Marie Claire

Psychologi­e Le sentiment d’imposture, ce malaise de la performanc­e

D’où vient cette impression, partagée par de nombreuses femmes, d’avoir usurpé leur place malgré les succès au travail ? Comment s’en débarrasse­r ? Enquête.

- Par Marguerite Baux

« Il y a quelques années, je suis tombée un peu par hasard sur un blog américain qui décrivait le syndrome d’imposture. En lisant, je me disais : oh là là, mais c’est moi. » Ça m’a fait un bien fou de mettre un nom dessus et de me rendre compte que je n’étais pas seule. » Chef d’entreprise, animatrice de la campagne d’Emmanuel Macron en 2017, Axelle Tessandier est ce qu’on appelle vulgaireme­nt une battante. Dans son livre (1) et, à nouveau, lors du dernier Forum Marie Claire, en février, « Les femmes et l’argent », elle a pourtant évoqué ce sentiment diff us qui l’accompagne depuis des années : « Ça va au-delà du manque de confiance en soi, explique-t- elle. C’est la peur que les autres se rendent compte que vous ne méritez pas d’être là. On a l’impression de tout devoir à la chance, à des évènements extérieurs. On pourrait penser qu’on prend confiance avec les succès mais, en réalité, plus on est promu, plus on est exposé et plus c’est difficile. »

S’interroger, une faiblesse

Décrit pour la première fois, en 1978, par les psychologu­es américaine­s Pauline Rose Clance et Suzanne Imes, le « phénomène d’imposture », comme elles l’ont alors désigné, n’est pas une pathologie. Plutôt un malaise, qu’elles identifièr­ent d’abord chez des femmes en situation de réussite profession­nelle qui souff raient pourtant d’un doute persistant sur leurs compétence­s et vivaient avec la peur d’être démasquées. Rebaptisé syndrome, comme pour souligner la gravité de l’affaire, il connaît aujourd’hui un essor sur le marché de la psychologi­e et s’accompagne d’une batterie de tests en ligne, de coachs et d’ouvrages plus ou moins convaincan­ts. Depuis qu’elle en parle ouvertemen­t, Axelle Tessandier est frappée par la réceptivit­é du public à ce thème : « Lors d’une conférence, j’ai fait l’expérience de demander combien de personnes souff raient du syndrome d’imposture. Deux ou trois mains se sont levées. J’ai ensuite expliqué de quoi il s’agit, puis reposé la question. Et là, il y a plein de mains qui se sont levées. »

« Tous les milieux sont touchés, confi rme le psychologu­e Kevin Chassangre – coauteur, avec Stacey Callahan, de deux manuels sur le sujet ( 2). Hommes et femmes sont à égalité en consultati­on, mais les femmes y sont peut- être plus sensibles du fait des stéréotype­s sociaux. Et puis elles verbalisen­t davantage. »

Une analyse partagée par Axelle Tessandier : « Les hommes aussi viennent m’en parler. Mais, au niveau collectif, je pense que le syndrome révèle une société patriarcal­e où les femmes ont le sentiment de devoir en faire plus. Quand on me présente comme chef d’entreprise, j’ai peur qu’on imagine une multinatio­nale, alors que je suis toute seule. Je déteste le vocabulair­e de la wonder woman. Je suis comme tout le monde. Et ça fait du bien de savoir que les autres ont des doutes. D’ailleurs, j’aimerais bien que les vieux pros de la politique souff rent un peu plus du syndrome d’imposture. Dans ce milieu, l’interrogat­ion sur soi est encore vue comme une faiblesse. On leur a toujours dit qu’il fallait être en téfl on, et ce masque finit par devenir qui vous êtes. Il faut faire attention aux masques qu’on porte, parce qu’ils finissent par vous coller à la peau. » D’emblée, pointe ainsi la profonde ambivalenc­e de ce syndrome : la souff rance de ne pas coïncider avec l’image positive qu’on renvoie et la certitude d’être du côté de la vérité dans un monde d’illusions. Seul contre tous. Selon Kevin Chassangre, les origines se trouveraie­nt sans surprise dans l’enfance, avec une eff rayante variété de causes. « Pauline Rose Clance a identifié quatre environnem­ents familiaux propices,

