Philippines : les enfants ont-ils été victimes d’un vaccin tueur ?
Pour leur fille de 12 ans, emportée par un mal mystérieux après avoir été vaccinée contre la dengue, les parents de Riceza ont dressé un petit autel dans leur maison de Silang. Comme des centaines de familles, elles aussi en deuil depuis une campagne de v
Ils se tiennent sur les marches du tribunal, en silence. Des pères, des mères, des frères et soeurs qui serrent contre eux des portraits d’enfants. Petites filles en robe blanche, écoliers en uniforme, sourires timides. Christine, Eira, Jika, John-Paul, Roshaine… 105 enfants de 9 à 14 ans emportés en quelques mois. Leur point commun : être des victimes présumées du Dengvaxia, le vaccin contre la dengue commercialisé par Sanofi. La plupart sont originaires de familles pauvres qui ont difficilement accès au système de soins. La dengue, maladie virale transmise par le moustique, affecte 100 millions de personnes par an dans le monde et sa forme sévère, hémorragique, en tue environ 20 000, principalement des enfants et des femmes enceintes.
Les chiffres donnent le vertige : le vaccin a été administré à près d’un million d’enfants philippins entre mars 2016 et novembre 2017. Certains sont tombés malades immédiatement après l’injection : intenses maux de tête, vomissements, diarrhées… et sont morts quelques semaines ou quelques mois plus tard. D’autres ont bien toléré l’injection, mais ont ensuite contracté une dengue hémorragique fatale. Pour le docteur Francisco Cruz, ancien consultant auprès du ministère de la Santé, « c’est la pire tragédie de santé publique de l’histoire des Philippines ».
Devant le tribunal, à l’occasion d’une énième audience que les avocats de Sanofi font reporter pour cause de délai de traduction, Ramil Pestilos, père d’Anjelica, 11 ans, se souvient : « Ma fille a commencé à se sentir mal rapidement après la piqûre. Les semaines ont passé, son état empirait, à la fin elle suffoquait. Je ne pouvais rien faire pour l’aider. » Il montre en pleurant aux autres parents une vidéo d’une petite fille alitée qui lutte pour respirer. Anjelica est morte trois mois après l’injection du Dengvaxia.
Pour le Dr Erwin Erfe, médecin légiste, expert auprès du bureau du procureur, les symptômes d’Anjelica sont similaires à ceux des autres jeunes victimes. Dans des conditions très éprouvantes, parfois à
même le sol des maisons familiales, il réalise toutes les autopsies, plusieurs fois par semaine. Avec toujours les mêmes constatations : « hémorragies au niveau du cerveau, des poumons… des organes enflés. » Le Dengvaxia est un vaccin chimère, c’est-à- dire qu’il est composé de deux virus combinés, celui de la dengue et celui de la fièvre jaune. Selon le Dr Erfe, certains enfants sont morts d’un accès d’une maladie viscérotrope (une défaillance de plusieurs organes), effet secondaire du vaccin contre la fièvre jaune. Notamment ceux qui avaient un système immunitaire affaibli de façon chronique par une affection souvent non diagnostiquée. Au moment de sa mort, Anjelica souffrait d’un lupus, maladie auto-immune. « Elle n’aurait pas dû recevoir un virus actif », estime-t-il. Si le viscérotropisme est indiqué comme risque potentiel sur la notice du Dengvaxia, Sanofi affirme qu’il n’y a eu aucun cas lors des essais cliniques. Anjelica n’est pas un cas isolé : parmi les 830 000 enfants qui ont reçu le vaccin, certains avaient des maladies chroniques, des leucémies… le personnel des centres de santé n’était pas formé à les sélectionner. « Il y a eu une telle précipitation pour mettre en place la campagne de vaccination qu’il n’y a pas eu de temps pour préparer les professionnels », déplore Paulyn Ubial, ex-ministre de la Santé, qui a hérité de la situation.
