Marie Claire

Pourquoi les femmes s’autocensur­ent

- Par Corine Goldberger Photos Andrea Torres Balaguer

Laquelle d’entre nous n’a jamais renoncé à postuler pour un poste qu’elle n’était pas sûre de maîtriser à 200 %, à demander une légitime augmentati­on ou à prendre la parole en réunion ? Comment s’imposer lorsque tout, de l’éducation au management, nous invite à rester sagement à notre place ? Enquête et solutions.

La scène se passe chez Facebook. Sheryl Sandberg, numéro 2 de l’entreprise, s’exprime devant une centaine de salariés. A la fin de son discours, elle prévient qu’elle ne prendra plus que deux questions. La suite, elle l’a racontée dans une conférence TEDx( 1). « Quelques heures plus tard, une jeune femme de l’entreprise s’est approchée de moi, et m’a dit : “J’ai appris quelque chose aujourd’hui : je dois garder la main levée.” Pourquoi ? “Quand vous avez dit que vous ne prendriez plus que deux questions, nous avons toutes baissé la main. Pas les hommes. Vous avez continué à leur répondre”. » C’est un fait : partout dans le monde du travail, les femmes, souvent trop obéissante­s, trop enclines à respecter les règles, se mettent d’elles-mêmes en retrait. Quel que soit leur désir d’exister.

On nous le répète assez, études à l’appui, cette difficulté des femmes à prendre leur place dans le monde profession­nel viendrait de leur éducation. Certes, on trouve désormais de plus en plus de livres non- sexistes, dès l’âge de 3 ans, comme Histoires du soir pour filles rebelles( et des Barbie cosmonaute ou in

2) génieure en robotique, qui code au lieu de se contenter de faire du shopping. Des livres et des jouets qui aident les parents à briser les stéréotype­s de genre, déjà bien présents dès la maternelle dans la tête des enfants. Mais en pratique, voyez par exemple ce qui se passe dans les cours de récréation. « La plupart ont un terrain de foot au milieu. Les garçons y courent et occupent largement l’espace central, tandis que reléguées sur les bords et dans les coins, les filles jouent à la marelle, explique la géographe Edith Maruéjouls( 3). Elles sont donc éduquées à ne pas se déployer dans toute la cour, même si elles en ont envie, même si elles veulent jouer au foot elles aussi. » Cet apprentiss­age précoce de l’effacement au profit des garçons laisse forcément des traces dans la vie profession­nelle des femmes… et des hommes.

« Le syndrome de la bonne élève »

C’est en famille que commence à s’amenuiser et à se miner la confiance en soi. On y élève encore trop souvent les filles à grand renfort de formules qui leur interdisen­t de se mettre en avant : « Sois sage comme une image », « Ne te fais pas remarquer ». Quand elles ne sont pas poussées vers les métiers les plus féminisés, souvent les moins bien payés. Conséquenc­e, peut- être, de ce manque d’ambition des familles pour leurs filles, 59 % des femmes interrogée­s dans une récente enquête Marie Claire( n’ont pas

4) choisi leur métier, ce sont les circonstan­ces de la vie qui les y ont amenées. 39 % ont choisi un métier leur permettant d’abord de bien s’occuper de leurs enfants. La famille d’abord, comme dans les années 50. Enfin, 13 % ont abandonné leur premier choix parce que le milieu profession­nel était trop différent de leur

milieu social. Autocensur­e par sentiment d’illégitimi­té (ignorance des codes du milieu, pas de carnet d’adresses…). Comment s’autoriser, plus tard, à prendre toute sa place dans une entreprise ? Même à la prestigieu­se université Paris-Dauphine, les filles se sous- estiment. Manager dans la conduite du changement chez Orange consulting, Ketty Lecardonne­l y enseigne, entre autres, le personal branding, c’est-à- dire la valorisati­on de soi sur les réseaux sociaux. « Au premier cours, je leur demande toujours d’écrire quel salaire ils comptent demander pour leur premier emploi. J’ai constaté jusqu’à 10 000 euros d’écart par an entre les filles et les garçons. »

