Marie Claire

Société Les rappeurs sont-ils misogynes ?

- Par Catherine Castro

Ultra-sexistes dans les textes de leurs chansons et leurs vidéos, ces rappeurs poids lourds, à l’image de ceux qui ont défrayé la chronique l’été dernier à l’aéroport d’Orly, se présentent comme des papas poules, de bons fils et des maris attentionn­és. Mais quels sont vraiment leurs rapports avec les femmes ?

Penalty dans la chatte de Linda. » « Lève-toi salope, on va baiser ta femme comme dans la chanson. » Ce jour-là, Booba était très inspiré. Deux minutes plus tard, il se battait avec Kaaris, son ancien poulain, en plein milieu de l’aéroport d’Orly. Depuis quelques années, les deux rappeurs se vouent une haine féroce qu’ils répandent sur les réseaux sociaux. En 2014 déjà, Kaaris postait une vidéo : « On ne se bat pas sur Internet, tout se passe dans la street. Viens en face de moi, je vais t’enculer. J’vais te briser les os, j’vais te boire ton sang. » L’été dernier, après la baston la plus médiatique de l’année, ils ont fini en préventive avec leur staff pendant trois semaines, puis ont été condamnés à 18 mois de prison avec sursis. En réponse, Booba « Duc de Boulogne » a exprimé des regrets : « Je fais la différence entre la violence du rap et ma vie réelle. Je suis un bon père de famille qui s’occupe des siens. » De Fleury-Mérogis, son rival K2A mettait lui aussi le paquet pour sa défense, martelant son sens de sa famille via l’Instagram de sa femme Linda (@Lindoosh93) : « Un papa est parti travailler en disant “à demain” à sa fille, un bon père, un bon mari et un homme juste qui n’a de problèmes qu’avec celui qui en a avec tout le monde. » Son avocat Yassine Yacouti, joint au téléphone, enfonce le clou : « Kaaris est loin des clichés. Il vit dans une maison dans l’Oise, il tond la pelouse, mène une vie tranquille avec sa femme Linda et ses deux enfants. Ils se connaissen­t depuis dix-huit ans, du temps où ils étaient intérimair­es tous les deux. Linda, c’est pas une bimbo ramassée après un concert, c’est sa moitié, sa meilleure amie, la première à écouter ses sons. Elle est présidente de l’associatio­n de parents d’élèves. Quand il était en préventive, c’est elle qui s’est occupée de trouver les avocats. Ces femmes, ce ne sont pas des boniches à la maison. » Sur le compte de Linda, des photos de Kaaris en train de changer les couches de sa fille, de se balader avec la poussette, une vidéo du rappeur entonnant Coucou hibou… Des rappeurs misogynes et violents dans leurs clips et leurs textes… Pourtant ne seraient-ils pas que des « petits-bourgeois du clash », comme le procureur a surnommé les prévenus Kaaris et Booba ? Nous avons essayé de contacter les femmes et les copines des rappeurs, elles auraient pu raconter l’intimité, nous dévoiler l’homme réel avec qui elles partagent leur vie. La réponse a toujours été la même : non. A croire que pour les managers, cette réalité, qui clashe les codes machos d’un certain rap, fragiliser­ait le bu- siness. Pourtant, il suffit de parcourir leurs comptes Instagram pour entrevoir une facette bien moins trash que celle qu’ils entretienn­ent à longueur de clips.

Quelques exemples : Maître Gims et sa femme Demdem, qui travaille avec lui sur son label Monstre Marin Corporatio­n, sont mariés depuis 2005, ont quatre enfants, un ryad à Marrakech, un jet privé et une Ferrari. Sur Periscope, le rappeur, dont les tubes résonnent jusqu’au camping d’Hénin-Beaumont, présente sa femme, au volant de leur Ferrari dans Paris : « C’est Demdem le pilote aujourd’hui, wooo ! » Soprano, rappeur marseillai­s et coach sur The voice kids, a déclaré qu’à chaque nouvel album, il faisait un enfant. Et chacun a sa chanson dans un de ses disques. Pour l’instant, il a trois enfants. Disiz la Peste, connu pour un son moins hardcore, expliquait dans Libération en 2014 : « Je montre mes enfants dans mes clips, parce que mon bling-bling, c’est ma famille. Pour que ce soit aussi puissant qu’une vidéo à 60 000 €, avec un 4x4 et des putes sur le capot, je montre le sourire de mon gosse. T’envoies de la haine ? Tiens, prends du love. Après, je suis pas Gandhi. Si tu me cherches, on va se trouver. » Niska, lui, interdit à ses enfants d’écouter ses sons.

