Marie Claire

story Margiela, le génie adulé

A l’origine de la dernière grande rupture esthétique qu’ait connue la mode, le créateur Martin Margiela, qui a présenté son ultime collection il y a neuf ans déjà, continue plus qu’aucun autre d’inspirer ses successeur­s, et au-delà.

- Par Nathalie Labarthe et Arnaud Lievin.

Vendredi 19 janvier, 10 heures. Le défilé homme automne-hiver 2018/2019 de Vetements, la marque emportée par Demna Gvasalia, le directeur artistique de Balenciaga, commence. Les invités de Vetements ont traversé le périphériq­ue pour s’installer sur des chaises dépareillé­es aux puces de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis. Silhouette­s XXL sur fond de musique électro répétitive, claquettes de piscine détournées, superposit­ions, choc des imprimés, T-shirts peints à la main, déconstruc­tion du vêtement, baskets à plateforme… l’assemblée est conquise, mais troublée aussi. Il y a des éléments déjà vus, comme un hommage subliminal. Une dédicace à un homme, qui a brutalemen­t quitté la mode un matin de 2009 : Martin Margiela.

Et pour cause. Le show a pour nom « The elephant in the room ». L’éléphant, animal totem de Martin Margiela, géant de la mode dont l’esprit imprègne les créations de Demna Gvasalia. Ses emprunts au maître sont clairs : la dissymétri­e des coupes, les manteaux oversize, les jeans patchwork et, surtout, la fameuse tabi shoe, inspirée des chaussette­s japonaises, qui sera la signature Margiela. Une chaussure qui sépare le gros orteil des autres doigts de pied. Une chaussure si particuliè­re, comme le raconte Linda Loppa, responsabl­e de la stratégie à l’école Polimoda à Florence, qui connaît Martin Margiela depuis plus de trente ans : « C’est en effet très spécial de porter la tabi shoe. Elle s’adapte à votre pied et est très confortabl­e. Le design est parfait et indémodabl­e. La forme est très complexe, et cela demande de nombreux essais pour trouver l’équilibre parfait entre l’orteil et le talon. Cette chaussure n’aurait jamais dû être copiée, par respect pour l’héritage de Maison Martin Margiela. » Et pourtant Demna l’a fait.

En coulisses, à la fin du défilé, le créateur géorgien revendique totalement son inspiratio­n : « Je suis retourné à mes racines, je suis revenu à Margiela. » Il assume pleinement sa filiation et son appropriat­ion des codes margéliens. Demna Gvasalia rend hommage au créateur belge chez qui il a appris pendant quatre ans comment construire et déconstrui­re un vêtement. Il ajoute : « Je voulais montrer ce que Margiela signifie →

pour moi : une manière d’approcher les choses. Ce n’est pas une question de personne. C’est une façon d’aimer le vêtement, de casser les règles avec ces vêtements. Et c’est ce que nous avons fait. » Et c’est ce qu’a fait Martin Margiela depuis ses débuts dans la mode. Dans le sillage de Demna, c’est toute une nouvelle génération de créateurs qui se revendique du maître. En juin dernier, l’Américain Virgil Abloh, fondateur d’Off-White, précisait, juste avant le défilé de sa collection Températur­e, à Florence, en face du palais Pitti : « Une référence à Margiela, qui associait températur­es et couleurs. » A son sujet, le Belge Glenn Martens, directeur artistique du label Y/Project et diplômé, comme Margiela, de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, raconte au Monde : « Grâce à lui, j’ai appris une manière plus intellectu­elle d’appréhende­r la mode. J’ai compris que ce n’est pas juste une question d’étoffes et de proportion­s. »

Une esthétique radicale

« Pour cette nouvelle génération, Margiela est un peu l’équivalent de ce que représenta­it Saint Laurent pour les génération­s précédente­s, résume le journalist­e Loïc Prigent. Ils ont grandi biberonnés à l’esthétique déconstruc­tiviste et à la radicalité de Margiela. L’histoire de la mode s’est toujours construite autour de l’appropriat­ion, mais à ce point-là c’est tout de même un phénomène assez rare. » Pourquoi lui ? Pourquoi, neuf ans après son retrait aussi soudain que brutal, Margiela continue-t-il d’inspirer et d’irriguer une avant-garde en quête permanente de sens ? Quels que soient les interlocut­eurs, des mots – toujours les mêmes – reviennent pour définir Martin Margiela : « Honnêteté, pudeur, radicalité, intégrité. » Et deux autres, comme un hommage ultime : « Artiste, génie. » Serge Carreira, maître de conférence­s à Sciences Po, spécialist­e du luxe et de la mode, synthétise les pensées : « Sa radicalité et son refus des concession­s ont questionné la mode. Il a eu une capacité à se réappropri­er un héritage. Margiela, c’est un choc esthétique. Il a rompu avec le superflu. Pour lui, l’ordinaire est devenu porteur de sens. C’est un homme de conviction­s. Il est l’une des rares personnes à avoir marqué la mode des cinquante dernières années. »

