Marie Claire

moi lectrice « J’ai été extrêmemen­t riche »

Pendant près de quinze ans, Sabine a vécu dans l’ultra-confort que lui procurait la situation de son compagnon, banquier d’affaires. Jusqu’à ce que son couple explose et qu’elle découvre, mère célibatair­e, les fins de mois avec 20 €, la honte, les mensong

- Propos recueillis par Véronique Houguet. Illustrati­ons Marie Jacottet.

Je ne sais pas si, aujourd’hui, je pourrais être amie avec la femme que j’ai été jadis, dans ma vie ouatée, où le luxe tenait lieu d’ordinaire, où jamais je ne consultais mon solde bancaire, où une insoucianc­e badine nimbait mon quotidien. Je suis entrée chez les riches en tombant amoureuse. Après mes études en musicologi­e, je suis partie travailler à Berlin pour un label de disques. C’est à un concert que j’ai rencontré Dieter, banquier d’affaires de treize ans mon aîné qui, pour décompress­er, biberonnai­t à l’adrénaline du rock. Nous avons eu un coup de foudre réciproque : « Et si tu ne rentrais plus jamais chez toi ? », m’a-t-il lancé à 4 heures du matin, lors de notre première nuit. « Mes nouvelles clés ! », l’ai-je défié en tendant la main. Je ne savais pas encore qu’elles ouvraient un 210 m2, ni qu’une employée de maison me servirait mon petit-déjeuner. Je n’avais pas 23 ans qu’on cuisinait pour moi, que je buvais avec la même désinvoltu­re du Fanta Citron et du Dom Pérignon, que je portais des bottes qui coûtaient un smic et que mon dressing, aussi vaste que ma chambre chez mes parents – secrétaire et directeur d’école primaire –, abritait les grands noms de la mode. On s’aimait, on s’amusait, et Dieter m’idolâtrait : « Si je ne t’avais pas rencontrée, j’aurais mal tourné. Le banquier était en train de prendre l’ascendant sur l’homme, tu m’as sauvé. Je veux qu’on soit heureux », me répétait-il. Et rien n’était trop beau : allers-retours d’une nuit à Amsterdam ou à Rome pour un concert, chef cuisinier à domicile quand nous recevions, palaces, tables étoilées… Notre histoire a duré quatorze ans, jusqu’à ce qu’elle s’abîme dans un chant du cygne ravageur, attisé par la jalousie de Dieter, devenu possessif avec le temps, envers les musiciens des groupes de rock dont je m’occupais. J’ai fini par partir avec notre fils de 9 ans, certaine de nous trouver rapidement un toit dans l’un des nombreux immeubles de nos relations. « C’est compliqué, tu comprends, mon gestionnai­re loue à des industriel­s américains ou asiatiques… » Ces gens si fortunés n’avaient pas l’intention de réduire leur manne pour me dépanner. Je touchais certes un salaire, mais il tenait du pourboire dans le monde que je quittais. Et mon argent sur notre compte joint était celui de Dieter, je ne possédais rien. J’ai appris la vraie vie en accéléré. Fausses fiches de paie en mains, j’ai loué un deux-pièces qui amputait mon budget de 60 %, mais c’était la condition pour que mon fils ne change pas d’école et reste dans le même quartier que ses copains. Dans une cruelle loi des séries, les groupes pour lesquels je travaillai­s se sont presque tous disloqués peu après. Engluée dans ma rupture, j’ai tardé à réagir. Y compris face à Dieter, qui m’en voulait à mort d’être partie et, pour me le faire payer, ne me versait pas de pension alimentair­e. Au quotidien, il a toujours financé ce que je ne pouvais acheter à mon fils (scolarité, vêtements, loisirs, vacances…), mais sans me verser l’argent directemen­t. Dieter a toujours été un très bon père et s’est toujours bien occupé de son fils. C’est de moi seule qu’il voulait se venger.

La fierté pour bouée

Petit à petit, j’ai dévalé la pente financière­ment. Au début, on ne se voit pas devenir pauvre, on pioche dans son bas de laine, convaincu qu’on aura redressé la barre avant que le pire n’advienne. Ainsi, j’ai vécu quatre mois sur la vente de mon sac Birkin, six mois sur ma montre Cartier, un an sur mes bagues et ma garde-robe, →

dont j’avais conservé quelques belles pièces pour continuer à faire illusion. Avant d’être vraiment à sec, j’ai emménagé dans un 24 m2, et j’ai demandé à mon fils de retourner habiter chez son père. Ma plus grande douleur. Mais je ne voulais pas qu’il vive à l’économie, sans les plaisirs de l’existence. Car une fois réglés le loyer et les charges, il me restait 150 € pour le mois sur les 900 € que je gagnais en moyenne. La première fois où, chez le marchand, j’ai dû reposer des fruits, désormais trop chers pour moi, j’ai éprouvé la sensation de me noyer, comme aspirée par le siphon de l’évier.

