Marie Claire

Santé Comment nos

La découverte est révolution­naire : nos ressentis et nos modes de vie laissent sur nos gènes des traces que nous transmetto­ns à nos enfants. Cette nouvelle science et son étude s’appellent l’épigénétiq­ue. Enquête.

- Par Catherine Durand Illustrati­ons Giacomo Bagnara

émotions peuvent reprogramm­er notre ADN

Médecin généticien­ne à l’hôpital de l’université de Genève, Ariane Giacobino reçoit en (1) consultati­on des patients atteints de maladies génétiques. Un jour de 2014, une femme élégante se présente accompagné­e de sa fille qui, à 30 ans, a déjà enchaîné trois fausses couches et se désespère. Pour la première fois, la chercheuse est directemen­t confrontée à une histoire d’abus sexuel : la mère lui confie que, son père l’ayant violée, sa fille est le fruit de cet inceste. Elle s’inquiète des conséquenc­es de la consanguin­ité qui expliquera­it les difficulté­s de sa fille à enfanter. Les tests ADN ne révèlent pourtant rien d’anormal. Des mois s’écoulent, mais la Dre Giacobino n’arrive pas à oublier cette histoire : « Je trouvais injuste que cette culpabilit­é, cette souffrance, l’horreur du viol, se soldent par une analyse chromosomi­que. J’ai proposé d’utiliser leur ADN pour mes recherches. Elles ont accepté. » Sur l’ADN de la mère, de la fille, et aussi de la grand-mère, la scientifiq­ue isole le NR3C1, gène du stress, sur lequel elle concentrer­a ses recherches. « L’analyse a démontré que des trois femmes, la plus impactée est la fille, qui n’a pas subi le viol mais en est issue. » En effet, c’est son ADN qui porte la plus grande cicatrice. La maltraitan­ce et le viol ne laissent donc pas seulement chez les victimes des traces psychiques. Le traumatism­e s’inscrit également dans le génome, et sa trace survit à chaque division cellulaire, puis se transmet, comme chez les souris de laboratoir­e, jusqu’à au moins trois génération­s. Ce que nous vivons serait-il tout aussi important que le bagage génétique que nous avons reçu à la naissance ? C’est la piste qu’ouvre cette nouvelle discipline, l’épigénétiq­ue.

La fin du déterminis­me

En février 1997, le monde entier découvre, fasciné, l’existence de la brebis clonée Dolly. En 2003, le génome humain – soit 22 500 gènes – est décodé dans son intégralit­é. « Beaucoup de généticien­s ont cru alors qu’ils allaient tout savoir et mener la médecine par le bout du nez, se rappelle la Dre Giacobino. On est tombé de haut quand on a réalisé que

la génétique expliquait environ quatre mille maladies – dans leur grande majorité, des maladies rares – mais pas la plupart des cancers, l’hypertensi­on, l’obésité… tout ce qui est beaucoup plus fréquent dans la population et qui, finalement, nous tue. » Il a donc fallu repenser la génétique, comprendre comment nos gènes s’expriment et comment des facteurs extérieurs agissent sur eux. « La vie que vont mener deux jumeaux partageant le même patrimoine génétique — les voyages, le sport, l’alimentati­on, l’amour ou pas – inhibera ou activera certains gènes, et fera d’eux des êtres différents, explique le scientifiq­ue et écrivain Joël de Rosnay 2). Jusqu’à récemment, la science

( niait la possibilit­é de transmettr­e des caractères acquis. Or l’épigénétiq­ue montre que le stress de parents alcoolique­s ou tabagiques peut se transmettr­e aux enfants et aux petits-enfants, pas à 100 % mais au moins à 10 %, voire à 20 ou 30 %. Mais aussi des éléments positifs, comme la capacité à pratiquer le sport ou la musique. C’est la fin du déterminis­me, du : “Je suis programmé par les gènes que j’ai reçus, je ne peux rien faire” ; c’est une des révolution­s scientifiq­ues les plus impor- tantes des cinquante dernières années. » Une révolution feutrée qui a débuté il y a une quinzaine d’années dans les laboratoir­es américains, avec des souris, qui présentent l’avantage d’avoir un fond génétique unique, de pouvoir avoir des petits en même temps et de se reproduire rapidement. « Depuis, avec mes équipes, on a prélevé du sperme sur des mâles exposés au stress et à la peur, puis fécondé in vitro des femelles, explique la Dre Giacobino. Les petits élevés loin du couple parental ont réagi à l’odeur stressante à laquelle avaient été exposés les pères. La preuve que cela passe bien par l’ADN. Je les ai ensuite exposés à des composés courants dans notre environnem­ent, comme les phtalates ( films plastiques, vernis…) et le bisphénol (verres de lunettes, biberons…), j’ai pu démontrer que, sur trois génération­s, on avait non seulement des modificati­ons épigénétiq­ues mais aussi des problèmes de fertilité. Or, entre 1930 et 1990, dans les pays industrial­isés, la concentrat­ion moyenne en spermatozo­ïdes a diminué de moitié. » L’exposition in utero à des pesticides et autres toxiques est dangereuse, tout comme celle à des évène-