« Pour cesser de se mettre en retrait, les femmes doivent voir l’entreprise comme un terrain de jeu, conseille la coach Sophie Muffang( 5). Voir les stratégies des hommes, habitués à gagner et perdre, comme au foot, et qui envisagent facilement l’entreprise sous l’angle de la compétitio­n. Quand on leur refuse une promotion, une augmentati­on, ils reviennent à la charge. »

Margaux, 30 ans, a bien essayé. Depuis quatre ans, elle est consultant­e et responsabl­e des projets audiovisue­ls dans une agence de communicat­ion. Recrutée sans avoir osé négocier son salaire ( parce qu’elle était au chômage), elle s’est contentée de ce qu’on lui proposait. « Un an plus tard, quand j’ai demandé à être augmentée, mon patron, qui ne voit pas le travail que je fais au quotidien, m’a répondu par un humiliant : “Pourquoi je t’augmentera­is ?” Sa réaction m’a stupéfaite. J’espérais naïvement qu’il accepterai­t pour me remercier de ma productivi­té, de la qualité de mon travail. En plein dans le syndrome de la bonne élève. » Depuis Margaux ne demande plus rien. Consternée par la « mauvaise foi » de son patron, elle ne sait comment répondre. « Les femmes prennent les choses beaucoup plus personnell­ement que les hommes », poursuit Sophie Muffang. Comme Margaux, beaucoup demandent augmentati­on ou promotion, mais ne sont pas entendues. « Je suis l’exemple même d’une femme qui ne s’est jamais autocensur­ée », martèle Sandrine M., 51 ans, employée au Crédit agricole depuis vingt-huit ans et déléguée CGT. Pas le profil d’une femme timide. Et pourtant. Pendant des années, elle a été proportion­nellement moins payée que ses collègues masculins et placardisé­e sous prétexte qu’elle prenait son mercredi pour s’occuper de ses enfants, en dépit d’avis favorables de ses chefs les plus proches. « Ce n’est pas faute d’avoir demandé une augmentati­on. Quand je pense que j’ai même signé un accord d’égalité femmes-hommes en tant que déléguée syndicale ! » Alors un jour, après quinze ans à ne rien dire, Sandrine a pris une avocate. La cour d’appel de Paris lui a donné raison en octobre dernier. Résultat : 800 € mensuels de revalorisa­tion salariale et son employeur a été condamné à lui verser 40 000 €.

Il est compliqué aussi d’exister dans le petit théâtre cruel des réunions, qui n’invite pas les femmes à oser imposer leur point de vue. « Alors que même interrompu­s, challengés, contredits, les hommes passent outre, parce qu’ils ont appris à rebondir, souligne Sophie Muffang. Les femmes, notamment celles qui sont desservies par une voix trop aiguë, ou qui ne parlent pas avec assez d’assurance, ont du mal à se faire entendre. D’autant que beaucoup d’hommes ne se privent pas de leur couper la parole, ce que les féministes appellent ‘manterrupt­ing’, et dénoncent comme une mauvaise habitude typiquemen­t masculine. » Une occupation de l’espace sonore, qui laisse les femmes en état de sidération. Conseil de la coach à celles qui se sentent invisibles : en réunion, bien préparer son message en amont pour le faire passer coûte que coûte. « Il faut arriver à se forger une espèce de carapace contre les interrupti­ons intempesti­ves et les plaisanter­ies déstabilis­antes. »

Elles veulent être sûres d’être parfaites

Mais avec seulement 11 % de femmes dans les comités exécutifs, comment les mentalités peuventell­es changer sans une vraie mixité à la tête des entreprise­s ? Ainsi, les femmes prennent beaucoup moins de risques profession­nels que les hommes. Les

“Les femmes doivent s’inspirer des stratégies des hommes. Quand on leur refuse une promotion, ils reviennent à la charge.”

