Marie Claire

Victoire de Castellane

Ancienne enfant de la nuit, dont elle a gardé un rire boule à facettes, la directrice artistique de Dior joaillerie plonge avec nous dans l’intimité de son travail, de son rapport au bijou, pierre angulaire de sa vie.

- Par Fabrice Gaignault

Je me souviens d’elle, il y a mille ans ou presque, au Palace, lorsque adolescent­e, elle illuminait la piste de danse de son sourire solaire sous sa frange blonde en mode headbanger. Victoire de Castellane ( prononcé «Caslane ») était une enfant de la nuit, comme Eva Ionesco, égérie juvénile d’une époque insouciant­e. Ce matin-là, la directrice artistique de Dior Joaillerie affiche ce même sourire éternel qui, chez elle, semble être la plus sincère des marques de politesse. Victoire de Castellane, héritière imaginaire des steppes d’Asie centrale, avec ses pommettes hautes et ses yeux comme des lignes étirées lorsqu’elle rit aux éclats. Celle qui affi rme avoir « démémérisé » le bijou est tout en noir, comme pour faire ressortir, à la manière d’un écrin, ses trésors du jour. Un collier indien ayant appartenu à une maharani, des boucles d’oreilles anciennes en malachite, cadeaux de son mari, le directeur artistique Thomas Lenthal. Aux doigts, une perle couronnée de diamants venant de sa grand-mère ainsi qu’une opale, ce concentré de la nature fi xé dans une pierre qui, en fonction de la lumière, change de couleurs. « Une bague de petite fille qui rêve », confiera-t-elle plus tard. Comme celle qu’elle est, au fond, restée et pour longtemps encore.

Marie Claire : Avec un prénom pareil, on ne peut être condamnée à l’échec…

Victoire de Castellane : (Elle rit.) Oui, c’est gonflé comme prénom, et ça met une grosse pression. Je ne me suis pourtant jamais dit que cela m’obligeait à devenir la meilleure dans quelque domaine que ce soit. Mon vrai prénom est Victoria – mon père étant à moitié espagnol – mais, ma mère préférant Victoire, on m’appelle ainsi.

Que veut dire être directrice artistique de Dior Joaillerie ?

Je suis responsabl­e de la création, de l’univers et de l’image de la haute joaillerie chez Dior, tout ceci devant rester très cohérent. Je me vois davantage comme créatrice que comme directrice artistique, mais c’est ainsi que l’on désigne la responsabl­e de la joaillerie dans une entreprise.

Vous êtes connue et reconnue pour avoir dépoussiér­é le bijou en y injectant de la couleur et de la fantaisie.

C’était nécessaire. Lorsque je suis arrivée place Vendôme, les joailliers, uniquement des hommes, avaient une approche très conformist­e du métier. Ils n’utilisaien­t que quatre sortes de pierres, alors que par le passé les femmes du monde raffolaien­t de beaucoup de variétés, sans chercher à savoir si ça se faisait ou pas. Tout était alors permis. La profession était tombée dans un classicism­e ennuyeux.

Qu’apporte la féminité à la conception d’un bijou ?

La sensualité. Peut-être aussi l’idée de confort, de poids. Un bijou trop lourd ou qui pique n’est jamais agréable. Il faut qu’on le voie mais qu’on l’oublie, il doit faire partie de vous, à la manière d’un tatouage qui bouge et qui brille.

Quel genre de pierres avez-vous sorti du purgatoire ?

L’améthyste, par exemple, alors considérée comme une pierre semi-précieuse donc un peu bas de gamme. J’utilise les pierres qui ont le plus de charme, le plus de vie et qui ont les couleurs les plus intéressan­tes. Et j’adore les associatio­ns de couleurs. La pierre qui, au premier regard, pourra paraître ingrate va, mise en opposition à une autre, trouver sa place et sa propre personnali­té. J’ai voulu remettre la liberté de création au centre de la joaillerie.

Comment vous est venu ce désir de créer ?

Depuis que je suis enfant. Je me souviens qu’à 4 ou 5 ans j’avais démonté et recréé un petit bracelet à breloques offert par ma mère. Je suis fascinée depuis toujours par ce monde de pierres de couleurs. Chez mes parents, je voyais passer beaucoup de femmes avec des bijoux, et je trouvais merveilleu­x leurs apparences et la sonorité claire que provoquaie­nt les bracelets en s’entrechoqu­ant. Pour moi, un bijou doit avoir des couleurs et faire du bruit.