Vaccinés sans prévenir les parents
« Avec cette campagne de vaccination massive et indiscriminée, ils ont traité les enfants philippins comme du bétail, comme des porcs », s’indigne la procureure Persida Acosta. Elle fait aussi remarquer que « les évaluations de la sûreté à long terme du vaccin étaient encore en cours ». En poste depuis quinze ans, la juge Acosta s’est spécialisée dans les causes perdues et médiatiques. Elle poursuit 38 personnes pour « négligence criminelle et conduite irresponsable ayant entraîné un homicide », dont trois Français de Sanofi déjà partis du pays. Pour elle, les responsabilités seraient
partagées entre le laboratoire qui a fourni « un vaccin dangereux » et le gouvernement philippin qui a fait une campagne de vaccination « dans des conditions déplorables ». Sans formation des professionnels ni suivi médical, et souvent sans informer les parents. « Un jour, mon fils est rentré de l’école avec un pansement, se souvient Lilia Marino, mère de Leiden, 12 ans, mort d’un accès de dengue hémorragique. Il m’a dit “Ne t’inquiète pas maman, c’est pour la dengue.” »
En novembre 2017, après des rumeurs persistantes de morts d’enfants, Sanofi publie un communiqué selon lequel le Dengvaxia pouvait « favoriser les cas de dengue sévère chez ceux qui n’ont pas été exposés au virus avant la vaccination ».
Un vent de panique souffle : sur les 830 000 enfants officiellement vaccinés, on estime qu’entre 10 et 20 % étaient séronégatifs. Deux jours plus tard, la campagne de vaccination est suspendue. Les scientifiques du laboratoire français semblent avoir réalisé trop tard que le virus de la dengue fonctionne selon un mécanisme singulier : l’ADE ( Antibody-dependant enhancement ou facilitation de l’infection par les anticorps). Les anticorps développés lors d’une première contamination – le plus souvent bénigne –, se retournent contre l’organisme lors d’une seconde attaque par une souche différente, aidant le virus contre le système immunitaire. C’est en général cette seconde attaque qui est fatale.
« Notre seule chance de protéger notre fille »
« Les résultats des essais cliniques sont truffés d’erreurs grossières d’interprétation », estime le docteur Antonio Dans, épidémiologiste au Philippine General Hospital. Dès 2016, il a fait campagne sur les réseaux sociaux avec son épouse afin d’alerter sur les dangers du Dengvaxia. Il poursuit en évoquant « le conflit d’intérêts évident du dossier. C’est le même laboratoire, Sanofi, qui finance et réalise les tests, analyse les résultats, tire les conclusions… et vend le vaccin ! » Sanofi a refusé de répondre à nos sollicitations. Aujourd’hui, le laboratoire se dit prêt à indemniser certaines familles « si la causalité des cas est établie sur des bases scientifiques et la responsabilité de Sanofi établie sur des bases juridiques ». Mais la justice philippine manque de moyens pour établir des dossiers solides. De plus, dans les cas de dengue hémorragique, les enfants
meurent de la maladie, pas directement du vaccin, d’où une causalité difficile à prouver. L’affaire revêt aussi des allures de scandale financier. Le contrat de Sanofi avec le gouvernement philippin est énorme : 50 millions d’euros. Un budget supérieur aux programmes de vaccination du pays réunis alors que la dengue ne fait pas partie des dix premières causes de mortalité. Ce contrat est le fruit d’un an de lobbying des dirigeants du groupe. En novembre 2014, Jean-Luc Lowinski, vice-président, rencontre, le président philippin Benigno Aquino (ce dernier l’a reconnu devant le Sénat philippin). Le laboratoire dépose peu après une demande pour autoriser le Dengvaxia aux Philippines. A l’époque, les équipes françaises sont sous pression pour vendre le