Sophie Muffang, coach en accompagne­ment des cadres

coachs, comme Valérie Gauthier( 6), professeur­e associée à HEC, disent souvent qu’elles « attendent d’avoir 80 % des compétence­s requises par un poste pour candidater, quand les hommes se contentent de 50 %. » Parce que même taillées pour la place visée, elles veulent être sûres d’y être parfaites. Ketty Lecardonne­l

confirme : « Il y a quelques années, on m’a proposé un poste intéressan­t, et j’ai commencé par poser des questions sur les moyens à ma dispositio­n… Nous, les femmes, on réagit à une promotion un peu comme quand on invite à dîner. On regarde dans le réfrigérat­eur si on a de quoi préparer un bon repas. On pense logistique. Un homme, vous lui proposez un super-poste, il accepte, et se dit : “Je me démerderai après.” Des opportunit­és m’ont échappé à cause de cela. Alors que devoir faire des choses que je n’avais jamais faites avant et réussir, ça m’arrive tout le temps. »

Mais exhorter les femmes à s’imposer revient à les rendre seules responsabl­es de leur retrait dans diverses situations de la vie profession­nelle. « Dans beaucoup d’organisati­ons, s’autocensur­er semble s’imposer si on ne veut pas être remerciée ou poussée vers le placard. Surtout face à un mauvais manager », commente Valérie Gauthier. Et en tête des femmes qui s’autocontrô­lent le plus : les mères célibatair­es, les divorcées avec enfants, les plus de 45 ans, celles qui vivent dans la hantise du licencieme­nt, surtout quand elles travaillen­t dans un secteur en crise et n’ont pas un profil recherché. C’est le même souci de ne pas se mettre son chef à dos qui réduit au mutisme celles qui souffrent d’un manque de reconnaiss­ance de son travail. Selon Julia de Funès et Nicolas Bouzou 7),

(

« les problèmes engendrés par le management contempora­in se traduisent par un désengagem­ent profession­nel massif, et sont visibles dans l’explosion du nombre de maladies profession­nelles : burn-out (excès de travail), bore out (ennui au travail), et brown out (perte de sens du travail) ». Certes, ce n’est pas spécifique­ment féminin. Sauf qu’il est plus difficile pour les femmes d’exprimer leur mécontente­ment, leur frustratio­n profession­nelle, à leur patron : « Elles sont, plus vite que les hommes, cataloguée­s insoumises, autoritair­es ou trop ambitieuse­s. La liberté d’expression au travail a un prix », constate Ketty Lecardonne­l.

Une qui ne s’est jamais bridée, c’est Aurélie, 35 ans. Elle a pratiqué tous les métiers. Après avoir été successive­ment coiffeuse autoentrep­reneuse, agent immobilier, coordinatr­ice de chantier, styliste à son compte puis en maison de couture, elle a profité d’un plan social… pour apprendre à coder au Wagon à Lyon, une formation recherchée dans l’univers digital. « Comment je suis passée de la couture de luxe au développem­ent Web ? J’aimais bien regarder les reportages sur les nouveaux métiers qui montent. On y répétait que le numérique recrutait et manquait cruellemen­t de femmes. Pourquoi pas moi ? » Elle a raison, le secteur ne compte que 31 % de femmes. Après une formation de neuf semaines, elle a développé son projet digital devant des patrons de start-up, et l’un d’eux l’a embauchée. « Mes parents avaient les mêmes ambitions pour les garçons et pour les filles. Le mantra familial était “Si tu veux, tu peux. Fonce !” » L’antidote à l’autocensur­e.

1. TED Women 2010. 2. D’Elena Favilli et Francesca Cavallo, éd. Les Arènes. 3. 2017. 4. Enquête en ligne Think Tank Marie Claire, novembre 2018. 5. Auteure de Femmes, osons pour réussir, éd. Vuibert. 6. Auteure de Le savoir relier : vers un leadership intuitif et relationne­l, éd. Eyrolles. 7. Auteurs de La comédie (in)humaine, éd. L’Observatoi­re.

“Les femmes attendent d’avoir 80 % des compétence­s requises par un poste pour candidater, quand les hommes se contentent de 50 %.”

Valérie Gauthier, professeur­e associée à HEC

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