Grand reportage : Sauvés des eaux
Ils s’appellent Daoud, Hannan, Salar ou Sulin, ont entre 7 et 12 ans et ont dû échapper aux troupes de Daech. Comme tant de migrants, ils ont traversé des mers pour rejoindre l’Europe, avant même de savoir nager. Pris en charge par des ONG, ils apprennent
Salar fait attention. Il ne se jette pas à l’eau. Il se glisse dans la piscine avec précaution. Une fois au milieu du bassin, il ne bouge plus trop. Il flotte, ses petits bras encerclés de brassards. Il attend. Il semble surtout avoir du mal à détacher son regard de l’eau. Qu’y a-t-il au fond de cette piscine carrelée ? On observe, mais on ne voit rien. Mais pour Salar il y a quelque chose que personne ne peut voir. Un souvenir. Celui d’une journée qu’il aurait préféré ne jamais vivre.
Salar a 7 ans, et avec sa famille il a dû fuir l’Irak du jour au lendemain, son village, sa vie encore innocente. Fuir « les terroristes », comme dit Daoud, son frère aîné, les terroristes de Daech. Mais Salar ne peut pas en parler, il ne sait pas trop quoi dire. C’est Daoud, 11 ans, qui raconte, comme il peut : « Avant, notre vie était bien. On avait nos amis, du soleil. Et puis on a dû partir, parce qu’on est yézidi. Et à un moment on a dû prendre un bateau, il fallait qu’on aille en Grèce. On était une quinzaine. » Il sourit beaucoup, Daoud ; Salar, lui, reste sérieux, silencieux. Daoud poursuit : « C’était très tôt le matin, il faisait nuit encore. Il allait très vite ce bateau. J’ai eu peur, très peur, dit-il en hochant très vite la tête. Puis on est arrivé en Grèce, et ensuite en Allemagne. » Daoud et Salar n’avaient jamais vu la mer, jamais mis un pied dans l’eau.
Ce que racontent ces enfants à leur façon, c’est le parcours de tant de migrants qui un jour ont dû fuir leur pays et traverser la mer pour rejoindre l’Europe, à bord d’un bateau souvent plein à craquer, en mauvais état. Des traversées de l’enfer, dont tous ne réchappent pas. Des plaies éternelles. D’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), « 333 384 migrants et réfugiés sont entrés en Europe par la mer en 2016, principalement en Grèce et en Italie. » →
Et près de 3 940 sont morts en pleine Méditerranée. En 2017, ils étaient encore 170 249 à prendre ce risque. 3 116 en sont morts ou ont disparu.
Bras et jambes tremblottants A environ 90 km à l’est de Hanovre, en Allemagne, l’ONG Flüchtlinge Wolfsburg (« Aide aux réfugiés à Wolfsburg ») a mis en place un programme pour soutenir ces rescapés. Apprendre à nager afin d’éloigner la peur, apprivoiser le symbole même du traumatisme pour mieux en réchapper. D’autres ONG, en Grèce notamment, proposent le même programme, à tous ceux qui ont vécu le même traumatisme, qu’ils viennent d’Erythrée, d’Irak, du Soudan… Dans cette piscine, Daoud se débrouille aujourd’hui parfaitement, il s’amuse même, met la tête sous l’eau, nage sur le dos, sur le ventre. Salar, lui, n’ose pas encore retirer ses brassards.
« L’Allemagne a accueilli beaucoup de réfugiés depuis 2015, près de huit cent mille cette année-là », explique Günter Schütte, enseignant à la retraite, maître
nageur bénévole de l’ONG. Depuis, le nombre a baissé. Angela Merkel, sous la pression de sa famille politique conservatrice, qui réclamait un durcissement après les récentes élections législatives, a accepté pour la première fois, en octobre dernier, un objectif de plafonnement annuel du nombre de réfugiés acceptés en Allemagne. Leur but : « Parvenir à ce que le nombre de personnes accueillies pour raison humanitaire ne dépasse pas deux cent mille par
an. » Parmi eux toujours, énormément de Yézidis, comme Daoud et son frère Salar, qui ont fui Daech et sa volonté redoutable et maléfique de convertir à l’islam toute la communauté, au point de les réduire à l’état d’esclavage, de violer les femmes jusqu’à plus dix fois par jour et de les revendre parfois pour un billet de 20 €. L’Allemagne a lancé, via le land de Bade-Wurtemberg et avec l’aide de l’OIM, un programme qui a fait venir par avion, en provenance d’Erbil, les femmes les plus atteintes par les violences des djihadistes.
