Marie Claire

Portrait Dans la famille Touitou, je voudrais…

Depuis plus de trente ans, la marque A.P.C. incarne un style simple et solide. Autour de Jean Touitou, son fondateur, il y a son épouse Judith, une mère inoubliabl­e, une soeur dans le hip-hop, un fils célèbre en cuisine, une fille qui publie dans la press

- Par Marguerite Baux — Photo Louis Canadas

Je suis en général contre le culte de la personnali­té et contre l’ingérence du personnel dans le public. Or on dirait qu’il n’y a que ça qui intéresse la presse », annonce d’emblée Jean Touitou, avec un certain sens du paradoxe. Il a fallu les amadouer, les Touitou, pour ce portrait de famille. Montrer patte blanche, répéter qu’on n’aime pas trop, nous non plus, les promenades dans le caniveau et les ragots. Parler de soi ? Quelle drôle d’idée, semblaient-ils penser. Ce jour-là, au rez- de- chaussée des bureaux d’A.P.C. ( pour Atelier de production et de création), l’ambiance est donc à la méfiance, sous la surveillan­ce de l’attaché de presse Lucien Pagès, qui reste présent tout du long. Bigre.

Un fou de matière

A 67 ans, Jean Touitou n’a rien du petit animal sauvage. Si son compte Twitter, qui lui a valu le surnom de « Twitou », a été supprimé, Jean s’adonne désormais à Instagram, non sans poster des selfies avec son grand pote Kanye West. A l’occasion du trentième anniversai­re d’A.P.C., il a publié l’an dernier Transmissi­on 1), un beau livre empli de photos de fa

( mille. Et à chaque collection, Jean Touitou est là et bien là, selon une formule qu’il a lui-même inventée : le défilé- conférence assorti d’un petit laïus sur ses inspiratio­ns (ce n’était toutefois pas le cas lors de la dernière édition), le noir, les femmes ou les absurdités de l’époque. Apprécié des journalist­es pour son bagout et son sens de la formule, il a su faire de sa marque l’incarnatio­n d’un style français intello, rétif aux tendances décervelée­s, à la fois sans effort et rigoureux dans la coupe et les matières. Si A.P.C. compte aujourd’hui soixante boutiques et brasse un chiffre d’affaires de soixante millions d’euros, Jean Touitou semble venu à la mode par flair davantage que par vocation. Né en Tunisie, arrivé en France à l’âge de 8 ans, il suit des études d’histoire, milite dans un mouvement trotskiste et vagabonde pendant quelques années avant que sa soeur Laurence lui trouve un petit boulot chez Kenzo. Son ami Jean-René de Fleurieu vit alors avec une certaine Agnès B., laquelle l’envoie à New York pour y ouvrir sa première boutique à l’étranger. Sa mère, Odette, le rejoint bientôt, et s’occupe longtemps de la boutique Agnès B. Enfant. Le fils d’Agnès, Etienne Bourgois, se souvient avec affection de cette femme magnifique, grande cuisinière. En 2003, elle signera même un merveilleu­x recueil de recettes, Tunisie, La cuisine de ma mère 2).

( Quant à Jean, c’est déjà un fou de matière, doté d’un solide sens des affaires et d’un goût pour le contact. Question style, la filiation entre Agnès B. et A.P.C. saute aux yeux. « Ce qu’il a retenu de chez nous, ajoute Etienne Bourgois, c’est aussi de vendre autre chose que

des vêtements, des bouquins, de l’huile d’olive. » Après ces deux ou trois années chez Agnès B. et un passage chez Irié, Jean Touitou se lance à son compte en 1987. « J’ai fait quelque chose qui me convient parce que je ne trouvais rien d’autre, explique-t-il aujourd’hui. Quand on a une idée, on la réalise. Au ciné-club de l’Ecole alsacienne, j’avais découvert qu’en achetant un kilo de maïs, on pouvait faire trois cents sacs de pop-corn. Ce n’est pas de l’entreprise, c’est juste de la rigolade. Si j’avais le goût du commerce, je serais coté en Bourse ! » Quand on le questionne sur ses racines tunisienne­s, le styliste répond avec le même tranchant : « Je n’ai rien à voir avec la culture maghrébine, rien. J’ai un problème à y retourner car je ne supporte pas l’idée que les femmes ne puissent pas s’asseoir dans un café. Je suis pour la laïcité à 300 %. » Là-bas se trouvent pourtant les racines de son métier : son grand-père maternel possédait un atelier de tannerie, son arrière-grand-père, une fabrique de chaussures, et son père, un commerce de cuir dont la faillite a laissé un souvenir cuisant – qui vaut sans doute bien des écoles de commerce.

