Story Affaires judiciaires à l’écran, le miroir déformant
Muriel Robin en Jacqueline Sauvage héroïque, l’affaire Grégory criminellement simplifiée, Jérôme Kerviel blanchi en 1 h 30 min… Si les fictions adaptées des grandes affaires nous fascinent, leur vérité est souvent sacrifiée sur l’autel de l’audience. Et
Plus de 9 millions de téléspectateurs. Avec la diffusion du téléfilm Jacqueline Sauvage : c’était lui où moi, le 1er octobre dernier, TF1 a frôlé le record d’audimat. A la direction de la fiction de la chaîne, nul ne feint la surprise : l’histoire de cette femme condamnée deux fois par la justice pour le meurtre de son mari violent et graciée par François Hollande en 2016 avait secoué l’opinion et promettait le succès populaire. Le producteur d’UGC Franck Calderon avait d’ailleurs acheté aux éditions Fayard les droits du livre de Jacqueline Sauvage
(1) avant même qu’il soit écrit. Et moins d’un an après sa sortie de prison, la sexagénaire était dans le bureau parisien des producteurs. Pourtant, malgré le succès d’au- dience, le malaise se fait sentir dans le petit monde de la production audiovisuelle. Le battage promotionnel auquel s’est livré l’actrice Muriel Robin, érigeant sans nuance Jacqueline Sauvage en symbole des violences faites aux femmes, pose des questions. En s’éloignant de la vérité judiciaire, le téléfilm a sombré dans une forme de révisionnisme médiatique qui a indigné les connaisseurs du dossier. Déjà, en septembre, lors de sa projection au Festival de la fiction TV, à La Rochelle, les spectateurs les plus avertis s’étaient émus en découvrant un scénario très éloigné de la réalité des faits établis par l’enquête. « On a franchi la ligne jaune, s’alarmait un scénariste. On est dans de l’opportunisme total, dans une utilisation du fait divers sans aucune prise de distance ». « Désormais, il y aura un avant et un après C’était lui ou moi », prédisait même une productrice, qui était alors pourtant loin d’imaginer à quel point le téléfilm allait déclencher la polémique.
Une tribune au vitriol
Dès le lendemain de sa diffusion sur TF1, l’avocat général Frédéric Chevallier, qui avait requis contre Jacqueline Sauvage lors de son second procès d’assises, en 2015, publiait – fait exceptionnel – une tribune au vitriol dans Le Monde. Il y dénonçait les petits arrangements des scénaristes avec la vérité du dossier judiciaire, leurs omissions, leurs exagérations. Il a notamment rappelé que l’enquête avait démontré que
Jacqueline Sauvage n’était pas sous l’emprise de son mari, ni moralement ni financièrement. Que sa relation de couple était certes pathologique, mais qu’elle tenait à Norbert Marot, son mari, au point d’aller agresser physiquement la femme avec qui celui- ci avait une liaison. Que les coups portés sur son fils (pas plus que l’inceste dénoncé par ses filles, ndlr) ne l’avaient pas décidée à porter plainte contre lui. Qu’elle tenait les rênes, enfin, de l’entreprise familiale au sein de laquelle ils travaillaient tous. Appelée par le magistrat à « restituer la vérité judiciaire », Jacqueline Sauvage, que nous avons contactée, n’a pas souhaité s’exprimer sur les impasses du téléfilm. Mais Franck Calderon, lui, assume cette subjectivité : « On s’est basé sur le livre témoignage de Jacqueline Sauvage. On a aussi beaucoup sollicité ses deux avocates (Nathalie Tomasini et Janine Bonaggiunta) pour écrire le scénario, qu’elles ont relu. On a travaillé main dans la main. » Me Tomasini raconte d’ailleurs « être venue sur le plateau avec son associée, en tant que consultantes, pour aider l’équipe de tournage à rendre les scènes réalistes ». Finalement, le producteur concède avoir « forcé le trait parfois, parce qu’il fallait faire tenir quarante-sept ans d’horreur en 1 h 30 min ». Au risque, donc, de ne présenter qu’une partie des faits.
La télé raffole des affaires judiciaires, et le monde de l’édition l’a bien compris, concevant de plus en plus ses livres dans l’espoir d’une adaptation. Mais pour la chroniqueuse judiciaire Isabelle Hor- lans 2), l’adaptation de faits divers à l’écran
( est forcément biaisée : « La télé adore les histoires de pot de fer contre pot de terre : justice contre mis en cause. » Comme dans le cas de Jacqueline Sauvage, il n’est pas rare que les réalisateurs prennent un parti opposé aux décisions des tribunaux : ce fût le cas, en 2011, avec l’affaire Raddad, adaptée au cinéma par Roschdy Zem ( Omar m’a tuer) d’après le livre d’Omar Raddad coécrit avec la journaliste Sylvie Lotiron et paru en 2002 3). Le jardinier,
( condamné en 1994 à dix-huit ans de réclusion criminelle avant de bénéficier, en 1996, d’une grâce partielle, y est présenté comme la victime d’une enquête bâclée.
