Miracle artificiel
Blondeur platine, silhouette androgyne, teint diaphane… En quelques décennies, le “petit dragon” a imposé à toute l’Asie son style et ses canons de beauté. La photographe Françoise Huguier* en a fi xé l’esthétique étrangement fabriquée.
« Ce sont des clones, des mutants », lâche la photographe Françoise Huguier. Elle était venue à Séoul la première fois en 1982 et y est retournée cette année. En lieu et place d’un pays « en voie de développement », marqué par la guerre et les destructions, elle découvre le nouveau visage que s’est fabriqué la Corée. Un temple de la surconsommation, une ville à l’architecture néo-futuriste peuplée de personnages aux traits étrangement similaires et aux cheveux souvent… blonds.
Ses portraits montrent des femmes à l’âge indéfini et des garçons androgynes. L’image la plus frappante est peut-être celle de ce couple, vêtu à l’identique, au teint pareillement diaphane, aux silhouettes si ressemblantes que seule la longueur de leurs cheveux platine permet de les distinguer. Dans le métro, les publicités montrant l’« avantaprès » des opérations bombardent les voyageurs jusqu’à saturation. Depuis des décennies, la Corée du Sud détient le record mondial de recours à la chirurgie esthétique. « On se refait les yeux, le nez et, surtout, le menton – pour avoir une “V face”, un visage à l’occidentale. On y a recours dès le bac », explique la photographe.
Pascal Dayez-Burgeon, ancien diplomate en Corée, aujourd’hui directeur adjoint au CNRS, voit dans ce travail des corps le signe du rayonnement culturel du pays : « Ce qu’il faut comprendre, c’est que les Coréens sont vus dans toute l’Asie comme des canons de beauté. Nous, Occidentaux, trouvons les hommes coréens androgynes, mais c’est parce que nous n’avons pas les mêmes critères de virilité. Ce sont les “latin lovers” de leur continent. Et s’ils se font agrandir les yeux, ce n’est pas pour nous ressembler, c’est parce que ceux-ci sont traditionnellement le reflet de l’âme : on trouve, bien avant les mangas, des personnages à grands yeux dans l’art japonais du Moyen Age. »
Et la blondeur ? « Ça, c’est typiquement coréen et c’est déjà en train de passer de mode, poursuit le →
spécialiste. Cela tient plus à l’idée qu’après des années de dictature où tout était interdit, où la longueur des cheveux des garçons était mesurée, comme celle des jupes des filles, on profite soudain d’une liberté qu’on teste jusqu’à ses limites, dans les vêtements, dans l’esthétique capillaire la plus déjantée. » C’est seulement en 1988 que le petit pays est sorti de quarante ans d’un régime ultra-autoritaire, pour vivre sa « movida » artistique et culturelle. Champion des nouvelles technologies, via Samsung et LG, leader dans les jeux vidéos, la Corée mène, depuis, une réflexion sur la modernité, qui s’exprime aussi dans sa façon d’envisager le corps humain. « Le robot, l’être artificiel, est au centre d’une interrogation profonde qui marque les mythes de ce peuple depuis très longtemps », confirme Pascal Dayez-Burgeon. Séoul n’exporte pas seulement sa haute technologie, elle inonde le continent de sa créativité, de son cinéma d’auteur, de ses stars mainstream et de ses modes changeantes. A l’entrée des concerts, Fran- çoise Huguier shoote les groupies de boys bands déguisées en personnages de jeux vidéos ou en écolières, façon Hello Kitty. « Dans cette ville marchandise, le fan est vitrine, écrit la photographe. Tout est bien, tout est positif, tout est beau, et ces exubérances stylées portent un message : “Nous, Coréens, avons gagné, nous sommes les auteurs d’un miracle que le monde entier reconnaît.” » Le « petit dragon » dicte à ses voisins son style et son esthétique artificielle. En introduction du livre Virtual Seoul, l’écrivain Patrick Maurus évoque une Corée ivre de sa propre image, ivre des images qu’elle produit. Une mise en abîme vertigineuse pour l’objectif de Françoise Huguier, qui fixe le regard d’un pays relevé de ses cendres, dont chaque habitant admire et reflète le succès de sa renaissance en forme de relooking extrême. — a.b. (*) Auteure de Virtual Seoul, présenté par Patrick Maurus, éd. Acte Sud (sortie le 14 septembre).