Mais j’imagine que tout est parti de l’image maternelle ?

Pas du tout : ma mère ne portait pas de bijoux, contrairem­ent à ma grand-mère paternelle. J’ai été très marquée, enfant, par une vendeuse en parfumerie qui me fascinait avec ses bijoux et ses ongles très rouges. Je pouvais passer des heures à regarder cette dame faire des paquets cadeaux. Ça m’est resté : ce que je préfère au monde c’est contempler des femmes.

A ce point ? Et pour quelles raisons ?

C’est si vrai que mes enfants et mon mari sont résignés lorsque nous allons au restaurant : ils savent que je ne vais pas beaucoup participer à la conversati­on mais passer mon temps à contempler des inconnues parées de bijoux. Pour moi, il n’y a rien de plus fabuleux au monde comme spectacle. Je suis en quelque sorte aspirée par les femmes.

Vous avez les oreilles percées ; dans votre milieu, ce n’était pas bien vu… On disait que ça faisait « concierge ».

Oui, c’était très mal vu, et c’est d’ailleurs pour cette raison que, très jeune, je les ai moi-même percées en cachette. Je n’ai jamais imaginé une seconde obéir aux convention­s bourgeoise­s. Je détestais le conformism­e et toutes les règles que celui- ci induit. Cette attitude vient en partie de mon père, qui n’a jamais eu ce genre de principes. Et aussi de mon oncle Gilles Dufour*, qui m’a en partie élevée avec ma grand-mère maternelle. Il m’a fait renverser les barrières en m’emmenant au Palace à 15 ans. Il me sortait tout le temps. Avec lui j’ai découvert la vie.

Boni de Castellane, votre aïeul et célèbre dandy de la Belle Epoque, n’était pas non plus un aristocrat­e coincé…

C’est le moins que l’on puisse dire. Il avait épousé une milliardai­re américaine très laide, dont il disait : « Elle est belle vue de dot. » Et lorsqu’il faisait visiter leur chambre, il confiait, accablé à l’idée du devoir conjugal : « Voici la chapelle expiatoire. » Chez nous, il y a des codes de politesse et de savoir-vivre élémentair­es, mais un refus des convention­s ennuyeuses et du qu’en-dira-t-on. Vous pouvez aller loin dans l’existence avec un minimum d’éducation et un maximum de bienveilla­nce.

Ce refus des convention­s se retrouve dans votre façon de concevoir vos bijoux ?

Tout à fait, je ne peux et ne sais pas travailler dans un moule. Je me fiche du qu’en-dira-t-on. Je garde la même innocence spontanée pour créer. Quand je suis avec mes équipes autour des pierres, c’est comme si j’étais encore enfant dans la cour de récréation. Je travaille de manière conscienci­euse mais avec naturel et sans prise de tête.

Comment vous vient l’inspiratio­n ?

Par des pensées éparses. Quelque chose de l’ordre du sentiment ressenti. Je me demande, par exemple, comment je pourrais protéger une femme imaginaire grâce à tel ou tel bijou, que je n’ai plus ensuite qu’à dessiner.

Pourquoi parlez-vous de protection ?

Parce que les bijoux sont des protection­s, des armes, des alliés, des assurances contre les dangers. Dans les périodes troublées, ils sont tout ce qu’il reste aux femmes qui doivent fuir. Vous pouvez tuer pour lui, coucher pour lui. Rompre avec lui à vos côtés, aimer avec lui. Il y a aussi l’idée de transmissi­on quasi spirite : tenez, cette bague de ma grand-mère que je porte… Eh bien j’ai l’impression que ma grand-mère est là, en moi. Je me dis : « Elle l’a vue comme ça, elle a joué avec son doigt avec, comme moi aujourd’hui. » Enfin, il y a l’idée de durée. Cette bague reviendra à ma fille après ma mort, et suivra son chemin de doigt en doigt. Le corps se dissout, le bijou reste. Il y a de l’éternité qui passe dans ces petites pierres.

Avez-vous songé à être enterrée avec vos pierres ?

Avant, oui, j’aurais adoré. Mais j’ai changé d’avis. Tout ce qui est sur terre doit y rester. Je n’aime pas le fait que l’on expose des bijoux anciens récupérés dans des tombes. C’est quand même violent, cette idée de violer une sépul-

“Vous pouvez tuer pour un bijou, coucher pour lui, rompre avec lui à vos côtés, aimer avec lui.”

ture et d’en récupérer les trésors ayant appartenu à quelqu’un. Quelle que soit l’époque de sa mort, toute femme mérite qu’on respecte son intégrité.

