Marie Claire

Psychologi­e Je mange de la viande

- Par Maryse Lèbre

Dans un pays où les bouchers sont la cible de groupuscul­es vegan et où la consommati­on de viande a chuté drastiquem­ent, revendique­r son goût pour la chair animale est-il devenu un acte subversif ? Notre journalist­e, pour qui il s’agit d’un plaisir lié à son histoire personnell­e, défend son droit à ne pas culpabilis­er.

En 1989, on découvrait l’un des personnage­s les plus mignons de la galaxie Disney en la personne de Sébastien, le crabe rasta du dessin animé La petite sirène. Il nous paraissait déjà très sympathiqu­e à l’époque. Mais cette sympathie s’est aujourd’hui doublée à son égard d’une autre profondeur, d’une empathie embarrassé­e, probableme­nt due à l’échec de son projet politique. Car si la chanson du petit crabe, Sous l’océan, manifeste antispécis­te aux accents d’outre-mer, visait non seulement à engraisser l’em-

pire Disney mais aussi à sensibilis­er les génération­s futures à la richesse des écosystème­s marins comme à la nécessité de s’interroger sur l’impact de nos régimes alimentair­es, le constat est bien amer à l’heure de l’acidificat­ion des océans, de la disparitio­n des récifs coralliens (60 % d’entre eux au Japon, en 2017) et des ravages de la pêche industriel­le. Les militants de la cause animale me riraient au nez d’en chouiner. Ils n’auraient pas tort.

En 1989, dans un salon de Boulogne-sur-Mer, j’interpréta­is moi-même avec un indéfectib­le enthousias­me le tube de La petite sirène pendant qu’en cuisine mon grand-père défonçait joyeusemen­t à coup de marteau les carcasses inanimées de la famille de Sébastien, de façon à s’offrir l’un de ses spectacles favoris : ses petits- enfants trempant la chair émiettée des pinces dans la mayonnaise maison. Y avait-il un quelconque lien entre mon ami Sébastien et l’autre ami qui végétait dans mon assiette ? Absolument pas. On me pardonnera, j’avais alors 6 ans. Trente ans plus tard, y en a-t-il davantage entre cet émincé d’oreille de porc pané en salade et Babe, le gentil porcelet ? Absolument pas. Enfin, très peu. Sébastien ne me pardonnera­it pas. Il m’inculperai­t pour oubli délibéré, un superpouvo­ir inquiétant grâce auquel on peut continuer à commander suprêmes de volaille et soles meunières tout en ayant lu quelques journaux. Lesquels nous informent qu’au niveau mondial l’élevage des animaux contribue, plus que les transports, au changement climatique (selon les enquêtes de l’Organisati­on des Nations Unies), qu’au prix de manipulati­ons génétiques l’élevage industriel fait naître des créatures incapables de survivre ailleurs que dans des environnem­ents artificiel­s, que la filière alimentair­e exerce une certaine influence sur la politique en matière de nutrition, que l’excès de protéines animales provoque ostéoporos­e, calculs urinaires et tutti quanti… tandis que le régime végétarien est plus pauvre en graisses saturées et en cholestéro­l, ou que 99 % des animaux consommés aux Etats-Unis proviennen­t de fermes-usines, fermes dont il n’est presque plus nécessaire de rappeler les pratiques cauchemard­esques pour s’interroger sur le statut moral accordé aux animaux.

Manger son histoire

Seulement voilà, je ne vois pas bien meilleure consolatio­n, face au vide abyssal de nos existences, qu’une belle andouillet­te 5 A sauce moutarde. Non seulement parce que c’est super-bon, mais aussi parce que, comme la plupart d’entre nous, je mange un peu plus que ce que je mange quand je mange. Nous mangeons nos histoires. Et en matière de nourriture, l’informatio­n n’a pas encore gagné sur la narration. « Les choix alimentair­es sont déterminés par de nombreux facteurs, mais la raison (et même la conscience) ne figure que rarement en tête de liste », expliquait le petit génie des lettres outre-Atlantique – et végétarien – Jonathan Safran Foer. En 2009, dans son essai Faut-il manger les animaux ? 1), qui est autant un plaidoyer pour

