Marie Claire

Corée du Sud, les larmes de la perfection

- Par Elsa Guiol — Photos Guillaume Herbaut

Derrière le fard des icônes de la K-pop, la Corée du Sud connaît un taux record de suicides pour un pays développé. Nous avons voulu comprendre ce que vivaient les femmes de cette société où le « je » n’existe pas, et où l’on ne dit pas ses sentiments. Ce pays obsédé par la performanc­e où le regard de l’autre compte parfois plus que sa propre vie.

Ce jour-là, il semble se détacher, comme à part, différent dans son costume en tartan. Pourtant, à l’unisson des quatre autres membres du groupe, il exécute les mêmes mouvements. Ce sera bientôt son tour de chanter. L’éclairage est fluo, la musique bruyante, les chorégraph­ies millimétré­es et pop. Dans la salle, les jeunes filles en larmes rêvent de le toucher. Comme si, dans cette salle de cinéma, malgré le plasma, ce concert rediffusé sur grand écran n’avait rien de virtuel. Koo Su-yeon, 17 ans, n’a pu s’offrir le billet. Elle est installée au café, à l’étage en dessous. Couleurs acidulées. Les cupcakes sont floqués du nom de son chanteur adoré. Quand elle parle de lui, elle s’effondre : « Ce jour-là, je préparais la fête de l’école, je n’y ai pas cru. J’ai pleuré toute la journée. Puis j’ai été énervée contre moi, car je ne me suis jamais rendu compte qu’il était si mal. » Mais qui peut bien provoquer une telle émotion ? Kim Jong-hyun, 27 ans, leader du groupe SHINee, une de ces idoles que la K-pop (la pop sud- coréenne) a créées, et qui s’est suicidé le 18 décembre dernier. Sa mort a traumatisé les Sud-Coréens et rappelé au monde entier que le pays détenait alors un triste record, celui du plus haut taux de suicides 1).

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La vie de Kim Jong-hyun dépendait de cette industrie, la K-pop, mondialeme­nt médiatisée à la fin des années 2000 et dont les règles sont fixées par des congloméra­ts très puissants. Des méthodes inflexible­s. Des boys et girls bands soumis à des « slave contracts » 2), coupés des leurs pour se livrer corps et

( âme à la renommée de leur pays. Parabole d’un système inquiétant qui perdure. Car l’histoire de Kim Jong-hyun, celle de son suicide dans une chambre

d’hôtel et de la lettre où il raconte son désespoir – « Je suis cassé de l’intérieur. La dépression qui me ronge doucement m’a finalement englouti tout entier » – raconte à sa façon celle de son pays. Celle d’une nation qui a grandi trop vite, à l’orée des années 80, avant de connaître une crise financière sans précédent.

Victime de la société misogyne

Corée du Sud, 51,25 millions d’habitants. Séoul, capitale du pays du Matin calme. Ville bouillonna­nte où tout semble possible – contrairem­ent à sa voisine du nord –, où les jeunes ont réussi à renverser leur présidente corrompue pour installer, en 2017, Moon Jae-in, un homme qui incarne à leurs yeux le changement et le progrès (la lutte contre les suicides était un point important de sa campagne, prise de conscience politique inédite pour le pays). Des rues infiniment propres, des miroirs dans le métro surplombé d’un « Passe une heureuse journée » , un salaire moyen de 2006 € (contre environ 500 € de moyenne pour l’Asie). Une très bonne place au classement Pisa, qui mesure la réussite scolaire. Mais tout cela a un prix : celui de l’excellence absolue. Ce besoin de répondre à des critères de perfection. Et comme corollaire, un immense manque de confiance en soi et une crainte permanente du regard de l’autre. C’est ce qui a tué le mari de Mina.

Ce jour-là, elle donne rendez-vous dans un café. Elle est une des rares à accepter de raconter son histoire, à dépasser sa honte : « Mon mari dirigeait une entreprise. Il était perfection­niste. L’honneur était ce qu’il y avait de plus important dans sa vie. » Un jour, l’organisme de contrôle lui a reproché de s’être trompé dans ses déclaratio­ns. Et la peur a gagné leur foyer. Dong woo, 67 ans, craignait, comme cela est arrivé à d’autres, de voir son nom affiché dans les médias. La crainte est devenue une obsession. « Il n’avait en fait rien fait de mal mais il n’arrivait plus à dormir. Au bout de quarante jours, sans prévenir, il s’est pendu. » C’est elle qui l’a retrouvé. Depuis, à 63 ans, elle apprend non seulement à vivre sans lui, mais aussi avec le poids de la culpabilit­é.

Myung Su-kang, 56 ans, n’a pas pu parler pendant des années. Elle avait 18 ans quand sa mère est morte.

1. Six mois après sa mort, le visage de Kim Jong-hyun s’af che encore dans la boutique de son label, pendant que dehors, les clips de K-pop tournent en boucle sur écran géant (3).

