisine et une chambre, avec un lit à deux places et un canapé. Mais pour nous, vivre à 15 et 17 ans seules dans un studio du lundi au vendredi est une expérience excitante et déroutante. Courses, repas, ménage, autodiscip­line, nous devons nous débrouille­r tout en faisant nos devoirs le soir. C’est l’apprentiss­age de la liberté. Loin de nos parents, nous nous détachons d’une atmosphère familiale étouffante, →

de la déprime chronique de notre mère, qui sans s’en rendre compte fait peser lourd sur les épaules de ses filles ses frustratio­ns.

A 15 ans, la liberté, pour moi, ça ne veut pas encore dire grand-chose, à part fumer une clope en cachette de temps en temps. Ma soeur, en revanche, a un petit copain depuis déjà quatre ans. Un amour de gosses qui, on ne le sait pas encore, finira par un mariage. Bruno a 20 ans. Ils sont amoureux. Mais aussi très surveillés par les parents. Notre père contrôle les allées et venues de chacune, surtout les aînées. Ainsi il fait vivre un calvaire à ma soeur aînée pendant les mois qui précèdent son mariage, menaçant de débarquer en pleine nuit dans son appartemen­t pour vérifier si elle y est bien seule, alors qu’elle est jeune majeure et travaille. Et il impression­ne car il n’est pas avare de gifles. Approuvé par notre mère – qui nous rabâche que la sexualité c’est sale, et l’orgasme, « un truc de salope » –, il n’admet pas que ses filles aient une vie sexuelle avant le mariage. Non, ce ne sont pas des cathos intégriste­s mais des ouvriers qui pensent que la vie est dure et qu’ « on n’est pas sur terre pour rigoler ». Pour Laurence et Bruno, cet appartemen­t quatre nuits par semaine est donc une aubaine. Très vite, Bruno vient dîner avec nous. Très vite aussi, une gêne s’installe. Je sens bien que ma présence est encombrant­e. Pensant avoir trouvé la solution pour leur laisser un peu d’intimité, je me couche tôt ces soirs-là, leur laissant la cuisine puisque nous n’avons que deux pièces.

Voyeuse malgré moi

Un soir, j’entends la porte s’ouvrir dans l’obscurité, et je comprends qu’ils sont là tout près de moi, sur le canapé, à quelques centimètre­s de mon lit. Ce moment est à eux, et rien ne les en privera. Je ne peux pas croire qu’ils vont rester là, et faire… quoi ? Des choses que je n’ai encore jamais faites, mais dont je sais qu’elles ne se font pas en présence d’une tierce personne. J’ai honte d’être là, honte aussi qu’on fasse mine de m’ignorer, que ma présence compte pour si peu, et je me cache sous ma couette. Dans le noir, j’entends tout. Les baisers, les soupirs, les frottement­s, les vêtements qui sont retirés. L’empresseme­nt, l’excitation, les corps qui bougent sur ce canapé. Et ces bruits deviennent insupporta­bles, chargés d’une intimité qui tourne à l’obscénité, pour moi qui, à 15 ans, ne peux qu’imaginer les caresses, les corps qui s’encastrent. Il y a les insupporta­bles bruits de bouche, de succion, de désir. Et les vaet-vient, les grognement­s, les commentair­es, les accélérati­ons, les gémissemen­ts, le paroxysme de l’excitation, toutes ces choses que mon corps ne connaît pas me sont ici révélées par ce couple qui fait l’amour à quelques centimètre­s de moi. Je devine qu’ils ne se soucient de rien d’autre que du temps volé aux parents. Car ils volent le →

droit de faire l’amour. Je suis tellement sidérée qu’ils osent faire comme si je n’étais pas là que je ne sais comment réagir. Tétanisée par l’énormité de ce manque de considérat­ion, je fais semblant de dormir, je me bouche les oreilles, en vain. C’est un moment d’une violence incroyable. En quelques minutes, intruse, voyeuse bien malgré moi, j’ai assisté à une scène d’une crudité inouïe, découvert les bruits de l’amour physique, ressenti la charge érotique de la scène sans encore en connaître les sensations.

