Reportage La jeunesse fêtarde et fracassée de Nuuk
Ecrivaine, rappeur, politicienne, productrice ou serveuse, ils vivent au milieu d’un désert blanc, dans ce petit pays, le Groenland, projeté en moins de cinquante ans dans la modernité et les drames sociaux. Souvent fils ou petit-fils de pêcheurs, Julia,
L’avion s’approche. Vue d’en haut, la pure démesure du désert de glace, plus de 2 millions de kilomètres carrés, est une claque à l’entendement. Le Groenland. Dans la poche de ma parka, un livre, Homo Sapienne* : mon visa pour Nuuk, capitale de l’île la moins peuplée du monde. Ce roman de Niviaq Korneliussen est devenu un phénomène de société : trois mille exemplaires vendus, un best-seller dans ce pays de cinquante mille habitants. Cet ovni littéraire scanne les questionnements existentiels de deux lesbiennes, un gay, une bisexuelle et un transgenre installés à Nuuk. Au- delà de l’identité sexuelle, le texte interroge l’identité de ce pays et les drames sociaux qui marquent à vie cette génération de vingtenaires. Dans le port, les plaques de glace craquent et libèrent les petits bateaux de pêche, il fait 0 °C, le printemps se profile. Des filles tatouées et piercées, des garçons coiffés de bandanas ou de casquettes de base-ball, des femmes aux cheveux rouges progressent avec une maîtrise enviable sur les patinoires que sont certains pans de rue, le nez sur leur smartphone. Lene Therkildsen, l’éditrice d’Homo sapienne, nous reçoit au premier étage d’un entrepôt de la zone d’activités portuaires. A ses côtés, deux de ses auteurs, Pivik Morch et Sorine Steenholdt. Désir de fuite dans le roman de Pivik, pessimisme sans issue chez Sorine, à l’image de la seule route de Nuuk, une boucle qui ne conduit nulle part. Au bout, il n’y a que la mer ou le désert glacé. La ville la plus proche est à 1 500 km, accessible en bateau ou en avion. « Je viens d’une famille de pêcheurs et de chasseurs, raconte Pivik. Il y a douze ans, ils ont dû cesser leur activité, la glace était
devenue trop fine. Mon oncle a vendu ses chiens de traîneaux, et mon père, qui rêvait d’un bateau, a acheté une voiture une fois à Nuuk. »
« C’est quoi, aujourd’hui, être Groenlandais ? » demande Niviaq Korneliussen. Quel futur pour cette ancienne colonie, autonome depuis 1979, mais toujours province danoise ? Les voix de cette jeunesse éduquée fracassée de colère, d’incertitude et de mélancolie sont celles que nous cherchons. Nuuk est tout petit – dix-huit mille habitants –, on va trouver.
Un tatouage facial inuit
Identifier le bar où ça se passe est une façon de répondre à cette question dont les auteurs locaux font des livres. Au Daddy’s, tout le monde se connaît. Un jeune pêcheur rejoint ses potes, un mécano flirte avec une championne de freeride, des étudiantes rigolent en s’envoyant des bières. Trois bartenders dansent en versant des shots à tour de bras. Hilares et stylées, elles claquent la bise aux clients. Il est 23 heures, un jeudi, c’est l’apéro. Contactée sur Facebook, Nuka Carmen Bisgaard est aussi spectaculaire qu’espérée.
La grande blonde transgenre en robe blanche est flanquée d’Elias, timide boulanger gay arborant un tatouage facial. « Ce sont les femmes qui se tatouaient comme ça. Ma façon de dire ma fierté d’être inuit et de faire partie de ce monde », explique-t-il. En 2010, Nuka a organisé la première gay pride du Groenland. « Mille quatre cents personnes sont venues ! » dit- elle. Des grands-mères viennent embrasser la star du documentaire Eskimo diva. Née en Suède d’un père groenlandais, elle a fait son coming out ici à 17 ans. « J’adore ce pays. Tu peux toujours y faire quelque chose de différent ou de mieux, être un pionnier. » Aujourd’hui, elle est manageuse de groupes de rock.
Je sors fumer sur la terrasse, il fait – 2 °C. Julia, la bartender aux cheveux bleus, tire sur sa clope. Ce soir, elle remplace une fille malade, et les weekends elle est derrière le bar du Manhattan, la boîte qui jouxte le pub. La journée, elle travaille dans une boutique de vêtements. « C’est tellement cher la vie ici ! Un concombre coûte 30 couronnes (4 €). » Sa mère est née dans un village de pêcheurs qui voit sa population s’effondrer : 182 personnes dans les années 90, 85 en 2010. A Nuuk, lors du regroupement urbain entamé dans les années 50, les pêcheurs- chasseurs ont été relogés dans des blocs de béton aujourd’hui vétustes. Julia égrène sa biographie. « Mon grand-père était pêcheur, et ma grand-mère, alcoolique. Leurs enfants leur ont été retirés pour être placés en orphelinat. Ma mère se souvient que son baby-sitter venait la toucher la nuit. Alcoolique jusqu’à mes 11 ans, elle ne prend plus rien depuis quatorze ans. Mon père était défoncé au haschich. » Il y a huit mois, le petit ami de Julia a été arrêté pour trafic de drogue. Elle clame son innocence. Le drame social comme litanie.