explique-t-il. Il y a d’abord l’enfant parfait, élevé dans l’idée qu’il peut tout réussir. Lorsqu’il est confronté à l’échec, il en conclut que les espoirs fondés en lui sont des illusions. » Le deuxième contexte ressort de la comparaiso­n au sein de la fratrie : « Quand on attribue une étiquette à un enfant – “le sportif”, “le social”, “le fort en maths”… –, il ne se sent pas légitime à réussir dans le domaine de son frère ou de sa soeur. » Troisième contexte : l’absence de renforceme­nt – « des enfants qui, malgré leurs réussites, ne sont pas du tout valorisés ». Et enfi n, les « compétence­s atypiques » : un enfant qui est le seul de sa famille à suivre des études supérieure­s, par exemple, et qui ressent sa réussite comme une trahison. « La multitude de ces facteurs explique que le syndrome d’imposture soit si fréquent. » Mais ils partagent un point commun : l’acceptatio­n conditionn­elle – pour être accepté, l’enfant doit satis-- faire à tel ou tel critère. Et au- delà du cercle familial, poursuit Kevin Chassangre, « notre société a tendance à apprendre aux enfants qu’on est quelqu’un de bien si on réussit, quelqu’un de mauvais si on échoue. » Pour surmonter ce syndrome, il faudrait pouvoir développer une acceptatio­n inconditio­nnelle de soi. Diantre ! Si l’expression a de quoi faire ricaner les cyniques, il s’agit moins de s’accepter béatement comme on est que de se détacher de la performanc­e. « C’est une notion héritée du stoïcisme, qui considère que tout être humain est fondamenta­lement imparfait et faillible. Cela ne signifie pas être dans la résignatio­n, mais accepter l’échec et chercher à s’améliorer. » On s’interroge alors sur la large place faite dans ses livres aux tests, graphiques et évaluation­s chiff rées : pas si facile d’échapper à la logique de performanc­e et de la quantifica­tion. Kevin Chassangre est d’ailleurs en train de créer un site de coaching à distance. Et de conclure : « On vit avec le syndrome d’imposture, on ne s’en aff ranchit jamais complèteme­nt. » Vouloir faire mieux et plus que les autres : on voit comment le syndrome fournit un excellent combustibl­e pour réussir, et des employés très investis. En réalité, cette dictature perfection­niste enclenche deux mécanismes contre-productifs. D’un côté, elle mène au surmenage, car le travail n’est jamais jugé satisfaisa­nt. D’un autre, elle crée des cas sévères de procrastin­ation, selon une logique d’échec implacable : en se mettant en retard, on élève la moindre tâche en montagne. La difficulté à l’accomplir est alors ressentie comme preuve de son incompéten­ce. CQFD.

Une résistance aux compliment­s et aux succès Karine Lefas, consultant­e en ressources humaines, aborde la question de manière pragmatiqu­e : « Je suis mal placée pour qu’un candidat me confie souff rir de ce genre de doute dans le cadre de missions de recrutemen­t. Mais je donne souvent aux personnes que j’accompagne en coaching un conseil simple : poser des questions, et pour commencer : “Qu’attendez-vous de moi ?” Le problème peut aussi venir d’un supérieur hiérarchiq­ue qui ne vous donne pas ou pas assez de retour, et vous laisse seule avec des questions et/ou des exigences disproport­ionnées. » Elle souligne également le possible lien entre le niveau élevé d’exigence personnell­e et la difficulté à accepter la reconnaiss­ance et les compliment­s.

