Pourquoi les femmes s’autocensurent
Laquelle d’entre nous n’a jamais renoncé à postuler pour un poste qu’elle n’était pas sûre de maîtriser à 200 %, à demander une légitime augmentation ou à prendre la parole en réunion ? Comment s’imposer lorsque tout, de l’éducation au management, nous invite à rester sagement à notre place ? Enquête et solutions.
La scène se passe chez Facebook. Sheryl Sandberg, numéro 2 de l’entreprise, s’exprime devant une centaine de salariés. A la fin de son discours, elle prévient qu’elle ne prendra plus que deux questions. La suite, elle l’a racontée dans une conférence TEDx( 1). « Quelques heures plus tard, une jeune femme de l’entreprise s’est approchée de moi, et m’a dit : “J’ai appris quelque chose aujourd’hui : je dois garder la main levée.” Pourquoi ? “Quand vous avez dit que vous ne prendriez plus que deux questions, nous avons toutes baissé la main. Pas les hommes. Vous avez continué à leur répondre”. » C’est un fait : partout dans le monde du travail, les femmes, souvent trop obéissantes, trop enclines à respecter les règles, se mettent d’elles-mêmes en retrait. Quel que soit leur désir d’exister.
On nous le répète assez, études à l’appui, cette difficulté des femmes à prendre leur place dans le monde professionnel viendrait de leur éducation. Certes, on trouve désormais de plus en plus de livres non- sexistes, dès l’âge de 3 ans, comme Histoires du soir pour filles rebelles( et des Barbie cosmonaute ou in
2) génieure en robotique, qui code au lieu de se contenter de faire du shopping. Des livres et des jouets qui aident les parents à briser les stéréotypes de genre, déjà bien présents dès la maternelle dans la tête des enfants. Mais en pratique, voyez par exemple ce qui se passe dans les cours de récréation. « La plupart ont un terrain de foot au milieu. Les garçons y courent et occupent largement l’espace central, tandis que reléguées sur les bords et dans les coins, les filles jouent à la marelle, explique la géographe Edith Maruéjouls( 3). Elles sont donc éduquées à ne pas se déployer dans toute la cour, même si elles en ont envie, même si elles veulent jouer au foot elles aussi. » Cet apprentissage précoce de l’effacement au profit des garçons laisse forcément des traces dans la vie professionnelle des femmes… et des hommes.
« Le syndrome de la bonne élève »
C’est en famille que commence à s’amenuiser et à se miner la confiance en soi. On y élève encore trop souvent les filles à grand renfort de formules qui leur interdisent de se mettre en avant : « Sois sage comme une image », « Ne te fais pas remarquer ». Quand elles ne sont pas poussées vers les métiers les plus féminisés, souvent les moins bien payés. Conséquence, peut- être, de ce manque d’ambition des familles pour leurs filles, 59 % des femmes interrogées dans une récente enquête Marie Claire( n’ont pas
4) choisi leur métier, ce sont les circonstances de la vie qui les y ont amenées. 39 % ont choisi un métier leur permettant d’abord de bien s’occuper de leurs enfants. La famille d’abord, comme dans les années 50. Enfin, 13 % ont abandonné leur premier choix parce que le milieu professionnel était trop différent de leur
milieu social. Autocensure par sentiment d’illégitimité (ignorance des codes du milieu, pas de carnet d’adresses…). Comment s’autoriser, plus tard, à prendre toute sa place dans une entreprise ? Même à la prestigieuse université Paris-Dauphine, les filles se sous- estiment. Manager dans la conduite du changement chez Orange consulting, Ketty Lecardonnel y enseigne, entre autres, le personal branding, c’est-à- dire la valorisation de soi sur les réseaux sociaux. « Au premier cours, je leur demande toujours d’écrire quel salaire ils comptent demander pour leur premier emploi. J’ai constaté jusqu’à 10 000 euros d’écart par an entre les filles et les garçons. »