Günter poursuit : « La seule chose que j’ai trouvé à
faire pour eux, c’est les aider à reprendre confiance. Pour cela je leur apprends à nager, à toucher l’eau, à s’y sentir bien. » Et de raconter ces premiers instants où enfants comme adultes ne peuvent pas regarder le bassin, encore moins s’en approcher. Ces palpitations qui raidissent le corps, ces bras et ces jambes tremblotants. « Il faut comprendre, aussi, que beaucoup d’entre eux n’imaginaient même pas qu’on pouvait apprendre à nager. »
Au bord de la piscine, Daoud regarde une petite fille plonger. Les mains en avant, les jambes tendues aussi bien qu’elle le peut. Il veut absolument faire comme elle. Il y a six mois, Sulin ne pouvait pas mettre un pied dans l’eau. Sulin a 8 ans. Sur l’une des images de la photographe Diana Markosian, on la voit, équipée de brassard, flottant sur le dos. C’est un moment particulier pour elle de se trouver sur le dos. Elle a le temps de réfléchir, de se souvenir. « Dans cette position-là, je pense à des parties de notre voyage : dans les montagnes ; quand on marchait ; à mon petit frère qui pleurait ; à ma grand-mère qui avait un problème à la jambe, à ces jours où nous avons dormi dans la rue », raconte-t-elle, ses jambes calées sous la table, trop petites pour atteindre le sol. Aujourd’hui, Sulin ne pense à ça que quand elle se trouve dans l’eau. Et elle dit ne pas penser à ce voyage sur l’eau. C’est sa grande soeur Hannan qui en parle, de ce voyage. Elle donne des détails, comme tous ceux qui ne peuvent oublier l’histoire effroyable qui a scellé à jamais le sort de leur famille.
Des jours de marche en montagne Hannan, 15 ans, entame son récit, les souvenirs sont précis, elle parle lentement : « Nous vivions à Borak, un village près de Sinjar. C’était en août 2014, nous regardions la télé et nous avons compris qu’il fallait qu’on parte vite. » Les troupes de Daech venaient de lancer une offensive contre le Kurdistan irakien. A Sinjar, les combattants kurdes n’opposent qu’une faible résistance, abandonnent la ville et se réfugient dans les montagnes. Sinjar tombe aux mains de Daech, les habitants fuient. A cette époque, près de six cent mille Yézidis, comme Hannan, vivent en Irak. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, entre vingt mille et trente mille réfugiés se trouvent bloqués →
dans les montagnes, souffrant principalement du manque d’eau. Deux jours après la prise de la ville, au moins quarante enfants sont morts de soif. «A cette époque, je ne savais pas ce que ça voulait dire de mourir », souffle Hannan, emmêlant ses doigts fins les uns aux autres. Et de détailler un parcours de souffrance et de peur.
Le voyage dans une voiture, entassés à dix, l’attente dans une église. La fuite, puis le jour qui suit, où ils apprennent que tous ceux qui sont restés dans le monument ont été tués. L’arrivée au Kurdistan, les camps, la foule, la peur. La marche pendant plusieurs jours dans la montagne, pieds nus pour certains. Et le passage en Turquie.