vaccin : 350 millions d’euros ont été investis en 2009 pour la construction d’une usine. Sanofi mise alors « 100 millions de doses par an ». Mais en 2014, les premiers résultats sont décevants : le vaccin n’est efficace qu’à 60 % au bout de deux ans, et ce taux chute par la suite, il fonctionne mal sur certaines souches de la maladie… Les stocks ne s’écoulent pas. « Il devenait urgent pour eux de vendre, explique le Dr Francisco Cruz, certaines doses expiraient en septembre 2017. » Aux Philippines, la présidentielle d’avril 2016 approche : « Il fallait absolument que la vaccination commence pendant la campagne, se souvient Paulyn Ubial. Une folie. On a normalement besoin d’un à deux ans pour préparer communautés et secteur de la santé à un nouveau vaccin. »
C’est Janette Garin, jeune ministre de la Santé, héritière d’une famille de politiciens et protégée du président, qui a fait le lien entre Sanofi et son pays, pour mettre en place la campagne de vaccination en quelques semaines. Les provinces choisies pour
“Un jour, mon fils est rentré de l’école avec un pansement. Il m’a dit : ‘Ne t’inquiète pas maman, c’est pour la dengue.’” Lilia Marino, mère de Leiden, mort à l’âge de 12 ans
lancer la vaccination ne sont pas les plus touchées par la dengue, mais celles à la plus forte concentration d’électeurs. Du budget mis à la disposition du ministère de la Santé au montant du contrat avec Sanofi, 9 millions d’euros auraient disparu. Des enquêtes pour abus de biens sociaux et enrichissement personnel ont été ouvertes contre Janette Garin et l’ex-président Aquino. L’argent a été l’argument principal pour convaincre les familles pauvres de faire vacciner leurs enfants. « Les travailleurs sociaux faisaient du porte à porte, se souvient Raul Galoso. Ils insistaient sur la chance qu’on avait de pouvoir bénéficier de ce vaccin gratuitement, alors que dans le privé, il coûte 4 à 5 000 pesos (soit 85 €, la moitié d’un salaire modeste aux Philippines, ndlr) ». Raul travaille dans la marine marchande, il avait insisté pour qu’Eira Mae, sa deuxième fille, aille se faire vacciner. Joyce, l’aînée, avait déjà reçu le vaccin à l’école. « J’ai pensé que c’était notre seule chance de la protéger de cette maladie. »
« Elles avaient l’air pauvres »
Pris en charge à temps, beaucoup de ces enfants auraient pu être sauvés, estiment les médecins. « Quand Riceza m’a appelée pour me dire qu’elle se sentait mal, je travaillais comme femme de ménage à Manille », se souvient sa mère. Riceza, 12 ans, part alors avec sa soeur pour la clinique la plus proche. Le médecin lui recommande d’aller à l’hôpital. « Mais à l’hôpital, ils ont dit qu’ils n’avaient plus de place. Parce qu’elles avaient l’air pauvres. » Quand Riceza en trouve un qui accepte de l’accueillir, c’est pour y mourir. Des milliers d’enfants ont été hospitalisés. Comme Mark Joseph Estadante, 10 ans, qui convulse au milieu de la nuit quelques semaines après avoir reçu le Dengvaxia. Sa mère travaille alors en Jordanie comme aide à domicile. Elle rentre en catastrophe. « Tout le monde pensait qu’il allait mourir, certains avaient déjà préparé des pancartes “Justice pour Mark” », se souvient- elle. Mais après quelques semaines de lutte, Mark s’en sort. Aujourd’hui, comme d’autres, il a besoin d’une opération pour résorber le sang répandu dans le cerveau. Son coût – 450 000 pesos ( 7 500 €) – est hors de portée des familles. Pour la communauté scientifique, le scandale du Dengvaxia est révélateur des maux qui gangrènent la recherche : compétition effrénée entre laboratoires et course au profit à court terme. Alors qu’une meilleure hygiène et des traitements adaptés seraient, selon de nombreux médecins, plus efficaces pour combattre la dengue.