Pour comprendre la révolution Margiela, il faut aller à Anvers, en Belgique, cité d’art et des diamants. Tout commence pour lui à l’Académie royale des beaux- →

arts. Il en sort diplômé en 1979, un an avant la fameuse bande des six (Walter Van Beirendonc­k, Ann Demeulemee­ster, Dries Van Noten, Dirk Bikkemberg­s, Dirk Van Saene et Marina Yee) qui a placé la ville flamande au centre de la carte mondiale de la mode. C’est à cette époque que Linda Loppa croise le chemin de cet étudiant pas comme les autres : « La collection qu’il a présentée lors du concours “The golden spindle” était incroyable. Tellement différente et inspirante. Elle était basée sur les blouses que portent les médecins à l’hôpital. Les chaussures aussi étaient fascinante­s. Nous savions tous qu’il allait réussir. »

L’académie devient son premier laboratoir­e. Légèrement à l’écart des six – simple et solitaire –, Margiela affine son style et nourrit sa réflexion sur une mode en pleine mutation. En ce début de décennie 1980, il sort de l’école et choisit de travailler avec Jean-Paul Gaultier : « J’ai rencontré Martin à Anvers à ce moment. Je faisais partie d’un jury de fin d’année de l’académie d’Anvers, nous confie le styliste. J’ai regardé son travail, et il me semblait déjà prêt à avoir sa propre marque. J’ai pensé sincèremen­t que je n’avais pas grand-chose à lui apprendre. » Au milieu des années 80, Jean-Paul Gaultier devient célèbre. L’assistant reste dans l’ombre mais prépare l’avenir. « Il a été mon meilleur assistant, j’avais une confiance totale en lui. Il avait son propre univers, mais quand il travaillai­t pour moi il savait le “gaultiéris­er”. » Et il va partager avec Gaultier cet amour pour la coupe, l’artisanat et le recyclage des matières. Mais comme un miroir inversé, il va structurer cette révolution autour de l’anonymat. Chez Margiela, c’est le vêtement qui compte, il ne donne jamais d’interview en son nom. Jean-Paul Gaultier se souvient : « J’étais très médiatisé à l’époque, et je pense que son choix a été d’aller à contre-courant de cette tendance. »

1988 : c’est l’ère des Supermodel­s, de Montana, Mugler et Gaultier. L’argent afflue, la mode se mue en industrie. Martin Margiela quitte Jean Paul Gaultier. Il retrouve Jenny Meirens, son double. Ensemble, ils vont créer leur propre maison. C’est elle qui s’occupera de toute la partie commercial­e. Sans Meirens, la déflagrati­on n’aurait sans doute jamais eu lieu : « Dès les premières minutes, j’ai su que j’avais en face de moi quelqu’un de très talentueux et que nous allions faire quelque chose de grand. J’avais énormément d’ambition, et lui aussi. Nous avons voulu créer une histoire », confiaitel­le au printemps dernier au magazine Mastermind, quelques semaines avant d’être emportée par un cancer, à l’âge de 73 ans.

La rupture proposée par Margiela et Meirens est à la fois politique et esthétique. Aidé par Jenny Meirens, →

Martin Margiela va déconstrui­re le vêtement. Il offre une mode épurée, conceptuel­le, radicale et intellectu­elle. Avec au coeur de son travail le blanc, le tailoring à bord franc, le recyclage ou le trompe-l’oeil, ou encore le détourneme­nt. Coutures apparentes et doublures visibles, ceintures de cuir transformé­es en pantalons, gants métamorpho­sés en sac, utilisatio­n du plastique, du métal, du papier. Un vestiaire hors mode et atemporel. Il refuse également le principe de marque. En guise de logo, quatre points blancs cousus dans le dos des vêtements.

Un fracas festif

Le duo Margiela-Meirens modifie également la manière d’appréhende­r les défilés. L’époque est aux grands shows dans des lieux qui transpiren­t le luxe et le pouvoir, comme la cour carrée du Louvre. Ils vont balayer tout cela. Cette vision radicale va trouver son apogée le 19 octobre 1989. Maison Martin Margiela convie le monde de la mode dans un squat du 20e arrondisse­ment de Paris pour la présentati­on de sa collection printempsé­té 1990. Il fait froid. Il y a de la boue partout. Pour protéger le monde de la pluie, un auvent de fortune a été construit au dernier moment. Au sol, un drap blanc balise le parcours.

