Marie Claire

La rencontre d’après minuit Eva Ionesco

-

à Paris, bottes écrues sur collant noir, veste de velours à godets, cheveux bouclés au fer, le chic c’est chic. C’est une fillette de 4 ans forcée à prendre des poses obscènes devant le Nikon de sa mère,

une enfant de 9 ans qui s’enfuit de chez elle pour aller voir les lumières de la Foire du Trône, une tête brûlée placée à la Ddass à 11 ans, une Apache sur talons aiguilles qui se fait peloter par des loubards aux Halles, une dancing kid reine de la nuit, une femme violente qui injurie, qui rit, une femme sous influence.

Bizarre de la voir, face A d’un couple fusionnel, sans sa face B, Simon Liberati. « Il est resté à la campagne. » Elle est venue à pied, de son appartemen­t de Montmartre jusqu’à Barbès, chargée de robes de bal prêtes à se carapater sous les housses en plastique et d’un sac de plage mexicain Louboutin qui déborde de tatanes et de machins. Gamine, elle a tout fait : dormi sous des abribus de banlieue, michetonné à New York, s’est piquée – « pas très longtemps, pas très régulièrem­ent, on n’avait pas assez de pognon pour se payer de la drogue ». Alors, déambuler à Barbès un lundi à minuit, on est carrément loin du pire. Elle raconte, les mots s’arrêtent, repartent ou s’éteignent, les phrases font des boucles, l’autobiogra­phie chaotique résonne, rien de mélo, rien que du brut et une pudeur empreinte de coquetteri­e. « Enfant, mon père avait disparu, il était là mais il n’était pas là. On m’avait dit qu’il faisait partie d’une secte – enfin, qu’il avait des pouvoirs magiques – et j’ai toujours senti des choses, à la fois des terreurs et une présence, c’était lui. Ça m’a suivie longtemps, le monde invisible. » Dans le monde visible, la mère maquerelle Irina Ionesco, photograph­e née de l’inceste, louait ou vendait sa fille, en photo ou sur des films pornograph­iques qu’Eva ne voyait jamais – ils étaient interdits aux moins de 18 ans. On commande une bouteille de vin rouge, le blanc l’empêche de dormir. Eva disparaît dans un sas près des cuisines. A minuit dix, elle réapparaît en fourreau argent fifties, star vintage dans cette salle de restaurant digne d’un décor de cinéma, on dirait Rose, l’héroïne de son nouveau film, « Une jeunesse dorée », qui se fracasse au Palace et chez de riches esthètes, troubles substituts de parents décadents. A 11 ans, elle dansait toute la nuit à Ibiza, maquillée comme une voiture volée et sapée comme un bébé mannequin, en bottes Saint Laurent. A 13, en 1977, et jusqu’à 1983, elle paradait au Sept et au Palace. « La première personne qui m’a sortie à Paris, c’était mon meilleur ami, Christian (Louboutin, ndlr). Il avait deux ans de plus que moi, il connaissai­t déjà bien la nuit, la vie. On était une bande de copains. Quand on est arrivé au Palace, Fabrice Emaer (le propriétai­re) a dit : “Eux, ils rentreront toujours et ils auront toujours de quoi boire.” J’adorais danser. » On choque nos verres, elle rit. « Le jeu de la nuit, c’est de se brûler, mon film parle de ça. » Eva Ionesco a beaucoup souffert et elle s’est incroyable­ment amusée. « La nuit, maintenant, c’est la forêt, » dit-elle, ni triste ni gaie, en parlant de sa saine existence à la campagne. « Je me lève à 6 h 30, on fait des grandes marches. » Dormir n’a rien d’évident, alors, insomniaqu­e radieuse, elle se lève pour essayer des vêtements, « un truc que j’ai gardé de l’adolescenc­e. J’en ai beaucoup, il y a toujours des vêtements qu’on a oubliés, je fais des assemblage­s, je m’amuse. Et je prends des bains chauds, ça me détend, puis je me recouche. » Ces fragments solitaires peuplés de fringues, de vin rouge, de cigarettes résument une vie vécue sur les jantes. « J’aime bien me balader dans les quartiers dangereux. A New York, dans les années 80, il y avait des gens qui te sautaient dessus. Le soir, tu pouvais te faire arrêter par les flics, ils se foutaient de ta gueule, ça ne me déplaisait pas. » La vie d’Eva Ionesco est un sport extrême. « J’ai eu des nuits très violentes. Solitaires et violentes. J’ai voulu mourir plein de fois. Il y a plein de choses que j’ai faites et que je regrette. Par exemple me couper les veines, me mettre la tête dans le four, un soir de Noël où j’étais toute seule. » Elle rit. « Une nuit, à New York, j’avais pris un acide et j’étais montée sur le toit d’un immeuble. Je me suis dit : “Je saute ou pas ?” Je n’ai pas sauté. Ce moment où j’ai décidé de ne pas sauter, je me suis dit : “Tant mieux.” » Les yeux se creusent, flaques d’eau trouble, le regard part loin, très loin. « Des peurs, j’en ai plein. Peur de redevenir un peu folle, de perdre mes esprits, de ne pas arriver à me calmer, j’ai peur de ça surtout. J’ai peur de ne pas avoir assez de temps pour faire mon prochain film. » Pendant qu’elle tournait son film, Simon et elle ne sortaient pas. « On mettait de la musique et on dansait dans l’appart. Bien danser, bien s’amuser, ça efface tout. J’adore la fête. Tu crois qu’on peut fumer ? J’ai plein de cigarettes, mais je ne sais pas si c’est autorisé. On pourrait se faire disputer. » On fume, on boit. Il est 1 h 20, Eva Ionesco a réveillé les morts et les vivants, la brasserie ferme. Elle disparaît sur le boulevard Barbès, désert.

“J’ai eu des nuits très violentes. Solitaires et violentes. J’ai voulu mourir plein de fois. Il y a plein de choses que j’ai faites et que je regrette.”

Newspapers in French

Newspapers from France