Condamnés pour diffamation
En 2016, Jérôme Kerviel, multicondamné, s’est vu blanchi à l’écran par Christophe Barratier dans L’outsider. C’est son livre, L’engrenage, mémoires d’un trader 4), qui a
( été adapté. Jean Veil, avocat de la Société Générale, se désole de voir que « Kerviel, à l’écran, passe pour une victime de la Société Générale et d’un capitalisme fou. Il a pourtant avoué, devant la brigade financière, avoir agi seul. Il a multiplié les faux e-mails à en-tête de la Bundesbank ou de JP Morgan et les mouvements fictifs qui démontrent son intention de dissimuler ses opérations démesurées. » Isabelle Horlans, elle, retient que « les magistrats n’ont pas du tout aimé que l’histoire soit à ce point réécrite. C’est sans doute en partie pour cela qu’il n’a pas obtenu la révision de son procès ». Il arrive pourtant, quand les auteurs de fictions vont trop loin, que la justice s’en mêle et condamne les chaînes à verser de lourdes indemnités. Ce fût le cas pour France 3 et Arte, condamnés en 2009 et 2011 pour diffamation à l’encontre de Marie-Ange Laroche, la veuve de Bernard Laroche, après la diffusion d’un téléfilm sur l’affaire Grégory. La mini-série en six épisodes intitulée L’affaire Villemin revenait sur l’assassinat jamais élucidé du petit garçon retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne, le 16 octobre 1984. Les soupçons s’étaient d’abord portés sur Bernard Laroche, cousin germain de Jean-Marie Villemin, qui fut inculpé et incarcéré pendant trois mois, avant d’être libéré et tué par le père de l’enfant, persuadé de sa culpabilité. Or « le téléfilm ne se contente pas de retranscrire la vérité judiciaire sans désigner aucun coupable mais laisse au contraire entendre que l’auteur du crime est Bernard Laroche, faisant de ses proches des complices », s’indigne Gérard Welzer, avocat de Marie-Ange Laroche.
Dans un jugement sévère, la cour d’appel de Versailles a pointé le biais des scénaristes : « Seuls les époux Villemin, qui ont cédé le droit d’adaptation télévisuel de leur livre, ont été contactés. La famille Bolle-Laroche a été tenue à l’écart de la réalisation du téléfilm. » De là tout un scénario qui accable Laroche et les siens. Exemple : dans une scène, la jeune belle-soeur de ce dernier, Murielle Bolle, 15 ans, fait une piqûre d’insuline à Grégory, le plongeant dans le coma et devenant complice de l’assassinat. « C’est un épisode qui n’est éta-
Le producteur du film sur Jacqueline Sauvage avoue avoir parfois forcé le trait, « parce qu’il fallait faire tenir quarante-sept ans d’horreur en 1 h 30 min ».
bli par aucun fait d’enquête », s’étrangle aujourd’hui encore Jean-Paul Teissonnière, avocat de Murielle Bolle. L’arrêt de 2011 interdit de toute façon la rediffusion du téléfilm, au motif que « les réalisateurs conduisent nécessairement le téléspectateur à penser (…) que le petit Grégory a passé ses dernières minutes de vie à bord de la voiture de Bernard Laroche ».
Les hypothèses les plus folles
Pour les auteurs de « fictions du réel », le risque de dérapage est d’autant plus grand lorsqu’aucune vérité judiciaire n’est établie. Le fait divers qui sert de base au scénario devient alors matière à roman et se prête aux hypothèses les plus folles, y compris quand elles n’ont jamais été sé-
rieusement envisagées par les enquêteurs. Dans ce registre, Pierre Aknine s’apprête à aller très loin. Le scénariste commencera en mars prochain le tournage d’Un homme parfait, mini-série en quatre épisodes pour M6 retraçant la vie et la disparition de Xavier Dupont de Ligonnès, meurtrier de son épouse et de ses quatre enfants en 2011. Pour alimenter son scénario, Pierre Aknine s’est basé sur trenteneuf notes rédigées sur internet par le père de famille, versées au dossier d’instruction et diffusées illégalement sur la page Facebook d’un certain « ChrislaVérité », internaute passionné par cette énigme. Le policier qui est à l’origine des fuites a été condamné en 2012 à 4 000 € d’amende pour atteinte au secret de l’ins- truction. Mais Pierre Aknine, qui risque d’être poursuivi à son tour, assume : « La vie de cette famille sur internet est très instructive, et totalement sous-estimée par les enquêteurs. On y mesure les dérives mystiques de Xavier Dupont de Ligonnès, sa proximité avec des sectes christiques intégristes. » En suivant cette piste, l’auteur a imaginé une fin qui, loin d’être considérée comme plausible par les enquêteurs, présente le mérite d’être romanesque : Xavier Dupont de Ligonnès aurait fui au Canada, où il serait devenu prêcheur.
1. Je voulais juste que ça s’arrête, éd. Le Livre de Poche. 2. Coauteure, avec Valérie de Senneville, des
Grands fauves du barreau, éd. Calmann-Levy. 3. Pourquoi moi ?, éd. Points. 4. Ed. J’ai lu.