Je n’avais pas requis de prestation compensato­ire. J’en aurais obtenu une, même si nous n’étions pas mariés, mais je voulais m’en sortir sans Dieter, agrippée à ma fierté comme à une bouée. J’ai préféré me priver de chauffage, me restreindr­e sur tout et cacher ma situation. Pour me préserver de l’apitoiemen­t et du mépris d’autrui et épargner mes parents âgés. La honte de ne pas avoir de quoi vivre me faisait suffisamme­nt souffrir et me sentir minable. Ma vie était peut-être à la mesure de ce que je valais : pas grand-chose. Par peur de tomber plus bas, je me suis serré la vis dans la tête aussi. Peu à peu, j’ai décliné toutes les invitation­s. J’étais à 20 € près chaque mois, et l’humiliatio­n d’arriver à un dîner les mains vides et de ne pouvoir inviter en retour m’était trop douloureus­e. Cela signifiait aussi dépenser pour s’habiller. Pauvre et pique-assiette, pauvre et pingre. Une blessure de trop pour mon estime de moi en miettes. Les faux prétextes étaient faciles, d’autant que j’avais beaucoup de relations mais pas d’amis. Du coup, personne ne tiquait sur mes excuses : j’étais absente ou déjà prise, j’avais réservé une place au théâtre… La solitude m’est devenue moins inconforta­ble que de me confronter à mon infirmité sociale. Vivre m’a manqué à cette époque, non pas mon existence d’avant, mais vivre tout court, car je ne faisais que survivre.

Il y a huit ans, j’ai commencé à refaire surface, lorsque j’ai lâché prise – non pas dans le sens d’un renoncemen­t, mais quand j’ai cessé de lutter à contre-courant de mon déclasseme­nt social pour, au contraire, m’appuyer sur ce que j’avais découvert d’essentiel et de bon pour moi. Profession­nellement d’abord. Au lieu de m’obstiner à postuler dans l’industrie musicale – en vain, car j’étais étiquetée électro rock alternatif, et ne trouvais pas de travail dans d’autres genres musicaux –, je suis revenue à mes fondamenta­ux, la musicologi­e, et j’ai été embauchée dans une fondation dédiée à la musique. Avec mes 2 100 € nets par mois, j’ai à nouveau respiré sans avoir peur du lendemain. A ma grande surprise, j’étais sereine. En paix. Et ce n’était pas un effet shoot dû au surplus d’oxygène que m’apportait mon tout nouveau salaire.

Ni tentation ni manque

En fait, c’est très rassurant de savoir que le peu que l’on a suffit pour que l’on se sente bien. Bien sûr, je me suis fait plaisir, j’ai racheté mon parfum, du très bon café d’artisan torréfacte­ur, je suis retournée voir des spectacles avec mon fils. Mais je n’ai eu ni tentation ni manque par rapport à mon niveau de vie d’avant. La profusion en tout, les marques de luxe… C’était devenu superflu, indécent même, tant on gaspillait. Vivre pauvre a été une expérience fondatrice, qui m’a permis de me rencontrer moimême et de découvrir qui je suis vraiment. En désencombr­ant ma vie, j’ai réglé mes conflits intimes. Avant, je croyais de bonne foi que mon existence ultra-confortabl­e c’était « la » vie, mais je confondais posséder et être. Je n’ai plus besoin d’être dans l’avoir et, qui plus est, de choses chères, pour justifier ma valeur. J’en fixe moi-même le prix. Désormais, j’habite dans 45 m2, et ma garde-robe tient en trois valises, chaussures incluses. Deux jeans, sept vestes, six robes, trois pantalons, six pulls… que des basiques qui vont tous ensemble. Dans la cuisine et la salle de bain, fini la ribambelle d’appareils design : j’utilise chaque objet jusqu’à la panne définitive. Depuis que je possède moins, je suis devenue quelqu’un d’autre.

Je suis plus ouverte aux autres, car j’ai quelque chose à offrir de moi. Avant, je ne donnais que des objets désincarné­s. Je côtoyais beaucoup de monde, mais il n’y avait pas d’intimité. Mon nouvel amour est un artiste fauché, mais son amour me rend forte. Hormis deux personnes, j’ai tiré un trait sur mon ancienne vie. Désormais c’est au musée que j’admire les oeuvres d’art, et plus depuis mon canapé. J’y vais avec mon fils, c’est notre moment à nous. Un jour, alors que je m’inquiétais du virage à 360 ° qu’il a opéré dans ses études, il m’a rétorqué : « Tu m’as appris qu’une vie réussie n’est pas une vie sans échecs mais une vie où l’on fait quelque chose de ses échecs, non ? » Qui oserait dire que je ne suis pas riche ? – v.h.

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