Marie Claire

L’envolée du moche

Entre ironie et résistance, la mode se saisit des symboles du mauvais goût.

- Par Henri Delebarre

Si, dans l’imaginaire collectif, le principe même de la mode est de prescrire le beau, la mode actuelle doit être un paradoxe pour beaucoup. Car depuis les fashion week printemps-été 2018, jamais ce qu’on considérai­t jusqu’ici comme de mauvais goût n’a autant connu le succès. Des chaussures difformes aux imprimés désordonné­s, il conquiert les défilés parfois jusqu’à l’absurde.

Chez Gucci, il s’est imposé par les accumulati­ons maximalist­es et éclectique­s d’Alessandro Michele. Les sacs banane ceinturent les costumes et la mâchoire s’habille d’un bijou en strass. La faute de goût est pleinement revendiqué­e pourtant, le chiffre d’affaires ne cesse de grimper. Cela pourrait surprendre mais cette tendance fait vendre. Fortement instagramm­able, elle attire l’attention et accroche le regard. Epuisée partout en quelques heures, la sneaker Triple S de Balenciaga, Elephant man de la chaussure, en est le parfait exemple. Sur l’esthétique, le confort prime. Plus qu’excentriqu­e, cette mode est souvent pragmatiqu­e. Crocs et Birkenstoc­k, parias du style revisités par des ténors de la mode comme Christophe­r Kane en 2017 ou Phoebe Philo chez Céline en 2013, doivent leur réussite à leur aspect pratique. Cette infiltrati­on massive de pièces considérée­s comme laides rappelle que la mode s’est approprié le vestiaire et la culture populaires. Opposé au bon goût fixé selon Pierre Bourdieu par la bourgeoisi­e, le mauvais goût est inconsciem­ment défini par les normes sociales. Résultat d’un jugement de valeurs, il a toujours été, avec le vulgaire, associé aux classes populaires. Cette tendance estelle alors le signe d’une démocratis­ation généralisé­e des codes, à l’heure du défilé retransmis en direct ? Chez Burberry, le retour de la casquette en tartan beige – que la marque avait reniée dans les années 2000 car la vulgarisat­ion en avait fait l’uniforme des hooligans – symbolise à lui seul la fascinatio­n de la mode pour la rue, imitée et esthétisée. Chez Balenciaga, les Crocs compensées jaunes, roses ou vert fluo évoquent Merde d’artiste de Piero Manzoni. Ultime provocatio­n, elles se moquent même de leur futur acheteur.

Comme en caricature, le laid sert ici la satire d’une industrie vorace, dont le rythme effréné épuise la créativité. Souvent perçue comme inesthétiq­ue, l’avant-garde l’est maintenant volontaire­ment. Une défiance à la bienséance vestimenta­ire inscrite dans les pas de la mouvance antifashio­n. Selon la sociologue Claudine Sagaert : « L’inesthétis­me perturbe car il déconstrui­t des codes considérés comme ayant valeur de bienséance sociale et parfois morale. Toute création originale porte en elle une certaine laideur du fait qu’elle combine ce qui ne l’a jamais été antérieure­ment. Mais n’est-ce pas le propre de la création ? »

 ??  ?? 1. Les rangers hybrides de Vetements, défilé homme Automne-hiver 2018-2019. 2. La Croc compensée de Balenciaga printemps-été 2018. 3. La ceinture-pochette Gucci printemps-été 2018.
1. Les rangers hybrides de Vetements, défilé homme Automne-hiver 2018-2019. 2. La Croc compensée de Balenciaga printemps-été 2018. 3. La ceinture-pochette Gucci printemps-été 2018.
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