Marie Claire

RENCONTRE OLIVIER ADAM :

Plume intranquil­le, chasseur d’histoires solitaire multirécom­pensé, adapté au cinéma et même décoré, Olivier Adam avoue avoir longtemps été habité par le sentiment d’être un imposteur, un transfuge dans un milieu qui n’était pas le sien. Au sein duquel il

- Propos recueillis par Catherine Castro. Photo Ambroise Tézenas.

« C’est un peu honteux, mais j’avais besoin de reconnaiss­ance »

Olivier Adam divise. Les uns l’adorent, les autres le lynchent. Son seizième livre, Chanson de la ville silencieus­e*, n’échappe pas au rituel. Une chose est sûre : le type sait raconter une histoire, toujours la même, celle de gens qui ont du mal avec la vie. A chaque nouveau livre, ses lecteurs le suivent. Finaliste de treize distinctio­ns avec Falaises, marathonie­n des lettres, il ne renonce pas. Il se pointe dans un bar de Montmartre, quartier de Paris où il vit désormais, à la fois raide et disert. Il parle de ses livres comme un peintre de ses tableaux, et de lui comme d’un objet bizarre, un corps étranger qui l’occupe à temps complet. Descente au coeur d’Olivier Adam, chasseur solitaire.

(*) Ed. Flammarion.

Marie Claire : Les références musicales façonnent votre dernier livre.

Olivier Adam : Le déclic, ça a été une chanson de Vincent Delerm, Danser sur la table, où j’ai vu surgir à la fois la silhouette de cette fille, ses empêchemen­ts, sa discrétion, sa délicatess­e… ce truc, comme dit la chanson : « Ne me demandez pas de danser sur la table. » En fait, oui, c’est la fille du chanteur, la narratrice.

Vous avez commencé à écrire à quel âge ?

A 15 ou 16 ans. D’abord des chansons pour moi. En gros, je faisais du William Sheller.

Vous les avez gardées ?

Oh non, je ne garde rien. Je jette tout. Ce qui n’a pas été publié, que j’ai commencé ou arrêté en cours, va dans la corbeille de l’ordinateur, je vide la corbeille, pour qu’il n’y ait plus aucune trace. Je me méfie du réflexe d’aller chercher au fond des tiroirs dans les moments d’angoisse créatrice. On a arrêté, il y avait une bonne raison.

Jack Kerouac disait qu’il détestait écrire. Pour vous, c’est un plaisir ou une souffrance ?

J’aime écrire. Malgré les doutes, les creux. J’ai l’impression, au contraire, d’être plus connecté qu’en aucun autre moment de la vie. Jack London disait : « On ne peut pas attendre que l’inspiratio­n vienne. Il faut courir après avec une massue. » Moi, dans ces temps de latence, je cherche des signes dans les mots des autres, des images, et, surtout, quelqu’un quelque part. Tout livre commence comme ça. C’est comme chercher une fréquence sur une radio, entre les stations on entend une voix plus nette. Mon travail, alors, c’est d’écouter.

Revenons à vos débuts. Vous étiez étudiant à l’Université Paris-Dauphine je crois.

Oui, j’ai suivi des études de gestion. Le seul truc qui m’intéressai­t, c’était la sociologie, notamment Pierre Bourdieu. Je viens des classes moyennes, mon père venait d’un milieu prolétaire, j’ai grandi dans une culture populaire dont j’étais fier, Coluche, Georges Brassens, etc. Une morale du travail, →

une forme de retenue, de stoïcisme, un sou est un sou. Mes parents se sont endettés à vie pour acheter un joli pavillon en centre-ville. Mais quand je disais : « J’habite dans l’Essonne. – Ah ouais, dans le 91… » Ce qui était drôle, c’est que le monde des pavillons, à Draveil, c’était la petite bourgeoisi­e locale.