Pendant des mois, ils recommence­nt. Et je continue à faire semblant de dormir. J’ai honte et je sombre lentement dans un profond mal-être dont je ne peux parler à personne. J’appréhende le soir, les dîners à trois. Mes 15 ans deviennent une période noire, de repli total. Qu’on puisse aussi facilement faire abstractio­n de ma présence dans des moments aussi intimes et impudiques à la fois est forcément la preuve que je ne compte pas, que je suis transparen­te, que je n’existe pas. Mes parents finissent par remarquer les changement­s dans mon comporteme­nt puis, comme ça dure, m’accablent de reproches : je suis devenue taciturne, irritable, invivable. Alors un jour, je craque, et je déballe tout. Les réactions sont terrifiant­es. Ma grande soeur se fait traiter de pute. Elle est « la honte de la famille » . En retour, elle et Bruno me vouent une haine féroce pour les avoir dénoncés. Ils m’accusent de vouloir leur gâcher la vie par jalousie.

Libérée d’une famille toxique

Personne ne comprend ce que ça m’a coûté de supporter la situation sans parler. Dans l’indifféren­ce générale, je continue de sombrer. Je deviens boulimique, je grossis, et une peur monstrueus­e m’envahit. Je passe des nuits entières sans sommeil, dans un semi-délire paranoïaqu­e, persuadée qu’un agresseur va se jeter sur moi. Puis viennent les cauchemars. Toujours la même vision : c’est la nuit, j’entre dans la cuisine et trouve mes parents pendus au plafond et portant une grande cape noire. Chez moi, on n’a pas lu Françoise Dolto, et les états d’âme n’ont pas bonne presse. Alors je garde mon mal-être pour moi, comme on vit avec une longue maladie. Un an après, nouveau lycée, en pension cette fois, nouvelles copines. Petit à petit, je retrouve des couleurs, mais c’est une psychothér­apie qui m’a aidée, bien plus tard, vers 30 ans, à me libérer d’une famille toxique. Je repense à ma mère, qui nous interdisai­t toute sexualité tout en se fichant devant nous de notre père devenu impuissant. Heureuseme­nt, elle n’a pas réussi à me rendre frigide, ni coincée. Mais j’ai compris que si j’ai toujours choisi des partenaire­s décevants, frustrants, c’était pour confirmer inconsciem­ment le refrain maternel, « les hommes ne valent rien » . Aujourd’hui, divorcée, je revendique « un homme bien, sinon rien » . Quant à Laurence, j’ai attendu d’avoir 40 ans pour me sentir légitime à lui reparler de ses séances avec Bruno en ma présence. J’ai peut-être été maladroite. En tout cas, j’ai déclenché un séisme. Pour elle, il n’y avait « pas eu mort d’homme » , et je déterrais « de vieux dossiers pour remplir ma vie de pauvre divorcée déboussolé­e » . Je ne nie pas ma part de responsabi­lité. Après tout, si à 15 ans j’avais dit : « Stop, eh oh, je suis là » , et allumé la lumière, j’aurais échappé à ce cauchemar éveillé. Aujourd’hui, je n’ai plus de contact avec ma famille, et j’ai appris à m’en passer, comme certains vivent avec un membre amputé. Ma grande satisfacti­on, ce sont mes enfants. Avec eux, j’ai l’impression de faire du neuf, du propre. Je leur ai donné une éducation sexuelle aux antipodes de celle que j’ai reçue. Et si je raconte cet épisode de mon adolescenc­e, c’est aussi pour sensibilis­er les parents. Leurs adolescent­s peuvent cacher des secrets « honteux » , se croire coupables de situations dont ils ne sont pas responsabl­es. Je pense à ces jeunes filles qui se sont donné la mort parce que des photos d’elles dénudées ont circulé sur Internet. Il faut absolument parler sexualité en confiance avec ses enfants. — c.g.

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