« Dans le registre Charles Ingalls »

« On imagine les rappeurs comme des gros misogynes, avec de la coke partout et des filles lookées comme Kim Kardashian. Mais 95 % de ces mecs sont des nounours, rigole le producteur d’un célèbre rappeur. En tournée, ils rentrent tout seuls dans leur hôtel et appellent leur femme. Regarde Disiz la Peste : marié, cinq enfants. Avec lui, on est dans le registre Charles Ingalls. » « Les rappeurs sont souvent avec des meufs depuis le départ, dit Juliette Fievet, ancienne manageuse de Kery James, journalist­e animatrice sur RFI. Quand ça marche pour eux, ils sont toujours ensemble. Sofiane est avec la même meuf depuis quinze ans. » Lena Simonne, mannequin et instagramm­euse, nous répond la même chose : « J’ai connu Roméo Elvis avant qu’il ne soit rappeur, et j’essaie de gérer ma carrière à fond. Etre constammen­t cataloguée comme “la copine du rappeur Roméo Elvis” fait mal à mon ego. Il n’y a rien de méchant dans ce que je vous dis, mais qu’il soit rappeur ou caissier, comme lorsque je l’ai connu, ne change rien à l’amour que j’ai pour lui. » Il y a quelques mois, nous avions rencontré Orelsan en tournée. Il nous parlait de ces nuits en mode avion : « Je suis en couple depuis huit ou neuf ans.

“Je n’ai jamais essuyé de remarques misogynes d’un rappeur. En revanche, les cols blancs de l’industrie, ça y va.” Anne Cibron, manageuse de Booba

Les sorties, c’est moins intéressan­t quand tu n’as pas le côté drague. » Orelsan ne fume plus, boit du thé, et préserve soigneusem­ent sa vie de couple avec Ahélya, une jeune femme débusquée par Closer qui travailler­ait dans une agence de communicat­ion digitale. La drague, les sorties, l’alcool, c’est fini. L’auteur de Sale pute a vieilli, s’est posé.

Dans son album La fête est finie*, il dédie sa chanson d’amour Paradis à la femme de sa vie.

Leïla Sy est dans le rap game depuis vingt ans. Elle réalise les clips de Kery James et a coréalisé avec le rappeur Banlieusar­ds, un long métrage, produit par Netflix. « Quand la culture hip-hop est arrivée, beaucoup d’entre nous se réclamaien­t de la Zulu nation et de ses valeurs – “Peace, unity and having fun”. On avait envie de se réunir, de faire des choses ensemble, mais ça s’est perdu. Désormais, la scène se divise entre le rap conscient et le rap entertainm­ent, bling, avec des morceaux hyper-vulgaires qui déprécient l’image de la femme, jouent les gros durs et disent : “Attention, je suis hyper-dangereux”. Je ne suis pas en accord avec ces morceaux horribles et beaucoup de rappeurs ne sont pas dans cette mouvance. Le monde est macho, et le rap n’est pas plus macho ou sexiste que ce monde dans lequel on vit. Il explore juste les problémati­ques sociales d’aujourd’hui, le rapport à la femme, le rapport à la France et à ses enfants. » Anne Cibron, manageuse historique et associée de Booba, résume : « Il y a tous les genres dans le rap, le rap pour danser, pour rire, pour s’aimer… » Sortie de l’undergroun­d, la musique la plus vendue et la plus écoutée en streaming est devenue une industrie. Comparer Damso à PNL (les artistes les plus écoutés sur Spotify en 2017), ou Gradur à Disiz la Peste, c’est aussi improbable que mettre Julien Doré et Philippe Katerine dans le même sac.

« Un amour démesuré pour la figure de la mère »

La misogynie des rappeurs est une idée qui met tout le monde d’accord dans l’opinion publique. Stéphanie Binet, journalist­e au Monde, citée dans le magazine en ligne Surl, rectifie : « Dans ce milieu rap ou de quartier, c’est la culture du rapport de force, les mecs du rap sont durs, violents, même entre eux… Oui, beaucoup de rappeurs sont des petits ou des gros machos immatures, mais ils ne sont ni méchants ni misogynes. Il n’y a pas

de mépris de la femme, ils ont même un amour démesuré pour la figure de la mère. Enfin, il ne faut pas tomber dans l’angélisme, il y a des gros cons partout. Ce qui est insupporta­ble, c’est le décalage entre la manière dont ils se comportent, le fait qu’ils soient assez classe, et les horreurs qu’ils racontent dans leurs textes (…) Ce qui est pitoyable, c’est ceux qui continuent à parler comme ça à plus de 30 ans, et ce qui est insupporta­ble, c’est l’image horrible que cela donne du rapport hommes-femmes dans le milieu du rap. » Curieuseme­nt, les meilleurs défenseurs du rap sont les femmes fans de cette musique. « C’est pratique de désigner les rappeurs comme sexistes. Le sexisme qui fait du mal est le sexisme dominant chez nos dirigeants, dans les grandes écoles, dans la société dominante bourgeoise, dans les films populaires », ironise Eloïse Bouton, ancienne Femen, fondatrice du site Madame Rap.