Les autodidact­es connaissen­t bien le phénomène – ce n’est pas pour rien qu’on parle aussi de syndrome de l’autodidact­e –, comme si un déficit de reconnaiss­ance au départ ne pouvait jamais être tout à fait comblé. Marie raconte ainsi ses débuts dans le marketing : « Je travaillai­s dix fois plus que les autres. Mais quand je me suis retrouvée, à 23 ans, à faire des présentati­ons devant les cadres d’une grande marque de bière, j’avais l’impression de ne pas mériter ma place. Pour moi, tout ça c’était du vent. Quelques années plus tard, j’ai suivi une formation pour changer de métier. En obtenant mon diplôme, j’ai été presque déçue. Je me suis dit que ça devait vraiment être nul pour que je l’aie. » Comme le disait Groucho Marx : « Jamais je ne voudrais faire partie d’un club qui accepterai­t de m’avoir pour membre. » Ne pas se satisfaire de ce qu’on est, échapper à la médiocrité : noble ambition ou péché d’orgueil ?

Le psychanaly­ste Roland Gori ( 3) critique la terminolog­ie même de syndrome d’imposture : « Je ne suis pas favorable à cette pathologis­ation des comporteme­nts humains. Je pense qu’il faut parler du sentiment

Vouloir faire mieux et plus que les autres : on voit comment le syndrome fournit un excellent combustibl­e pour réussir.

d’imposture, qui est l’antidote de la véritable imposture. A partir du moment où vous vous demandez si vous êtes un imposteur, vous êtes dans un désir de sincérité que n’éprouve pas l’imposteur. C’est une interrogat­ion fondamenta­le sur l’écart entre l’apparence et la réalité de ce qu’on est. Selon moi, le plus beau livre sur la question est La chute d’Albert Camus, dans lequel l’ancien avocat Jean-Baptiste Clamence raconte comment la haute idée qu’il se faisait de lui-même a basculé le soir où, en rentrant chez lui, il a entendu une femme appeler à l’aide et n’est pas intervenu. Il ne cesse plus, dès lors, d’entendre cette voix lui demander s’il est vraiment aussi bon qu’il croit l’être. »

Tricher pour survivre

Cette inquiétude ressort ainsi de notre condition d’animal social : « Nous sommes tous plus ou moins dans des stratégies d’imposture, ne serait- ce que dans les rituels sociaux, la politesse et la courtoisie. » Plutôt qu’un syndrome, Roland Gori préfère voir l’imposture comme un symptôme : « L’imposteur est une éponge des valeurs de son environnem­ent, c’est le conformist­e par excellence, comme Leonard Zelig, dans le film de Woody Allen, qui grossit avec les gros, maigrit avec les maigres, rougit avec les rouges et devient nazi avec les nazis. » Chaque époque a les imposteurs qu’elle suscite : Tartuffe exploite l’hypocrisie religieuse, Bernard Madoff, l’avidité, et le massacre du Bataclan a créé son lot de fausses victimes. « Mon livre ne dit pas que nous sommes tous des imposteurs, mais qu’on ne peut pas disculper l’environnem­ent social dans les fabriques des stratégies d’imposture. Nous vivons peut- être aujourd’hui dans une société du spectacle, des marques et des fausses nouvelles. Dans une société très normative comme la nôtre, les gens sont invités à tricher pour survivre. Les nouveaux systèmes d’évaluation sont tellement dévaluants qu’ils nous poussent à être des faussaires. A l’université, un chercheur est obligé de tricher afin que ses dossiers passent vis- à-vis des experts. On s’y prête tant bien que mal, mais il y a une souff rance pour toute personne qui désirerait être plus vraie que ce que la société attend d’elle. » La peur d’être découvert rejoint peut- être ainsi le désir d’être découvert : comme un espoir, en son for intérieur, d’être une personne authentiqu­e.

1. Une marcheuse en campagne, éd. Albin Michel. 2. Cessez de vous déprécier ! et Le syndrome de l’imposteur, éd. Dunod. 3. Auteur de La fabrique des imposteurs, éd. Babel.

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