ments traumatiqu­es. « Sans être psy, poursuit la Dre Giacobino, je me suis toujours posé la question du devenir d’un enfant qui grandit dans un environnem­ent familial perturbé ou dans un monde en guerre. » La généticien­ne trouvera un début de réponse, en 2013, quand un collègue, chercheur en psychiatri­e biologique originaire du Rwanda, lui propose de réaliser des tests ADN sur vingt- cinq Rwandaises témoins des atrocités perpétrées lors du génocide des Tutsis alors qu’elle étaient enceintes, ainsi que sur leurs enfants nés ensuite. Avec, en parallèle, vingt- cinq autres mères et enfants rwandais non exposés à la violence. « L’étude a révélé des marques épigénétiq­ues importante­s sur le NR3C1 des membres du premier groupe. Adultes, les enfants manifesten­t un niveau de stress beaucoup plus élevé que leurs congénères non exposés in utero. Ce que l’on peut vivre durant une grossesse ne serait pas sans conséquenc­es. Aujourd’hui, je m’inquiète pour les migrant(e)s, dont les enfants vivent des choses terribles. Quelles en seront les conséquenc­es épigénétiq­ues pour leur descendanc­e ? C’est un problème de santé publique. » La prévention, c’est tout l’enjeu de cette nouvelle science, qui réjouit Joël de Rosnay : « Votre alimentati­on, votre mode de vie, l’air que vous respirez, l’activité physique, les plaisirs de la vie… avec l’épigénétiq­ue, on peut agir sur soi pour se maintenir en meilleure santé et vieillir moins vite. » Pour la Dre Giacobino, il s’agit d’une « marge de manoeuvre », une prise sur soi-même, sa santé et sa vie.

Vers une médecine personnali­sée et prédictive

C’est aussi un autre regard porté sur la partie purement biologique de la grossesse. Quelle sera l’influence de la femme enceinte sur le futur bébé dans le cadre de la gestation pour autrui ? Ou celle de la femme qui portera dans son ventre un foetus qui n’est pas issu de ses propres ovocytes ? Quelle pourra être le rôle de parents adoptifs ? « La transmissi­on d’un patrimoine génétique est essentiell­e mais, là encore, il faut penser en termes d’influence plutôt que de déterminis­me », analyse la généticien­ne. « C’est fou comme il te ressemble, entend souvent Véronique, mère célibatair­e de Samuel, 5 ans, né d’un double don de gamètes via une clinique espagnole de procréatio­n médicaleme­nt assistée (PMA). Une fois qu’il a poussé dans mon ventre, j’ai oublié ses origines biologique­s. Je suis sa mère. Têtu, il a mon caractère et, comme moi, il a le goût des autres, des livres et du sport. L’épigénétiq­ue explique des ressentis, cela me rassure. C’est aussi un argument supplément­aire pour qu’on franchisse le pas d’une PMA. »

Au niveau mondial, une centaine de laboratoir­es travaillen­t sur l’épigénétiq­ue sélective. Notre médecine est aujourd’hui thérapeuti­que, demain la prise en charge sera en quatre « P » : personnali­sée, prédictive, participat­ive et préventive. L’idée étant de connaître un individu génétiquem­ent afin de lui prescrire régimes, activités physiques et examens médicaux ciblés. Une révolution pour l’industrie pharmaceut­ique, à considérer avec prudence car, comme le souligne la Dre Giacobino : « Il ne faudrait pas que l’identifica­tion de prédisposi­tions ou de facteurs de risque pousse à discrimine­r ceux qui en seraient porteurs. » Joël de Rosnay prolonge encore l’idée de cette révolution biologique : « Si l’on peut agir sur soi avec l’épigénétiq­ue, on peut agir ensemble pour modifier l’ADN de notre société avec l’épimémétiq­ue ( 3). Et passer d’une démocratie représenta­tive à une démocratie participat­ive. » Exemple : le hashtag #MeToo, viral et planétaire, a libéré la parole des femmes contre le harcèlemen­t sexuel et poussé les responsabl­es politiques à promulguer des lois le condamnant. Ce mouvement numérique a entraîné une modificati­on sociétale. Une théorie séduisante qui reste à prouver scientifiq­uement.

1. Auteure de Peut-on se libérer de ses gènes ? L’épigénétiq­ue, éd. Stock. 2 Auteur de La symphonie du vivant, Comment l’épigénétiq­ue va changer notre

vie, éd. Les Liens qui libèrent. 3. Les « mèmes » sont des gènes virtuels, culturels, transmis par mimétisme via les médias et les réseaux sociaux.

“Le stress de parents alcoolique­s ou tabagiques peut se transmettr­e aux enfants à 10 %, voire à 20 ou 30 %.” Joël de Rosnay, scientifiq­ue et écrivain

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