#IndifferenceZero
Trop de femmes encore ont peur d’être harcelées, injuriées, agressées dans la rue et dans les transports publics. A l’occasion du 8 mars, Journée internationale des femmes, et au lendemain de la présentation du projet de loi contre les violences sexistes
Longtemps, ça a été invisible, non dit, pas vraiment discuté. On remarquait à peine cette peur intégrée comme un tout-venant de l’expérience de femme dans la ville. Longtemps, on a cru que c’était comme ça. Que les hommes, surtout, étaient comme ça. Sans s’en rendre compte, on a appris à développer des réflexes qui nous permettaient de nous adapter en fonction de toutes sortes d’informations : heure, éclairage, connaissance du quartier, recours possibles. On a appris à deviner une expression sur un visage, à faire semblant de ne pas avoir peur. A naviguer dans la rue afin d’éviter les embrouilles, à savoir où se placer sur un quai de métro désert, à quelle allure marcher pour avoir l’air décidé et sans donner l’impression de fuir. A ne pas rentrer trop tard, à éviter le dernier train, à adapter sa tenue. On a élaboré des stratégies plus personnelles : faire semblant de téléphoner, avoir ses écouteurs sans musique, pour rester vigilante. Depuis, les femmes ont parlé. Les hommes ont découvert, effarés, ce que désignaient le « manspreading » – le fait, pour un homme, de s’asseoir en écartant les cuisses – et les frotteurs. Et les statistiques lapidaires : selon le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, 100 % des utilisatrices des transports en commun franciliens ont été victimes au moins une fois dans leur vie de harcèlement sexiste ou agressions. L’espace public est celui où les agressions sexuelles ont majoritairement lieu – « le plus souvent du pelotage ou des attouchements du sexe », selon l’enquête « Violences et rapports de genre » ( 1), de l’Institut national d’études démographiques. Un quart des femmes victimes d’au moins un fait de violence dans l’espace public au cours des douze derniers mois, contre 14 % des hommes. 85 % des Parisiennes pensent qu’elles ne seraient pas aidées en cas d’agression dans le métro. Notre liberté, en fait, est limitée. Notre égalité se cogne aussi à ça, à cette différence dans notre expérience de la ville. Sonia, 40 ans, voyait récemment un homme s’asseoir à côté d’une jeune fille seule dans un carré vide : « Ça m’a rappelé ce sentiment familier : tout d’un coup l’incertitude que la suite du chemin va bien se passer. La vulnérabilité. J’ai oublié, car ça ne m’arrive plus ; ou, en tout cas, je vis moins avec cette peur. » Elle se souvient précisément du jour où elle a humilié un exhibitionniste, qui a dû quitter la rame rouge de honte. Mais elle l’admet : il lui est arrivé récemment de se demander si elle n’avait pas affaire à un frotteur, et elle s’est figée sur place avant de descendre en trombe, le feu aux joues. On n’est pas égales face à la violence. La tribune publiée par Le Monde en défense de la « liberté d’importuner », entendue comme une liberté sexuelle, l’a bien montré : les femmes, comme les féministes, ne sont pas toutes d’accord sur ce qui représente un harcèlement. Sur ce qui est supportable, sur ce qu’on peut faire. Anne, Parisienne de 34 ans, se fiche de se faire siffler. Elle ignore ou réplique parfois, mais c’est un non-évènement. Toutefois, elle ne se gare pas la nuit dans un parking : « Je
ne suis pas stupide. » Le sempiternel argument selon lequel ce serait aux femmes de composer avec la violence des hommes, considérée comme indépassable, est lui-même en train d’être dépassé. D’un problème de femmes on est passé à un problème d’hommes.