Et si le bijou était une femme, quelle serait-elle ?

Pas une mais plusieurs, et surtout pas moi. Je me vois comme un messager androgyne transmetta­nt un bijou à une femme. Il y a une symbolique érotique dans mes créations. On l’oublie, mais le bijou se place dans les endroits stratégiqu­es d’attaches qui évoquent la sensualité et la sexualité. Baudelaire a écrit de très belles choses sur les courtisane­s vénéneuses aux bijoux sonores. Je relis souvent ses poèmes quand je commence à dessiner une pièce. J’ai toujours en tête une belle inconnue entièremen­t nue. J’adorerais que le bijou fasse partie intégrante de la femme, qu’il s’incruste dans sa peau et lui donne un super-pouvoir.

Si votre maison brûlait, vous sauveriez vos bijoux avant vos enfants ?

Non, je sauverais mes enfants et mes bijoux en même temps ! Ou je mourrais avec.

Je vous observe jouer avec un trombone autour de l’un de vos doigts…

J’ai envie de le tordre, de l’étirer en tous sens… J’adore jouer avec mes mains et avec n’importe quelle matière.

Y a-t- il des associatio­ns que vous déconseill­ez formelleme­nt ?

Les cheveux courts avec des lunettes de vue et de longues boucles d’oreilles. Ça ne marche définitive­ment pas.

Mais est-ce qu’un bijou est toujours beau à vos yeux ?

Pas forcément, ils peuvent me plaire sans que je les trouve beaux. C’est comme dans la vie : vous pouvez être séduit par des gens qui ne sont pas des gravures de mode. Heureuseme­nt, d’ailleurs. Chercher à tout prix la beauté est vite ennuyeux et très névrotique.

A propos de névrose, vous évoquez volontiers votre analyse. Celle-ci a-t-elle libéré quelque chose dans votre processus de création ?

Je ne sais pas, j’ai toujours été très sûre de moi dans ce domaine-là. Comme si je ne pouvais pas faire autrement. Je ne doute pas, parce que c’est mon langage. C’est pourquoi je ne suis jamais certaine d’accorder une interview sur mon travail. Pour moi, il est dit par son existence ; le reste, les mots pour en parler, je m’en défie.

Comment êtes-vous certaine que vos pierres ne proviennen­t pas d’une région d’Afrique ensanglant­ée par les pillages et les tueries ?

C’est un souci extrême. Nous avons un protocole extrêmemen­t rigoureux quant à l’origine de nos pierres. Leur provenance est strictemen­t contrôlée, de même que nous n’utilisons pas de pierres traitées ou chauffées.

Y a-t-il un bijou que vous n’avez jamais réussi à réaliser ?

Pas vraiment. Lorsque je cherche une certaine couleur, je me débrouille avec de la laque. Je me dis : « Quel dommage qu’il n’existe que trois couleurs d’or. » Du coup, je crée de nouvelles couleurs. Mon métier est un jeu de constructi­on pour aller au bout du rêve.

(*) Ancien directeur artistique des Studios Chanel et désormais directeur artistique du prêt-à-porter Balmain Diffusion et des studios de création pour les licences.

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 ??  ?? C’est en compagnie de Christian Dior que la créatrice s’est dessinée pour nous.
C’est en compagnie de Christian Dior que la créatrice s’est dessinée pour nous.
 ??  ?? 1 1. Avec son caniche préféré en 1968. 2. Majestueus­e Multicolor­e, un des colliers qu’elle a créés pour Dior Joaillerie. 3. Entourée de Karl Lagerfeld et Catherine Deneuve pour son anniversai­re, aux Bains Douches, en 1992.
1 1. Avec son caniche préféré en 1968. 2. Majestueus­e Multicolor­e, un des colliers qu’elle a créés pour Dior Joaillerie. 3. Entourée de Karl Lagerfeld et Catherine Deneuve pour son anniversai­re, aux Bains Douches, en 1992.
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 ??  ?? 4. Dessinée par elle-même avec monsieur Dior. 5. En vacances au Rayol-Canadel avec son cousin Paul, en 1968. 6. Pour le magazine SelfServic­e, en 2010. 4
4. Dessinée par elle-même avec monsieur Dior. 5. En vacances au Rayol-Canadel avec son cousin Paul, en 1968. 6. Pour le magazine SelfServic­e, en 2010. 4
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