“J’adore ce pays. Ici tu peux toujours y faire quelque chose de différent ou de mieux, être un pionnier” Nuka Carmen Bisgaard, manageuse de groupes de rock
A 23 h 30, les buveurs de bière du Daddy’s se ruent au Manhattan. Ils ne rateraient pour rien au monde le concert de Mariina, ex-star des années 80. Dès le premier morceau, la chanteuse quinquagénaire emporte l’audience. Chaque Groenlandais, quels que soient son âge, son style et son niveau d’éducation, connaît par coeur les titres de Mariina, qui chante la culture traditionnelle et l’amour perdu. Le lendemain, nous retrouvons dans les blocs, Josef Tarrak, rappeur de 19 ans, et sa femme, Paninnguaq, candidate non élue aux législatives, 28 ans, enceinte de son deuxième enfant. Ils arborent le tatouage facial inuit. Leur histoire résume les dégâts sociaux qui frappent leurs concitoyens. Elle raconte : « Je ne connais pas mon père biologique. Je crois qu’il est SDF au Danemark. A 13 ans, j’ai commencé à boire, à 16 ans, j’ai fait une tentative de suicide, une seconde à 19 ans. Je n’ai pas touché à l’alcool depuis huit ans. » Souvent, Josef et Paninnguaq discutent de la chance qu’ils ont « d’être raisonnables. On a une vie très ennuyeuse. Mila, la fille de Paninnguaq se couche à 8 heures, on regarde Grey’s Anatomy, les élections de 2014 sur YouTube, nos potes viennent nous voir ». Une vie ennuyeuse, sauf qu’elle cherche à changer son pays blessé, et que lui enflamme le Groenland et le Danemark avec son rap engagé. « Les thèmes ? Mon enfance pourrie, les gamins qui grandissent dans la pauvreté, l’alcool, la drogue. Je chante mon ressentiment vis-à-vis du Danemark. Le racisme, les stéréotypes dans lesquels les Danois nous enferment : on ne fout rien, on est primitifs. »
Résistants sur leur île
Tous les lycéens nés dans la province glacée passent entre six mois et un an au Danemark. Josef n’a pas digéré les insultes essuyées sur le campus. « J’étais traité d’“arctic monkey”, on a dessiné un svastika sur ma porte. » Même vécu pour Julia, la bartender dont le biceps est tatoué du drapeau groenlandais : la Danoise qui partageait sa chambre a demandé une autre colocataire. L’indépendance était l’enjeu majeur des législatives d’avril 2018. Dans Homo sapienne, l’auteure épingle la rengaine nationaliste. Quand nous la rencontrons, elle s’énerve : « Les politiciens disent : “On est groenlandais, on est fiers, on peut tout faire.” Ce sont des mots vides. Un enfant sur trois a été abusé sexuellement. Chaque Groenlandais connaît au moins deux personnes qui se sont suicidées. » Un peu plus tard, le soir, Julia et deux de ses copines, Maja et Karoline se préparent à sortir, enquillant des bières et de la liqueur de whisky. En septembre, Maya fera une formation d’esthéticienne au Danemark. Elle rêvait d’étudier la philosophie et la psychologie. Mais à Nuuk, ces matières ne sont pas au programme. La médecine ou la biologie non plus. Il faut aller au Danemark.
Je regarde ces petites-filles ou filles de pêcheurs habillés en Nike ou Adidas. Dans un siècle, le terrain de chasse de leurs parents aura vraisemblablement disparu. Le Canada, la Russie et les Etats-Unis observent avec avidité le réchauffement climatique qui devrait ouvrir la voie à l’exploitation de formidables ressources naturelles. Des enjeux monstrueux auxquels les moins de 30 ans prêtent rarement attention, occupés à inventer cette nation en devenir. En 2016, 16 000 personnes nées au Groenland ont choisi de s’installer au Danemark, une poignée de résistants s’accrochent à leur île. Nina Skydsbjerg Jacobsen, productrice qui rêve de créer une industrie du film groenlandaise, résume l’objectif de Niviaq, Josef, Nuka… : « Je veux écrire l’histoire de mon pays. »
(*) Ed. La Peuplade.