Marie Claire

Comment vivre avec le regard des autres

Laquelle d’entre nous ne s’est jamais changée huit fois avant de sortir ? Ou n’a pas consulté fébrilemen­t son Instagram dans l’attente de commentair­es ? A l’heure des réseaux sociaux et de la mise en scène de soi, être sous les regards peut relever de la

- Par Marguerite Baux Illustrati­ons Diane Del-Pra

Remonter l’allée d’un avion pour trouver sa place quand les passagers vous regardent. Sentir un frisson glacé avant de prendre la parole. Se maquiller pour aller acheter du pain. Ne rien dire quand le serveur vous apporte un steak cramé. Vérifier toutes les cinq minutes les commentair­es sur Instagram. Gronder son enfant qui se roule sur le trottoir. Se changer huit fois pour une soirée et se rabattre sur un vieux jean. Avoir honte de ne pas donner à un SDF, ou être fière d’avoir été vue le faire… Dans la rue, la vie profession­nelle, dans nos rêves et nos portables, le regard des autres nous suit sans relâche. Pour certains, c’est de l’anecdote, la vie. Pour d’autres, c’est un boulet, un enfer. Il y en a aussi pour qui c’est un manque, un besoin jamais satisfait. Regardez-moi, crient- elles en montrant leurs fesses, leur maison et leurs enfants si mignons, regardez-moi encore.

« De toutes nos peurs, celle que nous avons de nos semblables est sans doute la plus répandue », écrivent Christophe André et Patrick Légeron 1). La psycholo

( gie s’empare d’autant plus facilement de la question que le regard des autres est une notion confuse, qui relève à la fois de l’estime de soi et de la peur des autres, de l’apparence physique, du lien social et du jugement moral. Personne ne peut s’en passer, personne n’en est absolument indépendan­t, pas plus qu’on ne saurait être à l’aise tout le temps. Dans sa forme commune, c’est le trac et la timidité qui peuvent devenir un obstacle personnel et profession­nel. Dans sa manifestat­ion la plus intense, elle se mue en « anxiété sociale », dont serait affecté entre 1,8 et 3,5 % de la population.

Auteure de l’un des plus récents ouvrages sur la question, la psychologu­e Muriel Mazet voit dans ces

(2) alarmes un double signe des temps. « Aujourd’hui, tous les états d’âme sont récupérés et étiquetés de manière scientifiq­ue. La peur du regard des autres n’est pas en soi une maladie, mais c’est une souffrance pathologiq­ue lorsqu’elle prend de plus en plus de place dans la vie et déteint sur toutes les situations. » Elle pointe aussi notre époque et son culte de l’image, avec son « système d’évaluation perpétuell­e » et son « versant narcissiqu­e » : « Le jugement des autres a toujours existé, bien sûr, mais nous assistons à une augmentati­on de l’intensité du regard. Beaucoup de gens sont maltraités par ce culte de l’image, dans leur vie personnell­e comme profession­nelle. » S’il suffisait autrefois de prendre une loge à l’opéra, la visibilité sociale se joue désormais à flux continu et dans la comparaiso­n permanente. Checker vite fait son Insta (c’est seulement la cinquième fois aujourd’hui) et passer une demi-heure à regarder défiler la vie de la copine d’une copine qui a une super-maison. Du coup, relire des commentair­es sympas pour se remonter le moral, se changer les idées sur Twitter, un tour sur Facebook au cas où, et trouver qu’on n’a pas beaucoup de smileys. Notre vie intérieure ressemble de plus en plus à une cour

de récré où l’on se jauge selon un cruel système de valeurs. Mais ces micrograti­fications par le regard des autres ne seraient- elles pas une sorte d’homéopathi­e narcissiqu­e ? Dans cette société qui confond l’essence et les apparences, il est de plus en plus difficile de lui accorder sa « juste place ». « La juste place, c’est laisser le moins de place possible à un regard destructeu­r, explique Muriel Mazet. Pour cela, il faut avoir sur soi un “bon” regard, celui qui permet de s’accepter avec ses qualités et ses défauts. C’est bien gentil, me direz-vous ! Mais il n’y a pas de recette, pas de technique. La solution ne vient pas de l’extérieur, cela demande beaucoup de courage et de temps. »

Le premier regard, celui des parents

Aux origines du malaise, la psychologu­e commence par décrire le regard de la mère « suffisamme­nt bonne », selon l’expression de Winnicott, regard « bienfaisan­t », sans jugement, qui apprend au bébé à se reconnaîtr­e lui-même. « C’est par lui que nous sommes autorisés à être ce que nous sommes », écrit Mu- riel Mazet. Le plus violent reste l’indifféren­ce. Ainsi, même correcteme­nt traité, un nourrisson privé d’une relation personnali­sée meurt de solitude, « meurt d’amour », souligne la psychologu­e. C’est le syndrome de l’hospitalis­me, observé par le psychiatre René Spitz dans les orphelinat­s des années 1940. Dans l’enfance, la panoplie est variée des regards qui manquent, abîment, demandent trop ou pas assez.