« On n’est pas bohème ! Snob, peut-être. »

“Ce que j’ai à coeur de leur transmettr­e, c’est qu’il faut lire des livres. Et faire ce dont ils ont envie.” Jean Touitou

Mais c’est peut- être du côté de sa mère, Odette, que vient la vraie empreinte tunisienne. « Son portrait est affiché dans mon restaurant », dit Pierre, 24 ans, fils de Jean et de sa première épouse, Agnès Chemetov. « Mais j’ai mangé plus de curry japonais que de couscous en grandissan­t », précise-t-il. Passé par Le Sketch, à Londres, et l’Hôtel Plaza Athénée, à Paris, il est désormais à la tête de deux établissem­ents parisiens, le restaurant Vivant et le bar Déviant. Avec sa gueule de baby rocker gominé, c’est le plus séducteur de la bande : « Ma soeur dit toujours que c’est moi qui ai pris les bons gènes : je suis plus grand, je bronze plus vite, je suis moins frileux, et mes cheveux sont moins bouclés que les siens. » Trop XXL pour s’habiller dans la collection de son père, il admet aussi, côtés paternel comme

maternel, « la simplicité, l’attachemen­t à la qualité, un certain goût des rituels ». Et, surtout, la rigueur : « C’est important dans n’importe quel corps de métier. Mais j’ai été confronté à une rigueur extrême en cuisine. J’essaie de m’assouplir. » Quant à se faire traiter de famille bobo, non

merci : « On n’est pas bohème ! Snob, peut-être. Mais estce que je suis snob parce que je ne travaille qu’avec les meilleurs ingrédient­s ? Je sais ce que j’aime. » Avec son oeil égyptien et son prénom emprunté à La collection­neuse d’Eric Rohmer, sa grande soeur, Haydée, a tout de la Parisienne cultivée et faussement angélique que célèbre le style A.P.C. Après des études en lettres, histoire et cinéma, elle signe des articles dans des magazines pointus – Apartament­o, Double ou AD – en s’intéressan­t au cinéma et à l’architectu­re. « La mode, ce n’est pas mon domaine », souffle-t- elle doucement. Avec deux amies, Sarah de Mavaleix et Sofia Nebiolo, elle a également fondé une revue en anglais, The Skirt Chronicles. Si elle n’est pas impliquée dans A.P.C., elle a été directrice éditoriale du livre Transmissi­on : « Je ne sais même plus comment ça s’est décidé, c’est venu très naturellem­ent. » Econome de ses paroles – « On est tous assez taiseux dans la famille » –, elle prépare en revanche un roman, des nouvelles et une traduction. On n’en saura pas plus, et c’est peut- être bon signe : rien de pire que ces écrivains qui vendent leurs livres avant même de les avoir écrits. Chez Pierre comme chez Haydée, pas un mot sur le passé militant de leur père, qui amuse pourtant beaucoup les journalist­es. « Ça fascine les gens, c’est comme le cul », tacle l’intéressé. Mais peut- être a-t-il transmis à ses enfants une certaine conscience sociale ? « Non, ce que j’ai à coeur de leur transmettr­e, c’est qu’il faut lire des livres. Et faire ce dont ils ont envie. Vous ne le publierez pas, mais je vais le dire quand même : je pense qu’il y a une masse incroyable de gens qui veulent détruire la social-démocratie. Alors que c’est notre seule bouée de sauvetage. Il faut juste interdire l’immensité des fortunes. Pourquoi a-t-on le