« Pour cesser de se mettre en retrait, les femmes doivent voir l’entreprise comme un terrain de jeu, conseille la coach Sophie Muffang( 5). Voir les stratégies des hommes, habitués à gagner et perdre, comme au foot, et qui envisagent facilement l’entreprise sous l’angle de la compétition. Quand on leur refuse une promotion, une augmentation, ils reviennent à la charge. »
Margaux, 30 ans, a bien essayé. Depuis quatre ans, elle est consultante et responsable des projets audiovisuels dans une agence de communication. Recrutée sans avoir osé négocier son salaire ( parce qu’elle était au chômage), elle s’est contentée de ce qu’on lui proposait. « Un an plus tard, quand j’ai demandé à être augmentée, mon patron, qui ne voit pas le travail que je fais au quotidien, m’a répondu par un humiliant : “Pourquoi je t’augmenterais ?” Sa réaction m’a stupéfaite. J’espérais naïvement qu’il accepterait pour me remercier de ma productivité, de la qualité de mon travail. En plein dans le syndrome de la bonne élève. » Depuis Margaux ne demande plus rien. Consternée par la « mauvaise foi » de son patron, elle ne sait comment répondre. « Les femmes prennent les choses beaucoup plus personnellement que les hommes », poursuit Sophie Muffang. Comme Margaux, beaucoup demandent augmentation ou promotion, mais ne sont pas entendues. « Je suis l’exemple même d’une femme qui ne s’est jamais autocensurée », martèle Sandrine M., 51 ans, employée au Crédit agricole depuis vingt-huit ans et déléguée CGT. Pas le profil d’une femme timide. Et pourtant. Pendant des années, elle a été proportionnellement moins payée que ses collègues masculins et placardisée sous prétexte qu’elle prenait son mercredi pour s’occuper de ses enfants, en dépit d’avis favorables de ses chefs les plus proches. « Ce n’est pas faute d’avoir demandé une augmentation. Quand je pense que j’ai même signé un accord d’égalité femmes-hommes en tant que déléguée syndicale ! » Alors un jour, après quinze ans à ne rien dire, Sandrine a pris une avocate. La cour d’appel de Paris lui a donné raison en octobre dernier. Résultat : 800 € mensuels de revalorisation salariale et son employeur a été condamné à lui verser 40 000 €.
Il est compliqué aussi d’exister dans le petit théâtre cruel des réunions, qui n’invite pas les femmes à oser imposer leur point de vue. « Alors que même interrompus, challengés, contredits, les hommes passent outre, parce qu’ils ont appris à rebondir, souligne Sophie Muffang. Les femmes, notamment celles qui sont desservies par une voix trop aiguë, ou qui ne parlent pas avec assez d’assurance, ont du mal à se faire entendre. D’autant que beaucoup d’hommes ne se privent pas de leur couper la parole, ce que les féministes appellent ‘manterrupting’, et dénoncent comme une mauvaise habitude typiquement masculine. » Une occupation de l’espace sonore, qui laisse les femmes en état de sidération. Conseil de la coach à celles qui se sentent invisibles : en réunion, bien préparer son message en amont pour le faire passer coûte que coûte. « Il faut arriver à se forger une espèce de carapace contre les interruptions intempestives et les plaisanteries déstabilisantes. »
Elles veulent être sûres d’être parfaites
Mais avec seulement 11 % de femmes dans les comités exécutifs, comment les mentalités peuventelles changer sans une vraie mixité à la tête des entreprises ? Ainsi, les femmes prennent beaucoup moins de risques professionnels que les hommes. Les
“Les femmes doivent s’inspirer des stratégies des hommes. Quand on leur refuse une promotion, ils reviennent à la charge.”
