“Je voulais qu’il érotise mon nouveau sein”
« Qui est cette femme qui me fixe dans le miroir ? Ça ne peut pas être moi… Ce jour de lucidité cruelle, j’ai senti que pour sauver ma peau il fallait que je m’agrippe à ce qu’il me restait de beau : mon histoire d’amour et mes enfants. L’ablation de mon sein avait déjà amputé ma féminité, la chimiothérapie saccageait mon identité. De la femme solaire que j’étais ne restait qu’une petite chose apeurée et fébrile. Moi qui portais des talons de 12 cm, je perdais l’équilibre en ballerines, je voyais flou, et la cicatrice qui creusait ma chair m’envoyait des coups de poignard. Sentir la déliquescence de son corps fait peur au- delà du supportable. Le traitement était en train d’agir, mais qu’est- ce qui me prouvait alors que ce n’était pas la mort qui avançait ses pions ? Je me suis sentie comme un gibier aux abois. Pour reprendre mon souffle et conjurer la peur de souffrir, je me lovais contre le torse de mon homme, le rythme de sa respiration soulevait le mien, je sentais sa chaleur perfuser mon corps, ça voulait dire que moi aussi j’étais vivante. Il caressait mes mains, il les embrassait sur la paume, sur les doigts, il y promenait ses lèvres, tendrement, c’était doux. Je m’endormais dans ses bras, ses poils contre ma joue. Durant cette année où j’ai été en lambeaux, le cerveau retourné, les ponts coupés avec moi-même, je n’ai trouvé d’apaisement que dans sa tendresse. Je ne pouvais pas plus recevoir sensuellement, encore moins donner. J’avais cadenassé mon désir, je me devais de rester aux aguets pour garder toujours un temps d’avance sur la maladie, surtout ne jamais baisser la garde. En plus, la jouissance aurait été comme célébrer une victoire pas encore gagnée. La peur rend superstitieux. Et puis… je me répugnais. Il m’était inconcevable que mon homme désire ce corps dont je ne voulais pas. Ce thorax plat à droite, ce sexe de fillette sans poils… Je ne pouvais m’identifier à “ça ”. Me désirer aurait été nier ma douleur. Je voulais qu’il érotise mon nouveau sein, pas le stigmate de celui qui avait porté la mort. Il m’a répété : “Je suis là, je t’aime, toi, telle que tu es.” Et il m’a attendue. Depuis sept mois, ses baisers ont glissé de mes mains à ma féminité reconstruite. »
Gabrielle, 49 ans