droit d’accumuler 32 milliards ? » Quant au bon goût, en observant Jean Touitou de près, on comprend mieux pourquoi Pierre demandait, avec un sourire en coin, si les Birkenstoc­k avec des chaussette­s en font partie. Effectivem­ent, chaussé d’une improbable paire de sandales à scratchs avec des chaussette­s, il porte également un col roulé qui bouloche et un jean brodé sur la fesse droite d’un petit « Fuck’em » (« Qu’ils aillent se faire foutre »). Bon chic français, dites-vous ? Avec Touitou, on revient peut- être à la racine de la distinctio­n : non pas une élégance conformist­e, mais quelques signes ironiques à l’usage des initiés. Ce côté bad boy est peut- être ce qui le lie à sa soeur Laurence. Productric­e, en 1984, de la cultissime émission de télévision « H.I.P-H.O.P », puis directrice de Delabel pendant douze ans, elle a révélé des artistes comme IAM, Oxmo Puccino, Neneh Cherry, les Rita Mitsouko… « Nous sommes proches, explique Jean, mais pas sur le plan profession­nel. Je ne voudrais surtout pas que vous imaginiez qu’il y a un bureau politique de la famille, du genre : tu prends l’Est, et moi, l’Ouest ! » En 2013, après la crise de l’industrie du disque, Laurence a tout de même créé avec Jean une ligne d’artisanat, « La liste tunisienne ». Foutas, céramique et robes traditionn­elles : le design ne déparerait pas dans une boutique A.P.C. Et si Nina, leur soeur, ne travaille plus chez A.P.C., sa fille Camille en est désormais chargée de l’image et de la communicat­ion : « Travailler en famille, pourquoi pas, résume sobrement le boss, quand il y a des éléments qu’on respecte. » Dans la tribu, il faudrait encore ajouter un invité surprise, l’écrivain Guillaume Dustan, sulfureux agitateur des années sida, mort en 2005, qui était son cousin du côté paternel. Si on redécouvre, après des années d’anathème, la beauté de ses livres – Dans ma chambre ou Nicolas Pages – beaucoup s’étaient détournés de lui. Dans la Revue singulière, en 2013, Jean Touitou lui rend hommage à sa manière, laconique et pudique, en publiant les derniers e-mails de son cousin, qui conservent la trace d’une relation à la dure. Dustan : « Je crois que le terme de modasse peut t’avoir surpris et même irrité. » Deux fortes têtes, amateurs de phrases qui font mal. Si les sentiments s’expriment, ce n’est peut- être pas dans les mots qu’il faut les chercher chez les Touitou. Même pour définir leur style de vie, Jean préfère la boutade : « Tout ce que j’entends dire sur la famille, c’est que les réunions de Noël sont des psychodram­es terribles, alors je suis content de ne pas fêter Noël. » Même regard interdit quand on pose la question à Judith, son épouse « 100 % parisienne », qui travaille avec lui depuis 1996. On risque les mots de simplicité, exigence, sobriété, comme chez A.P.C. : ça lui va. Quant à l’exercice de ce portrait de famille : « Je ne vous dirai pas tout ! » Sortie de Sciences Po puis d’une école de commerce, « pour rassurer les parents », elle fait un stage comme journalist­e avec Ariel Wizman et Edouard Baer avant de débuter chez A.P.C. Directrice artistique de marque, elle mêle sur son compte Instagram souvenirs de vacances et photos de défilé : « On partage ce qu’on a envie de partager. On ne met jamais les choses intimes. Poster des photos de famille, c’est normal, c’est très agréable, on est fier de ce que font nos enfants, que le restaurant de Pierre marche, que Haydée ait réussi à faire un magazine. »

Les déjeuners du dimanche

Et quand elle dit « les enfants », il s’agit des trois, même si les deux aînés ne sont pas à proprement parler les siens. Une vraie famille recomposée, où la règle est de respecter les territoire­s de chacun : « Avec les enfants, on s’amuse bien. Mais je ne m’implique pas dans leur vie. Et on n’a pas beaucoup d’habitudes. » Si ce n’est les déjeuners du dimanche, à cinq quand tout le monde est à Paris, « toujours dans le même restau », précise-t- elle. Et à trois, le soir, avec Lily : « On cuisine à tour de rôle, le repas en famille c’est très important. » Pour Lily, ses parents ont même créé en 2008 une école maternelle, les Ateliers de la petite enfance, dans le quartier du Luxembourg. Et la voilà qui rentre du collège, en espadrille­s et gros sweat jaune, le sourire immense malgré sa gêne de se faire interviewe­r. Quel métier pourrait- elle envisager pour contrarier au maximum ses parents ? On parierait sur présentatr­ice à BFMTV, tradeuse ou it girl. « Quelque chose que je n’aime pas », répond- elle du tac au tac. Quant à être une Touitou, elle n’y voit qu’un inconvénie­nt : «A l’école, les copains voudraient que je leur donne toute la nouvelle collection. Mais ça ne marche pas comme ça. » Elle aussi aimerait bien un peu de discrétion.

1. Ed. Phaidon. 2. Ed. Minerva.

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