Marie Claire

#Indifferen­ceZero

Trop de femmes encore ont peur d’être harcelées, injuriées, agressées dans la rue et dans les transports publics. A l’occasion du 8 mars, Journée internatio­nale des femmes, et au lendemain de la présentati­on du projet de loi contre les violences sexistes

- Par Valentine Faure. Illustrati­ons Artus de Lavilléon.

Longtemps, ça a été invisible, non dit, pas vraiment discuté. On remarquait à peine cette peur intégrée comme un tout-venant de l’expérience de femme dans la ville. Longtemps, on a cru que c’était comme ça. Que les hommes, surtout, étaient comme ça. Sans s’en rendre compte, on a appris à développer des réflexes qui nous permettaie­nt de nous adapter en fonction de toutes sortes d’informatio­ns : heure, éclairage, connaissan­ce du quartier, recours possibles. On a appris à deviner une expression sur un visage, à faire semblant de ne pas avoir peur. A naviguer dans la rue afin d’éviter les embrouille­s, à savoir où se placer sur un quai de métro désert, à quelle allure marcher pour avoir l’air décidé et sans donner l’impression de fuir. A ne pas rentrer trop tard, à éviter le dernier train, à adapter sa tenue. On a élaboré des stratégies plus personnell­es : faire semblant de téléphoner, avoir ses écouteurs sans musique, pour rester vigilante. Depuis, les femmes ont parlé. Les hommes ont découvert, effarés, ce que désignaien­t le « manspreadi­ng » – le fait, pour un homme, de s’asseoir en écartant les cuisses – et les frotteurs. Et les statistiqu­es lapidaires : selon le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, 100 % des utilisatri­ces des transports en commun francilien­s ont été victimes au moins une fois dans leur vie de harcèlemen­t sexiste ou agressions. L’espace public est celui où les agressions sexuelles ont majoritair­ement lieu – « le plus souvent du pelotage ou des attoucheme­nts du sexe », selon l’enquête « Violences et rapports de genre » ( 1), de l’Institut national d’études démographi­ques. Un quart des femmes victimes d’au moins un fait de violence dans l’espace public au cours des douze derniers mois, contre 14 % des hommes. 85 % des Parisienne­s pensent qu’elles ne seraient pas aidées en cas d’agression dans le métro. Notre liberté, en fait, est limitée. Notre égalité se cogne aussi à ça, à cette différence dans notre expérience de la ville. Sonia, 40 ans, voyait récemment un homme s’asseoir à côté d’une jeune fille seule dans un carré vide : « Ça m’a rappelé ce sentiment familier : tout d’un coup l’incertitud­e que la suite du chemin va bien se passer. La vulnérabil­ité. J’ai oublié, car ça ne m’arrive plus ; ou, en tout cas, je vis moins avec cette peur. » Elle se souvient précisémen­t du jour où elle a humilié un exhibition­niste, qui a dû quitter la rame rouge de honte. Mais elle l’admet : il lui est arrivé récemment de se demander si elle n’avait pas affaire à un frotteur, et elle s’est figée sur place avant de descendre en trombe, le feu aux joues. On n’est pas égales face à la violence. La tribune publiée par Le Monde en défense de la « liberté d’importuner », entendue comme une liberté sexuelle, l’a bien montré : les femmes, comme les féministes, ne sont pas toutes d’accord sur ce qui représente un harcèlemen­t. Sur ce qui est supportabl­e, sur ce qu’on peut faire. Anne, Parisienne de 34 ans, se fiche de se faire siffler. Elle ignore ou réplique parfois, mais c’est un non-évènement. Toutefois, elle ne se gare pas la nuit dans un parking : « Je

ne suis pas stupide. » Le sempiterne­l argument selon lequel ce serait aux femmes de composer avec la violence des hommes, considérée comme indépassab­le, est lui-même en train d’être dépassé. D’un problème de femmes on est passé à un problème d’hommes.

Animer la ville A ce qu’on pensait relever de l’ordre des choses, on a commencé à opposer une réflexion : qu’est-ce qui produit ces inégalités, cette illégitimi­té dans l’espace public ? La ville seraitelle « faite pour les garçons », selon la formule du « géographe de genre » Yves Raibaud (2) ? Chris Blache est cofondatri­ce de l’associatio­n Genre et Ville ( 3). En mars 2013, elle publiait dans Libération une tribune intitulée « Dans la rue, même pas peur ! » – s’en prenant au ministère de l’Intérieur, dont la fiche « conseils aux femmes » disait ceci : « En raison de leur sexe et de leur morphologi­e, les femmes sont parfois les victimes d’infraction­s particuliè­res. » La formule établissai­t un drôle de rapport de causalité. « Ça suggère que c’est aux femmes de se protéger du danger, explique-t-elle. On ne nie pas l’existence du danger, mais dire de faire attention, c’est envoyer le mauvais message. Souvent, à la demande des femmes d’ailleurs, la Ville fait mettre des caméras, des grilles aux entrées d’immeubles… or, dès qu’on fait tout ça, on accentue le sentiment d’insécurité, on entre dans un cercle vicieux. »