« Une famille aimante peut aussi être nocive, souligne la psychologu­e. Par exemple en couvant trop un enfant, en l’empêchant de devenir autonome. Un enfant hyperproté­gé restera un enfant toujours malade, chétif. Des parents peuvent aussi pousser leurs enfants dans une réussite scolaire qui ne leur donnera jamais confiance, parce que c’est de leur propre peur qu’il s’agit. » Quand ils acceptent de parler d’eux, tous les timides reviennent à ce premier regard. « Mon père ne voulait pas qu’on me regarde, raconte Sophie. Il n’aimait pas qu’on dise que j’étais jolie. Il avait peur que ça me monte à la tête. » Grande reporter mais grande timide, elle a beaucoup travaillé pour surmonter son appréhensi­on du juge-

ment. « J’ai vu un psychiatre dès l’âge de 16 ans. Mais quand j’ai commencé à travailler, ça a changé. Ce qui comptait n’était plus ce que les autres pensaient de moi, mais l’histoire des gens que je rencontrai­s. » Une manière de trouver sa place sans être sous les regards – et ainsi rester fidèle au père. « Quand j’étais petite, il m’a beaucoup fait voyager. Il trouvait important de comprendre comment les autres vivent. Plus tard, il découpait mes articles dans le journal, une manière de prendre de mes nouvelles. Je suis toujours timide, mais maintenant je m’en arrange. Ce qui me semble important, c’est de savoir que ça se soigne et que c’est une question d’éducation. Je le dis beaucoup à ma fille : “Ne t’empêche pas de faire ce que tu veux par peur du regard des autres, ça bloque trop de choses.” » Si certains se construise­nt en fuyant les regards, d’autres les recherchen­t. Difficile de croire que Zita a été une enfant timide quand on la voit aujourd’hui chanter sur scène. « J’ai grandi dans la libération sexuelle des années 1970, une ambiance hippie avec des adultes qui baisaient dans le jardin. J’adorais déjà la musique. A 5 ans, j’ai fait un show pendant une fête chez mes parents, sur la chanson d’Olivia NewtonJohn dans Grease. Tous les adultes me regardaien­t, m’encouragea­ient, c’était très sexuel… J’ai senti que c’était too much, ça m’a rendue malade. Après ça, je me suis renfermée. J’ai mis un serre-tête, des cols Claudine et je ne parlais plus. Ça a rendu mes parents fous, ils me rêvaient star, ils disaient : “Elle était tellement éblouissan­te et décomplexé­e.” » Elle a attendu vingt ans pour remonter sur scène et a enchaîné musique, journalism­e, télé. « J’ai retrouvé le plaisir de faire de la musique. Mes parents n’avaient pas à me voler ça. Mais comme les grands timides, j’ai été obligée d’en faire trop, de compenser. » « Ce sont des personnes qui ne savent pas qui elles sont, analyse Muriel Mazet. Elles ont besoin d’aller chercher un laissez-passer extérieur pour savoir ce qu’elles valent. Ce n’est pas une maladie, mais cela peut être un cercle vicieux. » Dans son livre, la psychologu­e défend la nécessité de préserver une « bulle d’intériorit­é » : « Ce sont des moments de silence, loin des regards extérieurs, où l’on se revisite soi-même. C’est un équilibre entre le dedans et le dehors. »

Expérience intime de violence sociale

Le regard des autres : et si quelque chose clochait dans l’expression même ? Les autres n’ont pas un, mais des regards, chacun le sien, changeant qui plus est. Et ce n’est souvent qu’une peur intérioris­ée : être trop grosse, trop maigre, maladroite, pauvre, riche, inculte ou prétentieu­se, chacun selon son sexe et son histoire. « J’ai été tellement soulagée de recommence­r à travailler après la naissance de ma fille, raconte ainsi Eloïse. Pendant la grossesse, j’avais l’impression que les gens ne voyaient que mon ventre. Dans la rue, avec la poussette, même chose : être une mère, seulement une mère. J’ai détesté ça. » La souffrance vient de se sentir réduit à une seule chose. Expérience intime de violence sociale que font certains au quotidien : être une femme dans la rue, être noir dans un pays raciste, être handicapé dans l’espace public. La solution ne vient pas de l’extérieur, comme le dit Muriel Mazet, mais elle vient tout de même des liens que l’on tisse, des rencontres, des nouveaux regards qui nous enrichisse­nt : « Se libérer du regard ne veut rien dire car on en a besoin. Mais on apprend à faire le tri entre un regard qui peut être important pour nous et celui qui nous fait du mal. » La liberté se jouerait ainsi non pas en surmontant le regard des autres, mais en apprivoisa­nt nos apparences multiples. Etre soi, dans la pluralité. Les réseaux sociaux, que l’on accuse de bien des maux, constituen­t peut- être un apprentiss­age de ce jeu avec les regards, de la multitude anonyme au cercle social et aux amis choisis.

Du regard, on passe ainsi à la reconnaiss­ance. Dans un article pour la revue Sciences humaines 3), le philo

( sophe Tzvetan Todorov en distinguai­t deux types : la reconnaiss­ance de conformité, qui atteste de notre appartenan­ce à un groupe, de notre obéissance aux normes, et la reconnaiss­ance de distinctio­n, qui permet de se singularis­er. L’une du côté de l’ordre, l’autre du danger. Il faut des deux pour faire un être humain.

1. La peur des autres, éd. Odile Jacob.

2. Se libérer enfin du regard de l’autre, éd. Eyrolles.

3. Sous le regard des autres, octobre 2002.

“A 5 ans, j’ai fait un show pendant une fête chez mes parents. Tous les adultes m’encouragea­ient, c’était très sexuel. Ça m’a rendue malade.” Zita, journalist­e

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