Animer la ville A ce qu’on pensait relever de l’ordre des choses, on a commencé à opposer une réflexion : qu’est-ce qui produit ces inégalités, cette illégitimité dans l’espace public ? La ville seraitelle « faite pour les garçons », selon la formule du « géographe de genre » Yves Raibaud (2) ? Chris Blache est cofondatrice de l’association Genre et Ville ( 3). En mars 2013, elle publiait dans Libération une tribune intitulée « Dans la rue, même pas peur ! » – s’en prenant au ministère de l’Intérieur, dont la fiche « conseils aux femmes » disait ceci : « En raison de leur sexe et de leur morphologie, les femmes sont parfois les victimes d’infractions particulières. » La formule établissait un drôle de rapport de causalité. « Ça suggère que c’est aux femmes de se protéger du danger, explique-t-elle. On ne nie pas l’existence du danger, mais dire de faire attention, c’est envoyer le mauvais message. Souvent, à la demande des femmes d’ailleurs, la Ville fait mettre des caméras, des grilles aux entrées d’immeubles… or, dès qu’on fait tout ça, on accentue le sentiment d’insécurité, on entre dans un cercle vicieux. »
Chris Blache fait remonter la construction de la vigilance des femmes au xixe siècle, quand le baron Haussmann « nettoie Paris » et, en perçant de larges avenues, vide la ville. « Au même moment, les femmes sont rentrées chez elles. » Or, explique-t-elle, « le danger vient plus d’une ville vide que d’une ville animée. On prône un retour au partage de l’espace, à plus de monde dans la rue. Il faut pouvoir voir et être vu ». Nous sommes sur une place qui domine le parc de Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris, et Chris →
Blache commente l’espace : « Regardez à gauche, il y a un terrain de sport ; c’est un lieu typique de non-légitimité pour les femmes : il n’y a que des garçons. A droite c’est un jardin, un lieu de mixité, comme le sont aussi les lieux marchands. » La Ville de Paris a inscrit en 2015 le critère du genre dans les appels d’offres concernant le réaménagement de sept grandes places. L’association Genre et Ville a participé aux projets Panthéon et Madeleine. Expérience en demi-teinte « Ce n’est pas de la cosmétique, c’est une vraie volonté, poursuit Chris Blache, mais c’est difficile à installer. Ils comprennent mais ils ne comprennent pas. On réfléchit ensemble à la façon dont on peut réorganiser le mobilier urbain, et en cours de route, c’est oublié. C’est un travail de longue haleine pour que ça devienne une évidence. » En devenant une conversation publique, le sujet du harcèlement est devenu un enjeu d’image. La communiste Hélène Bidard, adjointe à la maire de Paris chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes,
ironisait dans Le Monde sur l’engagement de « Valérie Pécresse, “fière de ses valeurs”, [qui] n’a pas hésité à en faire un thème national de la campagne des législatives LR-UDI, semblant oublier qu’elle a elle-même coupé plus de la moitié des subventions aux associations agissant pour l’égalité femmes-hommes lorsqu’elle a accédé à la présidence de la région Ile-de-France. » L’article brûlant du Parisien sur le quartier de La Chapelle, où « des groupes de dizaines d’hommes seuls, vendeurs à la sauvette, dealeurs, migrants et passeurs, tiennent les rues, harcelant les femmes », l’affaire de Cologne, où des femmes furent agressées la nuit du nouvel an 2015, et celle du café de Sevran prétendument interdit aux femmes sont passés par là, installant le sujet comme un dossier urgent. Que fait le pouvoir en place devant une indignation grandissante ? Une loi, en général.
Elargir les trottoirs Or, « l’agression sexuelle », le « harcèlement sexuel » et « l’injure en raison du sexe » sont déjà des délits définis dans le code pénal. « On va créer quelque chose qui s’appellera sans doute “l’outrage sexiste”, nous explique Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargé de l’Ega- lité entre les femmes et les hommes. Cinq députés du groupe de travail que j’ai installé sont en train de plancher sur la définition du harcèlement de rue et, a priori, on s’oriente vers cette appellation, qui permet justement de créer cette définition claire de façon juridique… » En pratique, « dix mille policiers pourront intervenir en cas de flagrant délit et verbaliser immédiatement le harcèlement de rue ». En mai 2014, la Belgique a déjà adopté une loi visant « tout geste ou comportement qui a pour but d’exprimer un mépris envers une personne en raison de son sexe », rendu passible d’une peine d’emprisonnement d’un mois à un an et/ou d’une amende de 50 € à 1 000 €. Dans les faits, en 2015, seules trois plaintes pour sexisme ont été enregistrées dans les statistiques policières. Le sort du futur « outrage sexiste » sera-t-il comparable ?
« D’un point de vue de technicité, je ne vois pas très bien ce qu’est un outrage sexiste, estime l’avocate Yaël Mellul, présidente de l’association Femme & Libre ( 4). Un sifflement dans la rue, une insulte ? L’insulte et l’injure sont déjà punies dans le code pénal. Moi, j’ai traité des affaires de jeunes filles violées dans les transports où personne n’a bougé, personne n’est intervenu. Cela relève de la non-assistance à personne en danger. C’est un vrai problème de citoyenneté, l’arsenal juridique existe déjà, pas besoin de l’alourdir, trop de lois tuent la loi. Il faut surtout alerter l’opinion publique. » « Je trouve compliqué de légiférer sur le harcèlement de rue, juge Chris Blache, alors qu’on ne punit pas les dérapages à l’Assemblée ou dans les médias. On lutte contre une domination mais pas contre une autre : au niveau du pouvoir, on n’a pas réglé ces questions. » Il eût été trop beau que ce combat ne soit pas recyclé en conflit politique, avec d’un côté ceux qui, comme l’ex-élue PS Céline Pina (dans Le Figaro), pensent que « ce qui est en cause aujourd’hui, c’est le retour de mentalités archaïques, réveillées par une idéologie islamiste conquérante » ; et de l’autre ceux qui jugent que la loi stigmatisera « opportunément » une certaine catégorie de la population. Ainsi le sociologue Eric Fassin, dans Libération : « en insérant la catégorie “harcèlement de rue” dans le domaine pénal, la rue devient précisément la cible renouvelée des politiques publiques. Du même coup, elle vise les populations qui l’occupent, lesquelles appartiennent souvent aux fractions paupérisées et racisées. » Terrain miné.