Pour votre première interview pour France Culture, au Café de Flore, je crois qu’il vous a été très difficile d’y entrer, c’est ça ?

Oui, mais il y a eu pire. J’étais finaliste du Prix Décembre pour Poids léger, tout le monde m’attendait à l’hôtel Lutétia. Je n’ai jamais pu entrer. Je suis resté planqué dans le square Boucicaut et j’ai fini par rentrer chez moi. J’avais un sentiment opaque d’imposture. L’intuition que je pénétrais dans un monde d’héritiers, de dominants de la bourgeoisi­e intellectu­elle qui se reproduit entre elle. J’étais assez agressif. Pas agressif, buté, très méfiant. Les romans d’Annie Ernaux comme les travaux de Bourdieu m’ont appris ce que je ressentais. Je voulais comprendre où étaient les barrières, des barrières en partie mentales. Bourdieu expliquait que le « transfuge » doit investir le champ plus que les autres. Et je n’étais qu’un mini-transfuge.

Vous avez réussi malgré tout.

Oui, c’était un terrain déserté, il fallait que quelqu’un s’y colle, j’étais bien placé. C’est devenu une volonté de rectificat­ion, une petite mission.

Comme Annie Ernaux, qui voulait « venger sa race » ?

Je me demandais : « Comment veulent-ils parler de la société en ne s’intéressan­t jamais à sa majorité ? » Ça m’échappait. Je veux bien qu’on écrive des livres sur les traders et l’ultralibér­alisme, mais il fallait aussi faire des livres sur les gens broyés par ça. J’ai lu une partie de votre correspond­ance avec l’écrivain Arnaud Cathrine.

Vous affirmiez votre envie d’écrire

« un livre imprudent et cru, dangereux et irresponsa­ble ».

Oh, c’est vieux ça. C’est comme se regarder en sous-pull orange et coiffure bizarre sur une vieille photo. Je suis étonné par la radicalité écorchée que j’avais.

Vous avez changé ?

Quelque chose s’est assoupli, je me suis embourgeoi­sé. J’habite là (à Montmartre).

Vous colère s’est apaisée ?

Non, mais elle n’est pas dirigée contre la même chose, moins contre moi-même, contre le milieu. Ça va, ça vient.

Vous avez dit avoir connu l’anorexie.

Je ne l’ai pas dit, on me l’a extorqué.

Ça vous ennuie d’en parler ?

Non, ce n’est pas un gros mot, même si c’est très intime. Quand j’avais 17 ans, j’ai globalemen­t arrêté de manger. Une espèce de délire d’évaporatio­n, ça rejoint le thème du livre et de ce héros, cette obsession permanente de la disparitio­n, de l’autodissol­ution. Avec tout un lexique intérieur du liquide, de la transparen­ce. J’ai fait pas mal de dépression­s par la suite. Vous me demandiez ce que disaient mes poèmes à l’adolescenc­e : voilà, ils disaient ça. L’idée d’être un poète maigre et sec devait faire partie du tableau.

Vous avez été hospitalis­é ?

Non, j’avais quand même un instinct de vie. Des gens autour de moi m’obligeaien­t à manger, même si je me faisais vomir. Et puis j’ai rencontré Karine (Reysset, écrivaine, ndlr).

Elle vous a sauvé la vie ?

Elle est arrivée au bon moment. Quand on est dans des états de très grande fragilité psychologi­que, entendre les mots : « Je tiens à toi », ça retient. Pas tout le monde, malheureus­ement. Quand ma fille est née, sombrer n’a plus été une option. Alors tu te mets des coups de pied au cul, tu prends des médocs, tu picoles.

Comment vous sentez-vous, aujourd’hui ? J’aime bien une chanson de Raphael, Dépression

“Quand j’avais 17 ans, j’ai globalemen­t arrêté de manger. Une espèce de délire d’évaporatio­n.”

n° 7. Elle n’est pas là, la 7. Tant mieux, je touche du bois et de l’andouille, mais c’est un spectre. Dans Face aux ténèbres, William Styron raconte cette menace permanente. On apprend, on guette le moindre signe.

