L’une nage, l’autre court
Quelles sensations éprouvent-elles lorsqu’elles font du sport ? Chantal Thomas et Blandine Rinkel, femmes de lettres, nous racontent leurs ressources, leur dépassement, l’ouverture à soi et à l’horizon.
Chantal Thomas, romancière* et scénariste
Nous sommes dans un hôtel-restaurant-spa- club de sport de l’ouest parisien. Depuis l’espace brasserie où nous retrouvons Chantal Thomas, nous apercevons deux piscines. Miroir liquide l’une de l’autre. Pourtant, une seule attire le regard de l’écrivaine. Celle où l’eau, bercée de lumière, scintille différemment. « Parce qu’elle n’a pas de toit », murmure-t- elle. Nager et observer les changements de ciel. A choisir, ce n’est pas dans une piscine que Chantal Thomas vivrait ces moments qui lui donnent « l’impression d’avoir basculé dans un autre monde ». Même si, absence de rivage oblige, elle nage à Paris toutes les semaines. « Pour me détacher des soucis, des urgences, des horaires. Pour ressentir cette fusion, me sentir à la fois dedans et dehors, immergée et débarrassée de toute pesanteur. Sans poids ni lourdeur.
Pour être prise dans ce mouvement, cette sorte d’expérience globale des ressources de soi et de son corps. » Un senti
ment « d’harmonie extraordinaire », de « prolongement du moi » qu’elle éprouve depuis ses premiers bains dans le bassin d’Arcachon. Cette plage où, enfant, elle confondait « le sport et la découverte du monde ». Quand elle courait, sautait dans les vagues et que la nage était « définitivement du côté du loisir et de la liberté ». Elle s’étonne presque quand on lui fait remarquer qu’elle doit être une nageuse hors pair. « Je peux nager la brasse loin et longtemps mais je ne suis pas intéressée par la technique. J’aime la brasse car elle permet de regarder autour de soi. C’est très beau le crawl de l’extérieur mais celui qui le nage est dans la performance. Il ne voit rien. Et le crawl était la nage de ma mère. Je ne pouvais pas la partager. » Eprouve-t- elle une sensation de manque quand elle en est privée ? « Je me sens limitée, comme enfermée dans quelque chose. Nager, c’est explorer. Sans entraves. Bizarrement, c’est une sorte d’équivalent à traduire le latin ou le grec, ou apprendre une langue étrangère. Il est dommage que notre culture dissocie l’activité physique de l’activité mentale. Pour moi, les deux sont liées. »
(*) Dernier livre paru : Souvenirs de la marée basse, éd. du Seuil
“Je nage pour me sentir à la fois immergée et débarrassée de toute pesanteur.”
Blandine Rinkel, musicienne et écrivaine*
C’est un dimanche matin, il fait froid et il pleut. Trois raisons suffisantes pour rester au lit devant une série Netflix. Mais Blandine Rinkel est déjà en jogging et baskets, dans un parc qu’elle aime du 18e arrondissement de Paris. « Le sport a, mine de rien, une place importante dans ma vie mais d’une façon informelle. J’ai appris ce plaisir en contrebande, comme un pacte sauvage avec la vie. Je déteste les salles de sport, qui me donnent l’impression d’être en cage. Un coach ou des cours à horaires fixes m’angoisseraient. J’ai grandi près de Nantes, et je passais mes week-ends en Vendée, près de la mer. J’y ai appris à nager dès l’âge de 2 ans, grâce à mon père, marin et grand sportif. La vue sur l’infini me manque. Je me sens vite étouffée, entravée. Quand je cours ou je danse, l’espace s’ouvre, comme une impression de grand air artificiel. » Le mouvement, pour elle, est une nécessité. « J’aime dépasser mes limites physiques personnelles en dansant sur scène plutôt que de l’habiter sagement, en ne prenant jamais l’ascenseur même s’il faut grimper cinq étages, en courant, en nageant dans l’océan même quand l’eau est froide. » Cette écrivaine fait décidément mentir le cliché de la tête et des jambes. « J’aimais déjà le français au collège mais mon espoir était de rentrer dans la catégorie homme en endurance. Je dépassais mes limites par orgueil, jusqu’à en avoir envie de vomir. J’arrivais à les concurrencer grâce à ma volonté, le plaisir est venu après coup. Adolescente, je me mettais d’autres défis, comme de faire quotidiennement du vélo d’appartement. Changer de corps et m’imposer des règles était une manière concrète de lutter contre un certain déterminisme. » Lorsqu’elle est sur scène avec son groupe Catastrophe, sa présence est très physique. « Je danse instinctivement et sauvagement, quelquefois en enchaînant deux concerts. Un corps est très joyeux quand il se met à danser, c’est une intensification de la vie. Mes cuisses minces deviennent dures. Le changement est visible. Je fais aussi de la muscu naturellement en portant mon matériel. Quand je suis en résidence d’écriture, mon corps est moins requis, un peu à l’abandon, et cela me fait penser moins bien. Alors je fais chaque jour une demi-heure d’échauffement et d’abdos. Et quand une vague dépression monte en moi, je cours à un bon rythme pendant 30 à 45 min.
J’ai une manière de courir et de danser assez violente alors que je ne le suis pas dans la vie. C’est un exutoire, une mise à jour du cerveau et de la fatigue, comme une détox d’amertume. » Elle croit dur comme fer à cette décharge d’endorphines. « Elles m’ouvrent des portes et me redonnent confiance. Rentrer chez moi épuisée physiquement est une sensation importante. Je me sens vivante et je me concentre mieux sur un livre. J’adore même les courbatures, comme le plaisir de la volonté qui s’éprouve. Vivre sans sport voudrait dire vivre sans corps. »
(*) Dernier album paru : La nuit est encore jeune (Tricatel), au sein du collectif Catastrophe. Dernier livre paru : L’abandon des prétentions, éd. Fayard.
“Courir est un exutoire, une mise à jour de mon cerveau et de la fatigue, comme une détox d’amertume.”