2. Hyun-ahn et ses amies sur

« le pont des suicides » : «On vient ici parce que ça nous aide à réaliser que notre vie n’est pas si mal. » 4. Dans le métro, pour éviter les suicides, tous les quais sont équipés de barrières.

« En dépression, elle s’était ratée une première fois. » Dans la famille, on n’en parlait pas. « Et même quand elle s’est suicidée, je n’ai rien pu dire à personne. Mon père ne montrait jamais ses émotions, j’ai fait comme lui. » Mais vingt ans plus tard, Myung Su-kang a repris des études de psychologi­e pour comprendre le geste de sa mère. « Depuis que le gouverneme­nt a lancé une campagne de prévention, juste après la mort de Kim Jong-hyun, je me suis décidée à en parler autour de moi. » Et d’ajouter : « On vit une vie imposée par la société. Et on n’a même pas le temps de savoir si ça nous plaît. » Aujourd’hui, Myung Su-kang aide à son tour des familles touchées par le suicide d’un proche. Duri, 28 ans, elle, est toute seule. Elle a essayé de se suicider après avoir été violée, son agresseur n’a pas été condamné. Si le mouvement #MeToo a permis aux Coréennes de dénoncer leurs agresseurs, cette société, dit- elle, reste machiste. « Les droits des femmes ne sont pas du tout respectés. Nos salaires sont plus bas, les recrutemen­ts plus difficiles, et des femmes enceintes sont licenciées dans les entreprise­s. Et c’est mal vu de parler de dépression. Si les employeurs, qui peuvent vérifier les achats de médicament­s, se rendent compte que vous êtes mal, ce n’est pas bon. » Avant de tenter de se couper les veines, elle a écrit une lettre. Seize lignes d’une écriture fine au crayon à papier : « Je meurs en tant que victime de la société misogyne… » Elle ne l’a pas jetée. « Elle fait partie de ma vie. » Depuis, pour être moins seule, elle chatte avec d’autres filles sur des forums. « Elles m’ont sauvée. » Des filles qu’elle n’a jamais rencontrée­s.

La culture de la honte

En Corée du Sud, le taux de suicide est de 25,8 pour 100 000 personnes (il est de 13,1 en France), soit près de trente-six suicides chaque jour, par pendaison, au gaz, avec des pesticides, en se jetant d’un pont, et parfois même en famille. Comprendre les raisons d’une telle statistiqu­e, c’est plonger dans les failles de cette société, dans ce qu’elle a de plus intime. Il est compliqué d’obtenir des réponses, la pudeur dressant des obstacles. Il faut chercher au coeur de la culture coréenne pour toucher du doigt ce qui semble incompréhe­nsible. Et écouter les Coréens détailler l’héritage confucéen qui prône avant tout la valeur travail. Puis raconter la pression scolaire, et ces car-

rières menées dans une seule et même entreprise telles que Samsung ou Hyundai… Décrire ce pays où le titre a plus d’importance que le nom, où il est mal vu de consulter un psychiatre, où les jeunes passent leurs journées enfermés dans des salles de jeux vidéo. Parler aussi de la culture de la honte. Reconnaîtr­e qu’ils ont le sentiment de n’avoir aucun autre choix que d’être enfermés dans des schémas.

Et cela commence dès la maternelle. Tous les enfants grandissen­t poussés par l’obsession de réussite de leurs parents. La raison ? Le Suneung, l’examen national d’admission à l’université – si possible la meilleure. Le jour le plus important de leur vie. Etre admis est une consécrati­on. Et sortir diplômé mène sur le chemin d’une vie officielle­ment sans encombre. Pour y parvenir, les élèves doivent fréquenter des hagwons, ces écoles privées très coûteuses où des tuteurs les préparent à être plus performant­s et compétitif­s. Des journées interminab­les, souvent jusqu’à 22 heures, pour une voie tracée dont il est impossible de dévier.

Jeon Ji- eun, 24 ans, en sait quelque chose. Dans sa chambre d’étudiante dans une université d’art, à Séoul, un lit recouvert de peluches, elle rêve de devenir comédienne. Ses parents auraient préféré une autre voie pour elle, fonctionna­ire par exemple. « Ici, on est en compétitio­n depuis le plus jeune âge. Les jeunes Coréens ne vivent pas au présent. Tout ce qu’on fait, c’est pour notre futur. C’est pour ça qu’on pense tous au moins une fois au suicide. » Après la dépression de leur fille, les parents de Jeon Ji- eun l’ont laissée poursuivre ses études d’art dramatique.

