Marie Claire

Mourir, renaître, raconter

Comment se reconstrui­re, dans sa chair et dans sa tête, lorsqu’on a survécu au bouleverse­ment intime que représente un attentat ? Grièvement blessé à “Charlie hebdo” en 2015, le journalist­e Philippe Lançon explore sans pathos ces questions dans un livre-c

- Par Gilles Chenaille

Récit d’une « gueule cassée ». C’est le terme que l’auteur emploie lui-même à son propos. Celui qui désignait certains blessés graves de la Première Guerre mondiale. Ce jour-là fut l’un des épisodes d’un nouveau genre de guerre, menée par des fanatiques, contre un symbole de la liberté d’expression.

Une balle en plein visage

Les frères Kouachi font irruption dans la petite salle de rédaction de Charlie hebdo, mitraillan­t à tout va et à bout portant avec leurs fusils d’assaut Kalachniko­v. Tirant sur tout ce qui bouge : Cabu, Wolinski, Charb, Bernard Maris, Tignous et les autres… Dont Philippe Lançon, qui prend une balle en pleine face. Tombé à terre, dans une mare de sang, côtoyant le cadavre des autres, il voit les jambes d’un des tueurs

s’approcher de lui, s’attendant au coup de grâce. « La cervelle de cet homme, de ce collègue, de cet ami, qui sortait un peu du

crâne ». Celui de Bernard Maris. Explosé. Comme la mâchoire de l’auteur, qui n’a pas encore compris ce qu’il se passait. En lisant ce récit extraordin­aire, on vit (et meurt) de l’intérieur ce qui jusque-là n’était pour nous que vagues descriptio­ns, images toutes faites de cinéma d’action convoquées par notre imaginatio­n limitée, avec leur inévitable dose de clichés. Une vision de surface. Lançon fait le terrible effort de plonger à l’intérieur de lui-même et d’en extraire, plus de deux ans après, au-delà du fi lm précis de ce qu’ont vu ses yeux, ce qu’il a précisémen­t vécu, c’està-dire ressenti. En l’occurrence, une espèce de dédoubleme­nt, entre le moi de sa vie d’avant et celui qui commençait à comprendre… « Bernard est mort, m’a dit celui que j’étais, et j’ai répondu, oui il est mort, et nous nous sommes unis sur lui, sur le point de sortie de cette cervelle que j’aurais voulu remettre à l’intérieur du crâne et dont je n’arrivais plus à me détacher ».

“Sur la tablette apportée par l’infirmière, j’ai écrit difficilem­ent, en lettres capitales : ‘C’est foutu avec Gabriela.’”

L’auteur s’est cru mort, ses tueurs aussi. Mais cette balle en plein visage n’a pas atteint le cerveau. C’est le bas de son visage qui a été pulvérisé. Une balle dans la mâchoire. Il croyait jusque-là que « ce qui avait eu lieu était une farce, tout en devinant déjà que ce n’en était pas une, mais sans savoir ce que c’était ». Il réalise enfin, apercevant sur l’écran de son mobile le reflet de la bouillie qu’est devenu ce visage et qui fait de lui « un monstre ». Et se disant, dans un état second, que s’il était parti une minute avant, au lieu de se raviser au dernier moment pour montrer à Cabu les photos d’un livre sur le jazz, il aurait croisé les assassins dans le couloir. Qui l’auraient alors criblé de balles, l’envoyant là où ses compagnons – gisant désarticul­és autour de lui – étaient maintenant partis pour longtemps.

Une enquête sur lui-même

Suit un chemin de croix qui n’en fi nit pas, des urgences à la réanimatio­n, des opérations de reconstruc­tion maxillo-faciale à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrièr­e à celui des Invalides, qui à quelques mètres du tombeau de Napoléon tâche de maintenir en vie les victimes du terrorisme ou les blessés des armées françaises en opération. Deux ans d’un parcours hospitalie­r ponctué de treize opérations lourdes, de rééducatio­ns interminab­les, d’allers et retours entre le bloc et la chambre, bardé de tuyaux et de vertiges, crucifié par l’épuisement, la douleur, le doute. Longtemps sans pouvoir parler, muni d’une simple tablette effaçable Velleda où il traçait quelques mots. Et l’amour, fi ni ? « Sur la tablette apportée par l’infir-

mière, j’ai écrit difficilem­ent, en lettres capitales : “C’est foutu avec Gabriela.” » Sa compagne pourrait-elle assumer cela ? Ce fut rude, mais elle put. Malgré les soucis qu’elle avait aussi de son côté, et l’égocentris­me dont tout blessé est obligé de faire preuve. « Il faut que tu te prépares psychologi­quement parce que

tu n’es pas beau à voir. » Cette phrase terrible et nécessaire lui est dite à l’hôpital par Florence, sa bellesoeur, qui comme son frère Arnaud est très présente au fi l de ces longs mois post-traumatiqu­es à l’hôpital. Philippe Lançon est défiguré. Petit à petit, il se remet à écrire pour Charlie hebdo et Libération, journalist­e enquêtant sur lui-même et chroniquan­t sa sortie d’entre les morts, son retour chez les vivants avec long arrêt au purgatoire médical. Ici, le récit sans pathos de sa vie de patient au milieu des blouses blanches constitue un témoignage d’une intelligen­ce et d’une humanité exceptionn­elles, qui nous concerne tous. Les femmes y tiennent un rôle particulie­r : Gabriela, mais aussi ses amies, qui souvent savent trouver le geste ou le mot justes. Et, surtout, « sa » chirurgien­ne de la Pitié, nommée Chloé dans ces pages, sorte de croisée de l’impossible avec qui il entretient des relations de presque amour. Le tout sous la surveillan­ce permanente des policiers du Service de la protection, et entrecoupé de visites officielle­s qui donnent lieu à des portraits saisissant­s (notamment celui de François Hollande flashant sur la chirurgien­ne). Aujourd’hui, l’auteur est réparé. Avec certaines séquelles, mais sorti du tunnel : la vie a gagné. En refermant ce livre, on se dit que la littératur­e aussi.

 ??  ?? Collaborat­eur de Charlie hebdo, Philippe Lançon (ci-contre en 2013) est l’un des trois survivants de l’attentat du 7 janvier 2015.
Collaborat­eur de Charlie hebdo, Philippe Lançon (ci-contre en 2013) est l’un des trois survivants de l’attentat du 7 janvier 2015.

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