Portfolio Pourquoi je fume
« Enfant, chez moi, tout le monde fumait. Adulte, si on ne fumait pas, on était hors du cercle. »
Pour mettre un nuage de fumée entre soi et le monde, comme le disait l’écrivain Paul Morand, pour reprendre sa respiration, cesser de penser où être socialement présentable… Six personnalités nous parlent de leur rapport intime à la cigarette et de ce qui anime encore leur choix dans une société hygiéniste. Claire Berest Ecrivaine
« Dans son discours d’adieu, Yves Saint Laurent avait cité “la magnifique et lamentable famille des nerveux”. Je pense qu’il y a quelque chose de cet ordrelà chez les fumeurs. Nous sommes de beaux anxieux, des angoissés. Fumer est pour nous un abri, un cocon, un sas. La cigarette nous tranquillise. Elle devient une sorte de colonne vertébrale qui aide à mettre les neurones en marche et à affronter la journée. Enfant, chez moi, tout le monde fumait. De ma grand-mère à mes oncles et tantes. Mes soeurs, mes cousins. On devenait adulte : on fumait. Et si on ne fumait pas, on était hors du cercle. Aujourd’hui, je suis donc une “fille menthols”, qui fait des ronds, comme son père, et qui a toujours dans son sac à main dix-huit briquets volés et quatre ou cinq paquets entamés. Ça me permet de ne pas voir ma consommation. Je pioche, c’est un flux continu, il ne faut jamais que ça se termine. Mais bizarrement, quand je lis un bon bouquin, je peux tenir cinq heures sans cigarettes. Et arrivent les trois dernières pages… Et là, d’un coup, ça me fourmille dans les bras. Il faut que j’en allume une. Est-ce le besoin d’être accompagnée pour retourner dans la vie réelle ? Enfin, la cigarette électronique, oui, j’ai essayé. Mais ça avait un côté gadget, biberon. Et j’étais en manque. Pas de la nicotine mais du geste. De sentir ma cigarette passer d’un doigt à un autre. De la poser, de la reprendre. Du contact. »
Dernier ouvrage paru : Gabrielle, avec Anne Berest, éd. Le Livre de Poche.
Marie Claire leur a donné rendez-vous dans l’arrière- cour d’un immeuble parisien, comme à l’écart des regards. A l’ombre d’une lignée de bambous et d’un mur orné de fleurs de jasmin, six personnalités ont accepté de nous parler d’une pratique de plus en plus difficile à valoriser : fumer. Qu’il est loin l’âge d’or de la clope où la blonde agrémentait le glamour de Hollywood aux lèvres de Marilyn ou de James Dean. Aujourd’hui, la cigarette est stigmatisée, et son « consumateur » avec. Mais nos invités assument, Claire Berest revendiquant le « droit pour chacun de choisir son mode de destruction », tandis qu’Augustin Trapenard avoue sans fard son incapacité à se passer de ce qu’il qualifie de « poison ». Alors que la France a vu, en 2017, le nombre de ses fumeurs baisser de un million, seraient-ils une espèce en voie de disparition ? Après des années de lutte globalement infructueuse contre le tabagisme, tel semble être en tout cas l’espoir d’Agnès Buzyn, la ministre de la Santé,
qui s’est réjouie d’une baisse qualifiée d’historique. Ils sont néanmoins encore plus de douze millions à continuer chaque jour à s’en griller une, malgré une hausse des prix vertigineuse et une communication de santé publique ultra-morbide, chaque paquet rappelant avec la force de l’image combien fumer changera votre vie et de celle de vos proches en cauchemar. Pourquoi alors continuer ? « Bien qu’artificiel, c’est devenu un besoin, comme respirer, affirme Robert Molimard, médecin pionnier de la tabacologie. Et il faut bien distinguer désirs et petites satisfactions de ce qui relève du besoin vital. Cela peut paraître illusoire, mais c’est ainsi qu’un fumeur considère sa cigarette. »
Fixer des souvenirs
Nul n’est pourtant jamais mort d’une pénurie de tabac, alors que les cancers qu’il engendre sont légion. Mais « un mécanisme du cerveau conduit à minorer une information qui nous dérange, rappelle Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien et président de la
Fédération Addiction. On relativise ainsi la dangerosité ou le coût pour ne pas affronter la difficulté supposée de se dégager d’une habitude comportementale et de la dépendance physique à la nicotine. » Un pouvoir addictif qui serait largement surévalué, notamment par les vendeurs de patchs, comme l’ont démontré en 2005 les travaux en neuro-psychopharmacologie de Caroline Cohen. « Elle a découvert le mystère de la nicotine, cette substance qui ne présente aucun intérêt en tant que drogue, souligne Robert Molimard. Mais qui, en revanche, fixe dans l’hippocampe des souvenirs pour en faire des évènements majeurs de notre existence. » Bref, la nicotine ne rendrait pas accro mais contribue à rendre indissociables la cigarette et les moments passés avec elle. Qu’on soit seul ou accompagné, elle devient l’incontournable accessoire de rituels venant par exemple clore un repas ou stimuler le journaliste devant sa page blanche. « Ces habitudes peuvent aussi provenir d’héritages familiaux ou d’usages professionnels, ajoute le sociologue Olivier Sirost, spécialiste
du corps et de notre rapport au risque. La pause obligatoire dans le monde du travail manuel renvoie par exemple à la cigarette comme plaisir partagé. » Satisfaction que l’on aura d’ailleurs plus de mal à remplacer par une autre dans les milieux défavorisés, ce qui a longtemps expliqué l’échec paradoxal de l’augmentation des prix auprès des plus démunis. Malgré cela, ils continuaient à fumer, quitte à se serrer encore plus la ceinture et à tirer jusqu’au filtre pour un maximum de toxicité. La politique antitabac aurait toutefois fini par porter ses fruits dans la France d’en bas, touchée, comme celle des hauts revenus, par la baisse de 2017. A force de stigmatisation ? Jean-Pierre Couteron objecte que « les campagnes publiques ont cessé de jouer sur une culpabilisation contre-productive ».
Le calumet transgressif
Pourtant, chez nos témoins comme autour de nous, on sent un regard de plus en plus accusateur de la société, qui ne va pas pour autant dissuader. « Montré
du doigt, le fumeur aura plutôt tendance à se réfugier dans une citadelle, une fortification où il devient strictement imperméable à tout message de santé », remarque Robert Molimard.
Il y a aussi ceux pour qui la cigarette devient une marque de rébellion face au politiquement correct hygiéniste, à l’instar de Michel Houellebecq ou de Brigitte Fontaine. Les seuls qu’Augustin Trapenard avoue avoir autorisés à fumer dans son studio de radio, « car il y a des artistes qui en aucun cas ne se laisseront faire face à l’évolution du monde ». Reste que le calumet transgressif joue surtout le rôle de béquille relationnelle. « La cigarette renvoie tout de même à un schéma de succion, comme un prolongement du sein maternel ou de la tétine, relève Olivier Sirost. C’est comme un doudou transitionnel pour beaucoup. En marginalisant les fumeurs, l’Etat-providence recherche une société sans risque, mais elle devient de plus en plus anxiogène car on supprime la soupape qui permet d’échapper à la déprime. » Une pensée, donc, pour les fumeurs.