Marie Claire

Il est 0 h 10 quand nous sonnons chez Marc Lavoine, un atelier, face

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à Notre-Dame, un espace saturé de photos, de dessins, de tableaux, créés par lui et par d’autres, peuplé de signes qui désarment l’angoisse omniprésen­te, le repaire d’un enfant qui avait peur. « J’avais peur. De tout, de la vie, de la réalité, du monde. Mes parents m’ont sauvé avec les mots, avec la poésie. » Il nous demande si l’on veut boire quelque chose, parce que chez lui, il n’y a rien, sauf de l’eau de riz et de l’eau tout court. « L’alcool, c’est un vieux fantôme, confie-t-il. Je n’en veux pas chez moi. Mon père était alcoolique, mon grand-père aussi… »

« J’aime bien l’ivresse, mais jusqu’à un certain point ; après, on devient pas gentil avec sa femme. Même maman, elle était parfois avec un whisky, le soir, toute seule, à écouter Barbara, en regardant le vide. On peut sortir boire un verre si vous voulez. » On accoste en douceur sur la terrasse du Beaurepair­e, un restaurant basque qu’on aimerait garder secret. Dans quelques jours, Marc Lavoine sera en tournée sur les routes de France et de Belgique, six mois après la sortie de son dernier album, « Je reviens à toi ». Ces histoires d’un amour fini, nostalgiqu­es et mélancoliq­ues, ont été écrites avant sa séparation d’avec sa femme, Sarah, dit-il. Textes prémonitoi­res ? « Quand ils se séparent, les gens savent qu’ils se sont déjà séparés avant », répond-il avec ce phrasé mêlé de poésie qui, comme sa voix nicotinée ou ses yeux de science-fiction, est la marque de Lavoine. Alors qu’il y a quelques mois il parlait à la télé de sa lypémanie, version hardcore de la mélancolie, il affirme qu’aujourd’hui il va bien, vraiment bien. « J’ai écrit ces chansons il y a deux ans. J’avais perdu des proches, la mère de mon premier enfant, ancienne Black Panther, deux amis. » Il évoque un temps où c’était agréable d’ouvrir son carnet d’adresses sans pleurer. « Ecrire, c’est ma façon de respirer. Tant que je travaille, je peux continuer. Parfois c’est dur. Enfin, dur… on se demande : est-ce que je vais y arriver de nouveau ? » Il est à une quarantain­e de pages de boucler son roman sur sa mère, « Quand arrivent les chevaux », sur les dernières semaines précédant sa mort. « C’était une petite femme ordinaire, une secrétaire dactylo avec des jambes solides, elle faisait le ménage en débardeur, je me rappelle, elle avait des poils sous les aisselles. Ma mère était une feuille morte sur un lit qui a attendu quelqu’un qui n’est jamais venu. Elle touchait une toute petite pension, elle vivait dans une cité, à Fresnes. J’ai grandi à Wissous, d’abord, puis à Fresnes, et je suis parti à 16 ans, vivre. Je voulais faire du théâtre, j’ai arrêté le lycée, abandonné ma mère, mais elle me l’avait demandé. Ma mémoire, je l’ai arrêtée là. Et j’ai pris la décision de ne pas devenir adulte. » L’enfance n’a pas été que bonheur. « J’avais un gros corps, je ressemblai­s à une fille. On se moquait de moi : “Gras double”, “Le gros”… Je transpirai­s de partout, j’étais mal dans mes méduses, j’aurais voulu être un chat. Je n’arrivais pas à m’en foutre. Ma mère me disait : “Tu es beau”, mais au bout de la rue ce n’était pas vrai. La nuit j’échappais à ça. De temps en temps, mon frère venait me surveiller parce que j’avais peur. » Dans la nuit du plus vieux quartier de Paris, Marc Lavoine confie des bouts d’existence comme des polaroïds qui, assemblés, dessinent un tableau précieux. Comment, au début des années sida, il a embrassé un ami qui portait les marques du syndrome de Kaposi en lui demandant pardon d’avoir eu peur de le faire la veille. Comment il a appelé, mortifié, l’écrivain Bruno de Stabenrath, en se traitant de minable. Pourquoi ? « J’avais passé la soirée mes deux panards sur son fauteuil roulant. Quel manque de respect ! Le mec, il ne peut pas marcher… » Décidément, l’artiste est une bonne surprise. Jean-Louis Trintignan­t se moquait de lui : « Mais tu es vraiment gentil ? » « Je peux pas m’en empêcher, ça me ferait du mal d’être autrement. » La nuit est son royaume, sons et lumières, « le courant d’air d’une fenêtre fermée à l’espagnolet­te, des avions qui décollent, des arbres qui chantent. A la campagne, quand vous marchez la nuit, vos pas résonnent, et votre coeur, vous l’entendez battre. » Il évite les boîtes de nuit, pas beaucoup d’intérêt, préfère les bars. Et les quais de la Seine. « En ville, vous ne pouvez pas dire : “Je ne me sens pas très bien, je m’allonge un moment par terre.” On ne peut pas faire ça, on est vu comme un SDF. » Marc Lavoine récolte ce qu’il a semé. De la sincérité, des sourires, des regards qui ne fuient pas, des yeux qui rient. L’enfant complexé est devenu un frère humain qui chante « Chère amie » à l’oreille d’une veuve à la maison de retraite. Cette veuve qui ne cesse de lui répéter, pendant qu’il chante : « Je vous aime. Il le savait, mon mari, il n’était pas jaloux. Maintenant qu’il est mort, je peux vous le dire : je vous aime d’amour. » Quelques semaines plus tard, pendant les funéraille­s, la famille fait jouer « Chère amie ». « C’est rare d’être aimé comme ça. » Il est 1 h 30, le restaurant ferme, le chanteur écrivain regagne sa tanière pour travailler. On a tous en nous quelque chose de Marc Lavoine.

“Ma mère était une feuille morte sur un lit qui a attendu quelqu’un qui n’est jamais venu.”

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