Faut-il s’étonner que la plupart des grands noms du rap français soient managés et entourés profession­nellement par des femmes ? Anne Cibron travaille dans le rap depuis vingt ans. « Je n’ai jamais essuyé de remarques misogynes d’un rappeur. En revanche, les cols blancs de l’industrie, oui, ça y va. Mon expérience, c’est qu’ils respectent un individu pour sa compétence, en dépit de son sexe, de son statut social. Le mot rappeur est réducteur, c’est une micro case où on enferme une certaine catégorie de population. Désormais, la barrière entre rap et variété est ténue, et mettre des gens dans la case rap plutôt que variété est une forme de racisme social. Dans le rap, il y a des modèles de réussite personnell­e de gens qui n’avaient pas toutes les cartes en main, qui n’étaient pas dans l’élite. Ils ont réussi, sans courber l’échine sous les valeurs de la République, et celle du gendre idéal. La France n’aime pas ça. Le hip-hop incarne une autre vérité, pas lissée, une libération de la parole, une réflexion sur le système qui n’est présent nulle part. » Lorenzo, rappeur breton de 23 ans, s’est autoprocla­mé « empereur du sale ». Gendre parfait,

type adorable pour l’un de ses anciens profs, il ne fait pas dans la dentelle : « Les femmes sont des objets, je les compte pas parmi mes amis », ou encore « Les collégienn­es, j’adore ça / Les mettre enceintes, j’adore ça ». A Dijon, deux associatio­ns féministes voulaient l’interdire de concert. La réconcilia­tion entre le rap et le féminisme pourrait- elle passer par Beyoncé, la femme de Jay Z ? : « T’es pas marié à une salope lambda, boy / Mate mon gros boule remuer, boy / Pendant que je passe à une autre bite, boy. » ( Don’t hurt yourself). Et si toute cette violence n’était qu’un jeu de rôle géant ? Dans son Histoire du rap en France, le sociologue Karim Hammou cite un rappeur qui lui donne la recette d’un son : « C’est comme une fiction, parce que paraît-il, on a droit à la fiction. (…) Et si tu veux passer sur Skyrock, je te conseille de faire ça, d’inventer un personnage, une histoire, dans laquelle tu es le méchant, bien sûr, surtout pas le gentil. » « Talking trash can get you cash » (Parler mal peut rapporter du fric), clamait l’animateur d’une émission de télé américaine dans les années 90.

« Les femmes, c’est des pirates »

Juliette Fievet avertit : « Les paroles du rap, c’est un exercice de style, il faut les prendre au 25e degré. C’est comme quand un rappeur dit qu’il a tué quatre mecs et vendu quatorze kilos de coke dans sa journée, on est bien d’accord que c’est du second degré, car si c’était vrai, il ne le dirait pas dans un micro. » Dans les concerts de rap, le public est composé pour moitié de filles qui connaissen­t les textes par coeur. L’ancienne manageuse de Kery James se souvient du jour où elle a écouté Puteuh de Vegedream pour la première fois. « J’ai eu un AVC. Et un deuxième, un soir, à 2 heures du matin dans un bar à chicha, quand j’ai vu les meufs en nuisette hurlant “Puteuh” debout sur les canapés. Je te raconte pas la ferveur ! Elles ne se sentent pas visées. La pute, elles en connaissen­t toutes une. Toi aussi, non ? Je suis une femme, j’écoute Damso. Cela voudrait dire que moi et les milliers de filles qui vont voir Damso en concert, on serait des imbéciles en allant voir quelqu’un qui nous insulte ? Non, on sait faire la différence, et je n’ai besoin de personne pour m’expliquer les textes… Que des gens qui n’y connaissen­t rien s’insurgent pour nous défendre, c’est de la condescend­ance. »

Une devinette pour conclure. Qui a dit sur Canal+ en 2014 dans l’émission Clique : « Les filles, elles sont comme nous, en vérité. C’est nous qui avons cru qu’elles n’étaient bonnes qu’à être à la cuisine. Les femmes, c’est des pirates. Elles travaillen­t, elles sont modernes, elles aiment le bon son hardcore… j’aime bien quand c’est les femmes qui gagnent » ? C’est Kaaris. Vous n’y croyez toujours pas ?

(*) 3e Bureau.

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2 Sur Instagram, les rappeurs n’hésitent pas à af cher leur vie de famille. Ici Booba (1), Disiz (2) et Kaaris (3) avec leur lle, et Maître Gims (4) avec sa femme Demdem.
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Booba, le torse nu, après sa bagarre avec Kaaris à l’aéroport d’Orly, le1er août 2018.

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