« Ils sont en situation d’examen tout le temps, confirme Christophe Gaudin, sociologue français basé à Séoul. Dans la langue coréenne, on n’emploie pas le “je” mais le “nous”, ce qui rend difficile l’expression de l’intériorit­é. » Shin Eun-jung, vice-présidente du Centre de prévention du suicide en Corée, ajoute : « Et on ne se demande jamais comment on va, ce n’est pas une question que nous posons. » Le gouverneme­nt a lancé en janvier une campagne sur les réseaux sociaux pour lutter contre le suicide. Sur les visuels, on lit justement : « Comment ça va ? » « On s’inquiète aussi de la présence sur le Net de textes décrivant les méthodes pour se suicider, poursuit la responsabl­e. Et des nombreux mangas en ligne qui racontent l’histoire de jeunes qui veulent mettre fin à leurs jours. » Mais ce qu’elle redoute particuliè­rement, ce sont les suicides média-

Ci-dessus : Jeon Ji-eun, 24 ans, a contourné la voie tracée par ses parents et suit des études d’art dramatique.

A g. : 1. Duri, 28 ans, a tenté de se suicider. L’homme qui l’a violée n’a pas été condamné. 2. et 3. Pour chasser leur mal-être, certains ont recours à des chamans comme Hae Ry-ang. Chez elle, elle a dressé un autel avec des Snoopy, Minnie et autres gurines pour « les esprits les plus jeunes ». tisés, ceux de personnali­tés comme Kim Jong-hyun. Ou encore cette vidéo sur YouTube du chanteur Vinxen, qui chante : « Si vous me demandez si je vais mieux, pas du tout (…) Que celui qui est en face de moi vienne expliquer les marques sur mes bras. Ne me poussez pas à bout, je vous en supplie. » Il passe à la télé devant des milliers de jeunes extatiques. Ha Sang-hun est directeur de Lifeline Korea, une sorte de SOS Amitié. Il se souvient très bien du jour de la mort de Kim Jong-hyun. Ce matin-là, ils ont reçu plus d’appels que d’habitude. « Si le taux de suicide est haut, c’est que notre société a un problème. Il ne s’agit pas seulement de guérir les personnes suicidaire­s, il faut aussi améliorer la qualité de vie, s’attaquer aux causes plus profondes. On a besoin de soutien social. » A l’autre bout de la ligne, parfois, des malheureux qui se trouvent sur le pont de Mapo, juste en face du quartier financier (des téléphones d’urgence ont été installés sur vingt- cinq ponts de la ville). A Séoul, on l’a surnommé « le pont des suicides ». C’est ici que les salariés de la finance, en pleine crise économique, ont commencé à se jeter à l’eau. Au loin sur le pont, justement, on aperçoit un groupe de jeunes filles. Elles se prennent en photo devant les phrases inscrites sur la rambarde. Que disent- elles ? « Ça fait du bien de prendre l’air ? », « Aujourd’hui, il fait gris, demain, il fera peut-être beau ». Des mots dérisoires. Les jeunes filles rient, un peu gênées. Elles confient à leur tour leur quotidien d’adolescent­es. « On vient ici parce que ça nous aide à réaliser que notre vie n’est pas si mal. » Elles ont à peine 14 ans.

S’allonger dans un cercueil

Pour éviter d’en arriver là, certains choisissen­t de casser des assiettes ou des ordinateur­s dans une rage room, d’autres vont consulter des chamans à défaut de psychiatre­s. Comme Hae Ry-ang, 46 ans, qui reçoit chez elle dans sa tenue traditionn­elle. Son don : lire l’avenir. Les clients se bousculent. « Les jeunes Coréens sont pleins d’énergie. Regardez comment ils ont renversé l’ancienne présidente. Mais à cause de la crise, la famille a changé, on fait moins d’enfants, on travaille encore plus et quand on rentre chez soi, on n’a personne à qui parler », résume-t- elle. D’autres décident de se

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 ??  ?? Ce jour-là, Hyun-ahn, 14 ans, devait étudier dans un centre privé, un hagwon, que les jeunes Coréens fréquenten­t pour se préparer au concours d’entrée dans les meilleures université­s. « C’est trop depression », dit-elle. Elle a préféré venir se promener sur le pont de Mapo, au centre de Séoul, surnommé « le pont des Suicides ». Derrière elle, des phrases ont été inscrites pour dissuader les Coréens de sauter. Ici, on peut lire : « C’est pitoyable, n’est ce pas ? » « Ces mots nous parlent, ça nous aide à enlever le stress. »
Ce jour-là, Hyun-ahn, 14 ans, devait étudier dans un centre privé, un hagwon, que les jeunes Coréens fréquenten­t pour se préparer au concours d’entrée dans les meilleures université­s. « C’est trop depression », dit-elle. Elle a préféré venir se promener sur le pont de Mapo, au centre de Séoul, surnommé « le pont des Suicides ». Derrière elle, des phrases ont été inscrites pour dissuader les Coréens de sauter. Ici, on peut lire : « C’est pitoyable, n’est ce pas ? » « Ces mots nous parlent, ça nous aide à enlever le stress. »
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