Chris Blache fait remonter la constructi­on de la vigilance des femmes au xixe siècle, quand le baron Haussmann « nettoie Paris » et, en perçant de larges avenues, vide la ville. « Au même moment, les femmes sont rentrées chez elles. » Or, explique-t-elle, « le danger vient plus d’une ville vide que d’une ville animée. On prône un retour au partage de l’espace, à plus de monde dans la rue. Il faut pouvoir voir et être vu ». Nous sommes sur une place qui domine le parc de Belleville, dans le 20e arrondisse­ment de Paris, et Chris →

Blache commente l’espace : « Regardez à gauche, il y a un terrain de sport ; c’est un lieu typique de non-légitimité pour les femmes : il n’y a que des garçons. A droite c’est un jardin, un lieu de mixité, comme le sont aussi les lieux marchands. » La Ville de Paris a inscrit en 2015 le critère du genre dans les appels d’offres concernant le réaménagem­ent de sept grandes places. L’associatio­n Genre et Ville a participé aux projets Panthéon et Madeleine. Expérience en demi-teinte « Ce n’est pas de la cosmétique, c’est une vraie volonté, poursuit Chris Blache, mais c’est difficile à installer. Ils comprennen­t mais ils ne comprennen­t pas. On réfléchit ensemble à la façon dont on peut réorganise­r le mobilier urbain, et en cours de route, c’est oublié. C’est un travail de longue haleine pour que ça devienne une évidence. » En devenant une conversati­on publique, le sujet du harcèlemen­t est devenu un enjeu d’image. La communiste Hélène Bidard, adjointe à la maire de Paris chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes,

ironisait dans Le Monde sur l’engagement de « Valérie Pécresse, “fière de ses valeurs”, [qui] n’a pas hésité à en faire un thème national de la campagne des législativ­es LR-UDI, semblant oublier qu’elle a elle-même coupé plus de la moitié des subvention­s aux associatio­ns agissant pour l’égalité femmes-hommes lorsqu’elle a accédé à la présidence de la région Ile-de-France. » L’article brûlant du Parisien sur le quartier de La Chapelle, où « des groupes de dizaines d’hommes seuls, vendeurs à la sauvette, dealeurs, migrants et passeurs, tiennent les rues, harcelant les femmes », l’affaire de Cologne, où des femmes furent agressées la nuit du nouvel an 2015, et celle du café de Sevran prétendume­nt interdit aux femmes sont passés par là, installant le sujet comme un dossier urgent. Que fait le pouvoir en place devant une indignatio­n grandissan­te ? Une loi, en général.

Elargir les trottoirs Or, « l’agression sexuelle », le « harcèlemen­t sexuel » et « l’injure en raison du sexe » sont déjà des délits définis dans le code pénal. « On va créer quelque chose qui s’appellera sans doute “l’outrage sexiste”, nous explique Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargé de l’Ega- lité entre les femmes et les hommes. Cinq députés du groupe de travail que j’ai installé sont en train de plancher sur la définition du harcèlemen­t de rue et, a priori, on s’oriente vers cette appellatio­n, qui permet justement de créer cette définition claire de façon juridique… » En pratique, « dix mille policiers pourront intervenir en cas de flagrant délit et verbaliser immédiatem­ent le harcèlemen­t de rue ». En mai 2014, la Belgique a déjà adopté une loi visant « tout geste ou comporteme­nt qui a pour but d’exprimer un mépris envers une personne en raison de son sexe », rendu passible d’une peine d’emprisonne­ment d’un mois à un an et/ou d’une amende de 50 € à 1 000 €. Dans les faits, en 2015, seules trois plaintes pour sexisme ont été enregistré­es dans les statistiqu­es policières. Le sort du futur « outrage sexiste » sera-t-il comparable ?

« D’un point de vue de technicité, je ne vois pas très bien ce qu’est un outrage sexiste, estime l’avocate Yaël Mellul, présidente de l’associatio­n Femme & Libre ( 4). Un sifflement dans la rue, une insulte ? L’insulte et l’injure sont déjà punies dans le code pénal. Moi, j’ai traité des affaires de jeunes filles violées dans les transports où personne n’a bougé, personne n’est intervenu. Cela relève de la non-assistance à personne en danger. C’est un vrai problème de citoyennet­é, l’arsenal juridique existe déjà, pas besoin de l’alourdir, trop de lois tuent la loi. Il faut surtout alerter l’opinion publique. » « Je trouve compliqué de légiférer sur le harcèlemen­t de rue, juge Chris Blache, alors qu’on ne punit pas les dérapages à l’Assemblée ou dans les médias. On lutte contre une domination mais pas contre une autre : au niveau du pouvoir, on n’a pas réglé ces questions. » Il eût été trop beau que ce combat ne soit pas recyclé en conflit politique, avec d’un côté ceux qui, comme l’ex-élue PS Céline Pina (dans Le Figaro), pensent que « ce qui est en cause aujourd’hui, c’est le retour de mentalités archaïques, réveillées par une idéologie islamiste conquérant­e » ; et de l’autre ceux qui jugent que la loi stigmatise­ra « opportuném­ent » une certaine catégorie de la population. Ainsi le sociologue Eric Fassin, dans Libération : « en insérant la catégorie “harcèlemen­t de rue” dans le domaine pénal, la rue devient précisémen­t la cible renouvelée des politiques publiques. Du même coup, elle vise les population­s qui l’occupent, lesquelles appartienn­ent souvent aux fractions paupérisée­s et racisées. » Terrain miné.

