Portrait Elise Lucet, l’ange de la télé vérité
A 12 ans, elle promettait à sa mère qu’elle remplacerait un jour Christine Ockrent au journal télévisé. Quarante-trois ans plus tard, sa promesse tenue, la rédactrice en chef de “Cash Investigation” et d’“Envoyé spécial”, ultra-déterminée et redoutée par les communicants, est pour beaucoup un phare dans une forêt de langues de bois et de dissimulations. Nous l’avons rencontrée.
Elle a posé son blouson de cuir noir sur le dossier de son siège. Elle porte un T-shirt blanc, un jean, une montre noire simple et masculine, propose un café en souriant de cette voix si familière, reconnaissable entre toutes. Elise Lucet vient de s’arrêter de fumer pour la millième fois et n’aime pas ce nouveau bureau fermé. Les siens ont toujours été transparents. « Je déteste faire face à un mur, je préfère voir les gens. » Pour égayer les lieux, elle y a accroché une grande photo de Woody Allen et celle de jeunes manifestants défilant derrière une banderole : « Elise Lucet m’a radicalisé. » Bel hommage à l’adolescente qu’elle fut et que ses copains de Caen surnommaient « Lucéfer ».
Cet été, deux chaînes de radio lui ont proposé d’animer une émission, elle a refusé. Avec trente et un numéros d’Envoyé spécial et six de Cash Investigation, les deux programmes qu’elle présente sur France 2, la saison 2018-19 s’annonce chargée comme jamais pour la journaliste de 55 ans, souvent consacrée personnalité médiatique préférée des Français. Ça tombe bien, elle adore son travail. Attention, la redoutable enquêteuse s’avère aussi douée que Didier Deschamps en matière de langue de bois. « Je suis totalement concentrée du matin au soir sur mon travail » ; « L’important ce n’est pas moi mais les équipes avec qui je travaille » ; « On a beaucoup de chance de faire ce que nous faisons »… Rappelons-lui ce souvenir, partagé en mars 2016 dans Le Monde : Christine Ockrent présente le journal de 20 heures, sa mère est figée d’admiration devant le poste. « Vers 12 ans, je lui ai promis qu’un jour je la remplacerais au JT, sans doute parce que je voulais ce même regard d’admiration. »* De quel regard parle-t- elle ? Celui de sa mère ou du public ? Elle tente la diversion, vante les mérites de Christine Ockrent puis d’Anne Sinclair… La question lui est reposée. Elle évoque sa mère, ancienne institutrice, « qui ne ment jamais ». Elle s’ouvre enfin. Son père, Michel, était très ami avec Pierre Nicolas, le contrebassiste de Georges Brassens. Artiste un peu branque, il a composé La Marseillaise au lait cru : « Mâchons, mâchons / Pour que perdure / Le fromage au lait cru ! » Elle s’en bidonne encore. A 8 ou 10 ans, ses parents l’emmenaient en vacances dans la Yougoslavie du maréchal Tito et la Grèce dirigée par la junte des colonels.
Et puis, comme dans toute famille, on trouve la figure ancestrale, celle de la grand-mère : Marie-Lou. Une petite Normande orpheline, placée comme bonne dans un château dont elle s’échappera à 18 ans. « Elle avait un caractère de folie, bien trempé. » Elise Lucet dit que tous lui ont appris à « penser différemment ». Est- ce l’un des préceptes éducatifs qu’elle transmet à sa fille, Rose, 11 ans, qu’elle a eue avec son mari, victime à 43 ans, en 2011, d’une leucémie foudroyante ? Elle se referme. « Je ne vais pas beaucoup vous parler de ma fille. Je veux qu’elle vive sa vie à elle et non pas la vie de fille d’Elise Lucet. » Tout juste consentelle à dire qu’elle aimerait, quand elle se promène avec elle dans la rue, que les très nombreuses personnes qui l’arrêtent pour la féliciter ou la remercier prennent soin de ne pas ajouter : « Vous devriez faire attention, on a peur pour vous. »
Un contre-pouvoir médiatique
Sur France 3 puis France 2, elle a présenté le JT pendant vingt-six ans. A l’époque, des risques, elle en prenait peu. Les choses sont différentes depuis qu’elle a retrouvé le terrain avec Cash Investigation. Malbouffe, conditions de travail, détournements de fonds, poids des lobbys, scandales écologiques… Deux mises en examen pour elle, trois pour ses équipes à la rentrée 2018, et des mis en cause qui la qualifient de « pauvre fille » (Rachida Dati). Pour le communicant Yves-Paul Robert, cofondateur de Plead ( groupe Havas, filiale de Vivendi), « elle est à la fois le procureur et le juge, une commission rogatoire médiatique pour qui garder le silence devient un délit. Avec elle, l’accusé entre dans la salle d’audience deux minutes avant la fin du procès, et tout est toujours joué d’avance ». Elle a appris que des agences de communication organisent des sessions « anti- Cash ». Ce que les intéressés démentent, évidemment : « Si elle veut se faire mousser en faisant croire que tout tourne autour d’elle, qu’elle le fasse », raille l’une des responsables de