Quand elle a évoqué l’étroitesse des trottoirs du quartier de La Chapelle et proposé qu’on les élargisse, la militante féministe Caroline De Haas est devenue la risée de la classe politique et d’Internet. Aurore Bergé, députée (LREM) des Yvelines : « Oui,
“Les femmes pensent en permanence à comment elles vont sortir et, surtout, rentrer chez elles.” Claire Gervais, diplômée de l’Institut français d’urbanisme
et rallongeons les jupes des femmes aussi… Ou alors luttons pour la liberté des femmes et leur droit de circuler sans entrave. » Christophe Castaner, secrétaire d’Etat chargé des Relations avec le Parlement : « Il y a aussi l’idée de faire à droite des trottoirs femmes, et à gauche pour les hommes, ou l’inverse ? » De fait, la non-mixité fait partie des solutions envisagées. En prévision des festivités du jour de l’an, la municipalité de Berlin avait prévu des « zones sûres pour femmes ». En Suède, la Ville de Malmö a décidé de réserver ses skate parks un jour par semaine aux filles. Au Japon, en Inde, au Brésil, en Iran et au Mexique, il y a des wagons réservés aux femmes. A priori, la non-mixité dans la ville est précisément l’ennemi : la maîtrise de l’espace – terrains de sport, trottoirs, cafés, etc. – par un seul sexe est bien ce que la « géographie du genre » cherche à casser, avec pour objectif une ville mixte, également partagée. Mais la mixité n’est pas toujours synonyme d’égalité.
Une conscience collective De nombreuses applications ont été créées. Parmi elles, HandsAway, qui repose sur un réseau d’entraide virtuelle de « street angels ». Les données récoltées ont été croisées avec des chiffres des préfectures pour optimiser le déploiement des dix mille policiers de proximité annoncé par Marlène Schiappa. Quant à App-Elles, elle est associée à un bracelet qui déclenche un enregistrement audio, via le téléphone, destiné à constituer une preuve dans le cadre d’une procédure pénale. Il y a eu le génial « numéro anti-relou »… suspendu après une campagne de sabotage menée par un petit groupe d’internautes virulents bien connus des féministes. A Bordeaux, on expérimente depuis novembre les arrêts des bus →
à la demande entre deux stations, afin de réduire le trajet jusqu’au domicile.
Claire Gervais, jeune diplômée de l’Institut français d’urbanisme, a rédigé un mémoire sur les pratiques nocturnes des femmes à Paris. Elle s’est intéressée à cette contradiction apparente : pourquoi les jeunes filles qui affichent un discours de liberté, et verraient le fait de s’empêcher de sortir comme très péjoratif, ne sont en réalité pas émancipées de cette crainte, et malheureusement encore « pensent en permanence à comment elles vont sortir et, surtout, rentrer chez elle, et conditionnent leurs sorties à tout un tas de choses ». Qu’est-ce que le profond débat généré par l’affaire Harvey Weinstein changera ? On a lu, ici et là, des témoignages de voyageurs disant que des jeunes filles avaient été défendues par d’autres. Quel sera l’impact durable de cette conscience collective d’un sort partagé ? Quelle force émergera de tout ça ? Dans son essai King Kong Théorie ( 5), Virginie Despentes écrivait : « Une entreprise ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. Comme d’habitude, double contrainte : nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave [que le viol], et en même temps, qu’on ne peut ni se défendre, ni se venger. » « La victime qui est capable d’articuler sa position de victime cesse de l’être : il ou elle devient une menace », avançait l’écrivain afro-américain James Baldwin. « Une femme rassurée se sentira moins limitée dans ses déplacements, espère quant à elle Claire Gervais. Peut-être qu’elle se fera encore importuner, mais il faut développer l’idée qu’on peut réagir, et imposer l’idée que ce n’est pas normal. » – v.f. 1. virage.site.ined.fr. 2. Auteur de La ville faite par et pour
les hommes, éd. Belin. 3. genre-et-ville.org. 4. Coauteure avec Lise Bouvet d’Intouchables ? People, justice et impu
nité (éd. Balland). 5. Ed. Le Livre de Poche.