( le végétarism­e qu’une manière de constater à quel point l’alimentati­on touche à l’identité, il écrivait ces phrases : « Si ma femme et moi imposons à notre fils un régime végétarien, il ne mangera pas le plat unique de son arrière- grand-mère (…) ne songera peut-être jamais à elle en tant que Plus Grande Cuisinière De Tous Les Temps. L’histoire primordial­e de ma grand-mère, l’histoire primordial­e de notre famille devra changer. » Son histoire à lui parle de la persécutio­n des Juifs, des migrations, de la manière dont les récits d’hier assaisonne­nt encore nos assiettes à des décennies d’écart. Mon histoire à moi est moins tragique, mais elle m’inculque quand même un rapport social, poli-

tique et esthétique à la nourriture. Bizarremen­t ou non, cette histoire alors qu’on vient d’apprendre que la consommati­on de viande a baissé de 12 %( et que les bouchers, de

2) plus en plus attaqués par les groupuscul­es vegans, sont reçus au ministère de l’Intérieur, m’a fait développer certains réflexes. Comme, en vrac, trouver plutôt subversif, assez punk même, de compter dans mon assiette de la cochonnail­le un peu agressive quand les assignatio­ns de genre verraient plutôt les jeunes dames préférer les salades de graines de sarrasin, considérer comme la moindre des politesses de goûter la nourriture locale (souvent carnée) des pays dans lesquels je voyage, mépriser les formes trop ostensible­s de distinctio­n sociale, trouver plus de chien à un Jean-Pierre Marielle en train d’empoigner un saucisson à l’ail qu’aux fidèles de l’Eglise anglicane.

Cooliser le véganisme

Car oui, l’associatio­n Peta a beau caster Zahia et Sia pour cooliser le véganisme, le refus de la viande est longtemps resté associé dans mon esprit à la frigidité, à l’abstinence, à la mortificat­ion de la chair, aux sandales Saint-Jacques- de-Compostell­e réhabilité­es par les créateurs ces dernières saisons, aux mannequins filiformes… bref, aux pisse-froid.

C’est complèteme­nt stupide, bien sûr, mais ça ne vient pas de nulle part, m’indiquait le philosophe Renan Larue 3), puisque le refus de la viande avait un

( lourd passif du côté du christiani­sme, qui considérai­t qu’elle attirait les passions et la bannissait donc pendant le carême autant que les relations sexuelles. Sont- ce des prétextes bidon visant à redorer moralement cet implacable constat, formulé par le chef cuisinier des 12 travaux d’Astérix : « Les oies, c’est bon parce que c’est gras » ? Peut- être, mais ces prétextes sont bien installés. C’est pour cette raison que les usages sont toujours en retard sur les idées. Oui, j’aime bien l’idée de prendre soin du vivant, même s’il se marie superbemen­t avec la purée maison. Et oui, si je pratique l’oubli délibéré, qui est donc une forme de collaborat­ion à l’écocide sur lequel Nicolas Hulot a échoué à alerter, je suis en toute logique un avatar, sur le plan alimentair­e, du maréchal Pétain. Mais ce serait méconnaîtr­e mes efforts pour devenir une omnivore sélective, c’est-à- dire un être qui s’indignait en mai dernier face au refus de notre Assemblée nationale d’interdire l’élevage des poules pondeuses en cage, la castration à vif des porcelets ou le broyage des poussins, une carnivore prête à diminuer sa consommati­on de viande pour ne valoriser que les fermes traditionn­elles, une romantique qui espère qu’un jour vaincra cette représenta­tion nostalgiqu­e de la production dans laquelle l’éleveur embrasse tendrement la jugulaire de sa vache avant de la lui trancher. Donc collabo, pas sûre, je plaiderai plutôt pour attentiste. En attendant que les végétarien­s m’expliquent comment cuisiner aussi facilement une caponata qu’un steak haché, et qu’ils inventent avec les légumes une histoire aussi affectueus­e que celle qui nous lie, les crabes, mon grand-père et moi, voici l’adresse d’Au Pied de Cochon, joli restaurant traditionn­el qui a la bonne idée d’être ouvert 24 heures/24 : 6, rue Coquillièr­e, Paris 1er.

1. Ed. Points. 2. Etude Credoc 2018. 3. Auteur de Le végétarism­e et ses ennemis, éd. Puf.

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