Sophie Muffang, coach en accompagnement des cadres
coachs, comme Valérie Gauthier( 6), professeure associée à HEC, disent souvent qu’elles « attendent d’avoir 80 % des compétences requises par un poste pour candidater, quand les hommes se contentent de 50 %. » Parce que même taillées pour la place visée, elles veulent être sûres d’y être parfaites. Ketty Lecardonnel
confirme : « Il y a quelques années, on m’a proposé un poste intéressant, et j’ai commencé par poser des questions sur les moyens à ma disposition… Nous, les femmes, on réagit à une promotion un peu comme quand on invite à dîner. On regarde dans le réfrigérateur si on a de quoi préparer un bon repas. On pense logistique. Un homme, vous lui proposez un super-poste, il accepte, et se dit : “Je me démerderai après.” Des opportunités m’ont échappé à cause de cela. Alors que devoir faire des choses que je n’avais jamais faites avant et réussir, ça m’arrive tout le temps. »
Mais exhorter les femmes à s’imposer revient à les rendre seules responsables de leur retrait dans diverses situations de la vie professionnelle. « Dans beaucoup d’organisations, s’autocensurer semble s’imposer si on ne veut pas être remerciée ou poussée vers le placard. Surtout face à un mauvais manager », commente Valérie Gauthier. Et en tête des femmes qui s’autocontrôlent le plus : les mères célibataires, les divorcées avec enfants, les plus de 45 ans, celles qui vivent dans la hantise du licenciement, surtout quand elles travaillent dans un secteur en crise et n’ont pas un profil recherché. C’est le même souci de ne pas se mettre son chef à dos qui réduit au mutisme celles qui souffrent d’un manque de reconnaissance de son travail. Selon Julia de Funès et Nicolas Bouzou 7),
(
« les problèmes engendrés par le management contemporain se traduisent par un désengagement professionnel massif, et sont visibles dans l’explosion du nombre de maladies professionnelles : burn-out (excès de travail), bore out (ennui au travail), et brown out (perte de sens du travail) ». Certes, ce n’est pas spécifiquement féminin. Sauf qu’il est plus difficile pour les femmes d’exprimer leur mécontentement, leur frustration professionnelle, à leur patron : « Elles sont, plus vite que les hommes, cataloguées insoumises, autoritaires ou trop ambitieuses. La liberté d’expression au travail a un prix », constate Ketty Lecardonnel.
Une qui ne s’est jamais bridée, c’est Aurélie, 35 ans. Elle a pratiqué tous les métiers. Après avoir été successivement coiffeuse autoentrepreneuse, agent immobilier, coordinatrice de chantier, styliste à son compte puis en maison de couture, elle a profité d’un plan social… pour apprendre à coder au Wagon à Lyon, une formation recherchée dans l’univers digital. « Comment je suis passée de la couture de luxe au développement Web ? J’aimais bien regarder les reportages sur les nouveaux métiers qui montent. On y répétait que le numérique recrutait et manquait cruellement de femmes. Pourquoi pas moi ? » Elle a raison, le secteur ne compte que 31 % de femmes. Après une formation de neuf semaines, elle a développé son projet digital devant des patrons de start-up, et l’un d’eux l’a embauchée. « Mes parents avaient les mêmes ambitions pour les garçons et pour les filles. Le mantra familial était “Si tu veux, tu peux. Fonce !” » L’antidote à l’autocensure.
1. TED Women 2010. 2. D’Elena Favilli et Francesca Cavallo, éd. Les Arènes. 3. 2017. 4. Enquête en ligne Think Tank Marie Claire, novembre 2018. 5. Auteure de Femmes, osons pour réussir, éd. Vuibert. 6. Auteure de Le savoir relier : vers un leadership intuitif et relationnel, éd. Eyrolles. 7. Auteurs de La comédie (in)humaine, éd. L’Observatoire.
“Les femmes attendent d’avoir 80 % des compétences requises par un poste pour candidater, quand les hommes se contentent de 50 %.”
Valérie Gauthier, professeure associée à HEC