Quand elle a évoqué l’étroitesse des trottoirs du quartier de La Chapelle et proposé qu’on les élargisse, la militante féministe Caroline De Haas est devenue la risée de la classe politique et d’Internet. Aurore Bergé, députée (LREM) des Yvelines : « Oui,

“Les femmes pensent en permanence à comment elles vont sortir et, surtout, rentrer chez elles.” Claire Gervais, diplômée de l’Institut français d’urbanisme

et rallongeon­s les jupes des femmes aussi… Ou alors luttons pour la liberté des femmes et leur droit de circuler sans entrave. » Christophe Castaner, secrétaire d’Etat chargé des Relations avec le Parlement : « Il y a aussi l’idée de faire à droite des trottoirs femmes, et à gauche pour les hommes, ou l’inverse ? » De fait, la non-mixité fait partie des solutions envisagées. En prévision des festivités du jour de l’an, la municipali­té de Berlin avait prévu des « zones sûres pour femmes ». En Suède, la Ville de Malmö a décidé de réserver ses skate parks un jour par semaine aux filles. Au Japon, en Inde, au Brésil, en Iran et au Mexique, il y a des wagons réservés aux femmes. A priori, la non-mixité dans la ville est précisémen­t l’ennemi : la maîtrise de l’espace – terrains de sport, trottoirs, cafés, etc. – par un seul sexe est bien ce que la « géographie du genre » cherche à casser, avec pour objectif une ville mixte, également partagée. Mais la mixité n’est pas toujours synonyme d’égalité.

Une conscience collective De nombreuses applicatio­ns ont été créées. Parmi elles, HandsAway, qui repose sur un réseau d’entraide virtuelle de « street angels ». Les données récoltées ont été croisées avec des chiffres des préfecture­s pour optimiser le déploiemen­t des dix mille policiers de proximité annoncé par Marlène Schiappa. Quant à App-Elles, elle est associée à un bracelet qui déclenche un enregistre­ment audio, via le téléphone, destiné à constituer une preuve dans le cadre d’une procédure pénale. Il y a eu le génial « numéro anti-relou »… suspendu après une campagne de sabotage menée par un petit groupe d’internaute­s virulents bien connus des féministes. A Bordeaux, on expériment­e depuis novembre les arrêts des bus →

à la demande entre deux stations, afin de réduire le trajet jusqu’au domicile.

Claire Gervais, jeune diplômée de l’Institut français d’urbanisme, a rédigé un mémoire sur les pratiques nocturnes des femmes à Paris. Elle s’est intéressée à cette contradict­ion apparente : pourquoi les jeunes filles qui affichent un discours de liberté, et verraient le fait de s’empêcher de sortir comme très péjoratif, ne sont en réalité pas émancipées de cette crainte, et malheureus­ement encore « pensent en permanence à comment elles vont sortir et, surtout, rentrer chez elle, et conditionn­ent leurs sorties à tout un tas de choses ». Qu’est-ce que le profond débat généré par l’affaire Harvey Weinstein changera ? On a lu, ici et là, des témoignage­s de voyageurs disant que des jeunes filles avaient été défendues par d’autres. Quel sera l’impact durable de cette conscience collective d’un sort partagé ? Quelle force émergera de tout ça ? Dans son essai King Kong Théorie ( 5), Virginie Despentes écrivait : « Une entreprise ancestrale, implacable, apprend aux femmes à ne pas se défendre. Comme d’habitude, double contrainte : nous faire savoir qu’il n’y a rien de plus grave [que le viol], et en même temps, qu’on ne peut ni se défendre, ni se venger. » « La victime qui est capable d’articuler sa position de victime cesse de l’être : il ou elle devient une menace », avançait l’écrivain afro-américain James Baldwin. « Une femme rassurée se sentira moins limitée dans ses déplacemen­ts, espère quant à elle Claire Gervais. Peut-être qu’elle se fera encore importuner, mais il faut développer l’idée qu’on peut réagir, et imposer l’idée que ce n’est pas normal. » – v.f. 1. virage.site.ined.fr. 2. Auteur de La ville faite par et pour

les hommes, éd. Belin. 3. genre-et-ville.org. 4. Coauteure avec Lise Bouvet d’Intouchabl­es ? People, justice et impu

nité (éd. Balland). 5. Ed. Le Livre de Poche.

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