Un trou dans la coque Hannan ne s’est pas arrêtée de parler : « Je ne comprends pas vraiment pourquoi on a dû à ce point fuir. Pourquoi les terroristes veulent que nous nous convertissions. » Comment comprendre, aucune logique acceptable. En Turquie, Hannan et sa famille resteront pendant plusieurs mois. « On n’allait pas à l’école, mais on avait à boire et à manger. » C’est alors que son père, coiffeur, décide de partir en Allemagne, seul, avant que sa famille le rejoigne. Et c’est à ce moment précis qu’Hannan a plus de mal à parler. Hannan n’avait jamais vu la mer, avant ce jour d’automne 2 015. Qu’est-ce qu’elle a ressenti alors ? Son visage se glisse dans ses mains. Il faut écouter Sulin pour comprendre. Comme souvent, lors d’un épisode important qui forge l’histoire d’une famille, qu’on l’ait vécu ensemble ne fait pas qu’on en retient les mêmes choses, qu’on en garde la même douleur. Sulin décrit cette étendue d’eau : « Quand on a vu la mer, on a tous cru qu’on allait mourir. C’était tellement grand. » Hannan se reprend : « On était une cinquantaine sur ce bateau, il devait faire 4 m. » Le voyage a duré 90 minutes, une éternité pour ces petites filles, leur mère et leurs grands-parents. « Il y avait beaucoup de vagues. On ne pouvait pas bouger. Et autour de nous, que de l’eau. J’ai fini par fermer mes yeux et boucher mes oreilles. » Sulin, elle, a retenu autre chose, tout comme leur autre soeur, Helin, 12 ans. Elles étaient assises à un autre endroit du rafiot. Helin : « On était mouillée, avec tout ce monde, j’ai cru que j’étais dans l’eau. J’avais les pieds dans l’eau. » Sulin parle même d’un trou dans la coque. Est-ce vrai ? Comment n’ont-ils pas tous coulé ? Peu importe : finalement, c’est l’impres- →
sion qu’elle en a gardée, ce sentiment de sombrer. Après ce voyage, elles sont finalement arrivées saines et sauves en Grèce, elles ont traversé l’Europe en bus, en taxi. Et sont arrivées en Allemagne. La famille s’est installée à Wolfsburg, dans ce troispièces d’un immeuble construit spécialement pour accueillir les réfugiés. Au mur de la chambre où deux lits superposés en fer sont parfaitement faits, une photo : on y voit les filles à la piscine. C’est Günter qui les a convaincues de participer à ce programme de natation.
Un apprentissage de la confiance Toutes les trois se souviennent de ce premier moment, face à l’eau chlorée. Aucune d’entre elles ne connaissait cette sensation du corps totalement immergé. Helin : « La première fois, je suis partie. Puis je me suis dit qu’un jour je pourrais à nouveau me retrouver sur un bateau… » Sulin : « J’ai cru que j’étais encore sur le bateau, les pieds dans l’eau. C’était trop dur. » Hannan : « Quand j’ai descendu les marches, j’ai vu le même bleu que celui de la mer. C’était très profond. » Les moniteurs leur ont appris à apprivoiser leur peur, leur flottabilité. Les poussant à rester sur le dos, à profiter de la sensation. En quelques semaines, les trois soeurs, scolarisées depuis dans une école de la ville, ont appris à nager, elles ont même passé un examen de natation. « Je ne savais même pas que c’était possible », s’exclame Hannan, qui d’un coup arrête de triturer ses doigts. Il faut les regarder, les écouter, pour comprendre surtout qu’elles ont appris une chose : avoir confiance.
Hannan voudrait que sa mère en fasse autant, mais cela semble fortement compromis. Assise sur son canapé, Save, 35 ans, mère de six enfants, n’ose même pas l’imaginer. « C’est plus fort que moi, dit-elle. J’ai trop peur. Mais je sais, et c’est le plus important, que si mes filles se retrouvent un jour sur un bateau elles ne pourront plus mourir. » Ses filles se rendent plusieurs fois par semaine à la piscine. Reste une chose : nager dans la mer. Une autre étape. Daoud sourit encore, il a un peu peur d’y penser. Salar ne répond pas. Les trois soeurs hésitent. Hannan tremble même un peu : « Je voudrais essayer. » Helin ne le veut pas : « J’en suis capable, mais je ne le ferai jamais. » Sulin, elle, a trouvé un entre-deux. « Je veux bien essayer. Mais dans une autre mer. » Loin, penset-elle, de ses souvenirs malheureux. – e.g