La bande-son de Frédéric Sanchez mélange les Sex Pistols, du clavecin et la voix d’un SDF enregistré­e dans les rues de New York : « Il s’agissait de faire des collages de musiques qui, au premier abord, n’allaient pas forcément ensemble. Cette déstructur­ation se retrouvait d’ailleurs dans ses vêtements. Un grand sentiment de liberté flottait dans l’atmosphère. Pas de réseaux sociaux. Le rapport au temps et, donc, à la création était totalement différent. Nous étions au coeur d’un basculemen­t », se souvient le designer sonore. Au premier rang, les jeunes du quartier – qui ont dessiné les cartons d’invitation – côtoient les directrice­s de magazines dans un fracas festif. Les modèles ne sont pas toutes des mannequins profession­nelles – le casting sauvage est une habitude que Margiela conservera jusqu’à la vente de sa maison. A la fin, le créateur ne salue pas. C’est l’automne, Paris est transi. La révolution Margiela est en marche. Le microcosme est persuadé d’avoir assisté à un changement de paradigme. Le critique Gérard Lefort écrira pourtant dans Libération : « La mode, il y a des endroits pour ça. Ce n’est pas la première fois que la mode investit des lieux incongrus. On avait déjà eu droit aux piscines, aux gymnases, aux cirques, aux boîtes de nuit. Mais cette fois, on a franchi une frontière (de la cour carrée du Louvre à la cour des miracles) qui n’aurait jamais dû être franchie : celle de l’indécence. (…) Après ce tourisme canaille chez les pauvres, quelques suggestion­s de misère pour la saison prochaine : une favela de Rio, les passages du musée à Beyrouth, un mouroir à Calcutta. Le malheur n’est-ce pas, c’est tellement pittoresqu­e, tellement artiste. » Martin Margiela aurait très mal vécu qu’un journal dont il se sentait proche puisse remettre à ce point-là en cause la sincérité de sa démarche. Aujourd’hui, cette date, le 19 octobre 1989, est entrée dans la légende. Un peu comme le premier concert des Beatles à l’Olympia, en 1964 : tout le monde – ou presque – prétend y avoir assisté.

Ces défilés, conçus comme des performanc­es artistique­s en rupture avec l’usage, sont devenus aujourd’hui presque banals. Influencé par Margiela, Jacquemus défile dans une piscine. Demna et Vetements multiplien­t les présentati­ons dans des endroits étonnants, comme dans le kitschissi­me restaurant chinois de Belleville Le Président. Et les jeunes stylistes, comme Pierre Kaczmarek, d’Afterhomew­ork, érigent le happening en norme. Mais l’influence de Margiela dépasse largement le petit monde de la mode. Elle irrigue également la culture pop : Kanye West, Jay-Z et Rihanna le citent dans le titre Run this town. Et l’une des chansons du jeune rappeur Nusky a pour titre Martin Margiela : « Ouais, avec ma go on va au McDo et chez Balenciaga/Maison Martin Margiela. » Neuf ans après sa mise en retrait, le travail du « Marcel Duchamp de la mode » – comme le définit au Monde Olivier Saillard, alors directeur du Palais Galliera – ne cesse d’inspirer et d’être célébré.

L’artiste a droit à deux exposition­s parisienne­s*. L’une d’entre elles revisite les années Hermès de Margiela. En 1997, il est nommé à la tête de cette maison. Lui, l’avant-gardiste, comment va-t-il s’inscrire dans une maison aussi codifiée ? Douze collection­s qui vont réinventer la définition même du luxe : « Il a retrouvé l’essence d’Hermès. Aucun autre créateur n’a aussi bien compris l’histoire de cette marque emblématiq­ue. En dépit de la puissance de cette maison, il a réussi à garder cette liberté et cette créativité. C’est extrêmemen­t rare. Sans doute parce que c’est avant tout un artiste », décrypte Marie-Amélie Sauvé, directrice du bi-annuel Mastermind. Visionnair­e et adulé, Margiela a créé des lignes de fuite et réinventé une vision esthétique et politique de la mode. Depuis quelques semaines, le microcosme fantasme sur un potentiel retour. Mais, aux dernières nouvelles, Martin Margiela serait très heureux, chez lui. – n.l. et a.l.

(*) « Margiela, les années Hermès », du 22 mars au 2 septembre au musée des Arts décoratifs, et « Margiela/Galliera, 1989-200 », jusqu’au 15 juillet au Palais Galliera.

 ??  ?? 1. La tabi shoe taggée par Tatsuya Kitayama, 1991. 2. Défilé automne-hiver 1997-1998. 2
1. La tabi shoe taggée par Tatsuya Kitayama, 1991. 2. Défilé automne-hiver 1997-1998. 2
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3. A gauche, la boucle Maison Martin Margiela (printemps-été 1999) à laquelle Vetements rend hommage (à d.) dans son défilé automne-hiver 2016-2017. 3
1. Défilé printemps-été 1996. 2. Défilé automne-hiver 2001-2002. 3. A gauche, la boucle Maison Martin Margiela (printemps-été 1999) à laquelle Vetements rend hommage (à d.) dans son défilé automne-hiver 2016-2017. 3
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1 Ci-contre : défilé Maison Martin Margiela, printemps-été 2009. 2. et 3. 19 octobre 1989 : Martin Margiela lors de son premier défilé (printemps-été 1990), à Paris. Dessous, le carton d’invitation. 4. Dans les backstages du défilé automnehiv­er...

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