l’agence Publicis. « Elle incarne aujourd’hui un certain contre-pouvoir médiatique », la défend un autre communicant, Gaspard Gantzer, qui dirige sa propre agence après avoir travaillé, à l’Elysée, avec François Hollande. Que conseille-t-il à ses clients qui s’apprêtent à l’affronter ? « Tout finit par se savoir. Il faut donc se préparer à répondre à tout, en toute transparence et en conservant son sang-froid. C’est ce que nous tentons d’apprendre à nos clients. »
Elle jure qu’elle ne court pas après les puissants dans la rue « pour le plaisir » mais bien parce qu’ils n’ont pas accepté de la recevoir. On la croit à moitié. Elle sourit. Il n’empêche : « En tout cas, je crois que ma vraie personnalité transparaît plus dans cet exercice que dans la présentation du JT. » Hervé Brusini, qui dirigea l’information à Antenne 2 puis France 2, l’a vue à l’oeuvre dans ses jeunes années. Elle qui n’a pas suivi d’études supérieures, n’avait que le bac en poche, « mais disposait déjà d’une détermination extraordinaire ». En 2000, quand éclate l’affaire politico-financière Méry, qui empoisonne la majorité d’alors, elle interviewe avec Brusini le chef de l’Etat, Jacques Chirac. « Elle est revenue trois fois à la charge, avec cette incroyable qualité de la très bonne intervieweuse qui ne lâche rien, même face au président de la République. Face à la grande omerta des communicants, elle n’a pas le choix. Elle est l’interprète d’une quête populaire de vérité. »
Un instinct de survie supérieur à la moyenne
Mais en ferait- elle trop ? En janvier dernier, l’hebdomadaire Télé Star publie un article sur elle. Du concentré de citations anonymes, du type : « Elle est hors de contrôle et voit des gens qui veulent la dégommer partout alors qu’elle est intouchable. C’est l’Etat dans l’Etat ! » Le montant de son salaire est dévoilé par un corbeau au sein de France Télévisions : 25 000 € par mois. Elle soupire. « Mon prétendu salaire. » Contestet- elle le chiffre ? « Ça dépend des mois. Mais oui, ça tourne autour de ça. Cette histoire m’a occupé l’esprit pendant quarante-huit heures, et puis voilà. Ça fait partie du job. Je n’ai pas du tout envie que tout le monde m’aime. » Michel Field, ancien directeur de l’information à France Télévisions avec qui elle a eu maille à partir ; Guilaine Chenu et Françoise Joly, qui présentaient Envoyé spécial avant elle ; Jean-Pierre Canet, son ancien rédacteur en chef d’Envoyé spécial… Sollicités par Marie Claire, tous ont refusé de parler d’elle. Par peur ? « J’abats un boulot de dingue, répond- elle. Je n’ai pas le temps d’avoir un pouvoir de nuisance. » Une productrice qui la connaît bien émet une hypothèse : « Elle est devenue très politique, elle peut lâcher des gens quand il faut le faire, ce qui en agace plus d’un. Mais je ne crois pas à un pouvoir de nuisance, plutôt à un instinct de survie supérieur à la moyenne dans un monde tellement exposé. Et à une capacité à se faire respecter par ses seules compétences. »
Est- elle heureuse ? Elise Lucet jure que oui, qu’elle sait décrocher, mettre son téléphone en mode avion le soir, consacrer du temps à sa fille et à son ami, artiste verrier, et lire. Mais une de ses connaissances intimes s’inquiète : « Je ne suis pas sûre que sa détermination extrême aide au bonheur. Elle ne laisse pas des masses de place pour les petits arrangements du quotidien. » Sa grand-mère aurait en tout cas été fière d’elle. La voici consacrée à son tour courageuse combattante, « qui va sur le terrain, sort du confort de son bureau, et aux yeux de qui un refus n’est pas acceptable » (Luc Hermann, qui dirige la société de production Premières Lignes et avec qui elle réalise Cash Investigation). Ceux qui, comme lui, travaillent avec elle ne tarissent pas d’éloges : « C’est une grosse bosseuse avec qui on se marre beaucoup. C’est vraiment une chic fille. » La régie publicitaire de France Télévisions s’étouffe en silence quand ses émissions maltraitent les dirigeants de Free, Danone, Carrefour ou Lidl. « Ils ne veulent pas d’emmerdements avec le monde politique, les avocats, les grands patrons, les annonceurs… Donc bien sûr qu’ils sont estomaqués, sourit Fabrice Arfi, de Mediapart. Mais Elise a brisé l’idée morne que les affaires sont trop compliquées pour la télévision, que les gens ne comprennent pas et que ça ne marche pas. » Ses émissions rassemblent des millions de téléspectateurs. « Elle est forte des faiblesses des autres mais aussi en elle-même. Sa pratique journalistique se rapproche davantage de celle du boxeur. Et elle démontre qu’il n’y a pas de fatalité à ce que les journalistes soient détestés. »
(*) Le Monde, 13 mars 2016.
“Elle est l’interprète d’une quête populaire de vérité.” Hervé Brusini, directeur de FranceTV.info et ancien directeur de l’information de France 2.