Récemment, vous avez perdu beaucoup de poids.

J’ai perdu deux fois plus de 30 kg : la première, quand j’étais ado, je suis passé de 85 à 55 kg ; et la deuxième fois, ça s’est beaucoup remarqué parce que j’arrivais avec un nouveau livre, Les lisières. Des gens qui m’avaient quitté à 110 kg n’étaient pas sûrs de me reconnaîtr­e : « Excusez-moi, vous êtes bien Olivier Adam ? – Ben oui, Micheline, comment vas-tu ? »

Vous faites très attention à ce que vous mangez ?

Il y a la bouffe, mais le whisky… Je ne bois plus d’alcools forts.

Vous écriviez en picolant ? On dit parfois que ce qui en sort n’est pas très bon.

Je vois la différence, mais je ne dirais pas que ça n’est pas très bon. Il y a des pages que j’ai écrites alcoolisé que je n’aurais pas écrites autrement. Je me souviens d’un chapitre entier de Peine perdue… j’étais assez parti. Je me suis relu le matin, ça n’était pas du tout le cliché : « Tu t’es relu quand t’as bu ? » Ça m’arrive rarement de m’épater, mais il était bien celui-là. C’est drôle, parce que c’est une partie dont on m’a énormément parlé.

Comment luttez-vous contre l’angoisse ?

Je peux me désangoiss­er en écoutant des chansons très, très tristes. Le vin, ça marche pas mal aussi, jusqu’à un certain point ; après, la sérotonine se barre à nouveau. Mais l’intranquil­lité, la mélancolie, j’ai arrêté d’en faire un problème, du moment que ça produit. Mon médecin me dit, chaque fois que je vais le voir dans des dispositio­ns d’angoisse forte : « Il ne faut pas trop vous soigner, vous n’allez plus écrire. » C’est une connerie, mais ça n’est pas si con. Vous avez été lynché au « Masque et la plume ». Comment prenez-vous ça ?

On me dit : « Vous ne supportez pas la critique. » C’est pas la critique, c’est le cirque, le rire, le mépris, la condescend­ance, le côté presque graveleux du truc. Je suis assez peu perméable à l’idée que de mauvaises critiques allaient me révéler des choses qu’il faudrait que je change sur mon travail. Je me dis juste : « Merde ! Les gens qui écoutent cette émission se disent que mon livre est nul alors que c’est peut-être pour eux. »

Mais ça fait mal, quand même !

Oui, c’est débile, mais le lendemain vous sortez dans la rue et vous avez l’impression que tout le monde a écouté cette émission et vous considère comme un gros nul. On s’en remet. Mon livre sort, je vais en parler, mais après je ferme les vannes. Sacrifier aux mondanités, ce n’est pas votre truc ?

J’ai deux ou trois amis écrivains, mais je ne vais à aucune soirée. Je n’aime pas ça, je ne m’y sens pas à l’aise.

Vous vivez avec Karine Reysset, écrivaine qui ne connaît pas le même succès que vous. Il n’y a jamais de rivalité entre vous ?

De la rivalité, non. Son dernier livre, La fille sur la photo, parle d’une romancière inconnue qui vit dans l’ombre d’un grand réalisateu­r, bon… Elle a une très grande ténacité, une très grande force. Je pense que la reconnaiss­ance est moins un moteur pour elle. Moi, c’est un peu honteux mais j’avais besoin de reconnaiss­ance, j’avais envie d’être entendu. Je n’aurais pas tellement aimé être un auteur non reconnu. Mais Karine et moi on sait que la reconnaiss­ance relève aussi du hasard. – c.c.

“J’ai grandi dans une culture populaire dont j’étais fier (…) Une morale du travail, une forme de retenue, de stoïcisme.”

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