Entretien Julien Dossena : « Je suis un homme au service des femmes »
Un jour, il nous a dit qu’il aimait « les filles à plat qui marchent dans la vie à grands pas ». Alors nous avions envie de poursuivre cette conversation. Le directeur artistique de Paco Rabanne, toujours en recherche, nous raconte sa mode affûtée.
Un vendredi matin glacial, dans un showroom lumineux et dépouillé. Il s’avance, il a l’air d’humeur joyeuse, il semblerait qu’il ne se laisse jamais emporter par l’irritation, encore moins par la colère. Il y a chez cet homme, originaire d’un village de Bretagne, un besoin impérieux de rendre intelligent ce qui l’entoure et ce qu’il façonne. A 36 ans, Julien Dossena appartient à la nouvelle garde de jeunes créateurs de mode à l’écoute de leur époque. Formé à la prestigieuse école de La Cambre de Bruxelles, puis engagé par le studio Balenciaga, dirigé alors par Nicolas Ghesquière, il est, comme il le dit lui-même, « au service des femmes ». Sur les portants, cela donne à voir une mode très référencée, et surtout portable. Pour cet été, il imagine une silhouette mi-hippie, mi-urbaine, nomade mais avant tout recentrée sur l’essentiel : une certaine idée du confort moderne.
—Votre collection printemps-été 2019 est inspirée par les voyages.
Je pars du postulat que mon rôle, en tant que créateur de mode, est de servir au mieux les femmes. Mes inspirations viennent souvent d’elles et de mes observations de leurs modes de vie, leur quotidien. Lorsque j’ai commencé à réfléchir à cette collection, plusieurs de mes amies et connaissances partaient en retraite de yoga en Inde, découvrir l’Amérique du Sud ou encore en stage d’équitation dans les Cévennes. L’idée de la recherche spirituelle chez les Occidentaux m’a toujours questionné, et j’ai fait le lien avec Paco Rabanne, féru d’ésotérisme pour ne pas dire de mysticisme. J’ai donc voulu travailler autour de la notion d’une escapade spirituelle. J’aime les mélanges que cela peut donner : une robe à fleurs un peu bohème portée avec des boots pratiques, un pull un peu grunge imprimé d’un motif marocain… Ce sont des associations très libres mais néanmoins réelles, telles que j’ai pu les observer autour de moi.
—Vous êtes, vous-même, attiré par la spiritualité ? Non, pas particulièrement. En revanche, j’aime beaucoup l’esthétisme lié à la spiritualité. Exprimer une idée, une conviction, qu’elle soit religieuse, morale ou philosophique, à travers un uniforme. L’apparat de certaines tenues mais aussi le dépouillement,
l’austérité que véhiculent les quêtes spirituelles… Je trouvais que le tout mixé avec l’idée d’un ailleurs, de chaleur et d’ornementation pouvait être intéressant.
—Et toujours très peu de talons hauts.
Oui, toujours. C’est important pour moi de travailler autour du mouvement, de la liberté surtout. Mais au-delà de la hauteur du talon, c’est surtout la question du confort qui m’anime. Je travaille toujours avec l’envie de proposer aux femmes des outils adaptés à ce que j’imagine être leur vie quotidienne et moderne. Donner une attitude qui ne soit plus assujettie forcément à un principe de ce qu’on imagine être féminin.
—Comment vous êtes-vous distancé du poids de l’héritage d’une maison comme Paco Rabanne ?
J’ai voulu éviter cet écueil, ne pas tomber dans la fa- cilité de reprendre frontalement les codes esthétiques de Paco Rabanne, l’allure sixties un peu rétro. Je ne voulais pas me mettre sur les épaules tout ce poids de l’héritage. La chance que j’ai eue, c’est que la marque n’avait pas d’histoire récente à mon arrivée. Je voulais garder les valeurs esthétiques de la maison, ces notions d’innovation, d’ultramodernité… mais je voulais aussi me donner du temps, construire l’identité de la marque, avec ma vision, sur le long terme. C’est un des meilleurs conseils que j’ai reçu : me projeter sur la durée. Ensuite, j’ai voulu ramener le quotidien au coeur du vestiaire, parce que Paco Rabanne était surtout réputé pour ses robes du soir, j’ai donc construit peu à peu une garde-robe complète. Par exemple, la cotte de mailles, cette matière « mesh » propre à la maison, je ne l’ai pas travaillée tout de suite de façon frontale, elle était là, mais de façon
plus anecdotique. J’aime l’idée de la mélanger avec des pièces moins nobles, moins précieuses, d’essayer de faire glisser ce mesh métallique argenté, qui évoque un certain disco, vers des propositions plus quotidiennes en l’imprimant, en la mélangeant à de la dentelle… Réinterpréter l’héritage de Paco Rabanne d’une manière inattendue et moderne.
—Vous dites souvent que vous imaginez une mode pour les femmes fortes.
Oui, je pense que la plupart des femmes sont fortes. Elles doivent l’être, aujourd’hui particulièrement. Surtout après le coup de projecteur de #MeeToo, qui a remis un féminisme plus militant au centre du discours. Mais ma position est particulière : je suis un homme au service des femmes. Je ne devrais presque pas prendre la parole sur ce sujet car c’est à elles de s’exprimer. Et écouter les femmes est au coeur de mon métier. J’en ai beaucoup parlé avec mes amies. Je pensais, naïvement, que beaucoup de choses concernant l’égalité des sexes étaient réglées. Je savais que les femmes se faisaient siffler, interpeller, qu’elles s’empêchaient de s’habiller d’une certaine manière… et je ne vous parle pas des différences de salaires. Mais cette libération de la parole a été une prise de conscience pour moi. Et j’étais content, d’une certaine façon, que l’on voie que les femmes peuvent être aussi violentes que les hommes, qu’elles ont autant de colère à exprimer. C’est un ras-le-bol général partagé par beaucoup d’hommes car c’est insupportable. Une amie me racontait qu’elle mettait des écouteurs sans musique dans la rue. Comme une protection pour rester en alerte. En tant qu’homme, ça ne me viendrait pas à l’idée et ça me révolte. J’aimerais que cette prise de conscience se poursuive réellement, que cela soit appliqué à travers des lois.
—Vous avez un discours féministe.
J’ai été élevé par des femmes très fortes, et j’ai grandi entouré de filles. Enfant et adolescent, j’ai toujours eu plus d’amis filles que garçons. Je les trouvais plus intelligentes, dans l’empathie, avec une profondeur dans la compréhension du monde… Mes deux grandsmères étaient, de plus, extrêmement solides. Elles géraient leur famille presque à la manière d’un chef d’entreprise, où les hommes étaient peut- être un peu plus effacés. De la même façon, ma mère m’a appris dès l’enfance qu’il n’y avait pas de différence entre les filles et les garçons. J’ai été élevé ainsi et je me rends compte que c’est une chance.
“Ma mère nous faisait déménager, c’était des déménagements d’amour. (…) J’ai d’elle l’image d’une femme libre et forte.”
—Quelle idée de la féminité vous a justement transmis votre mère ?
Elle a toujours vécu de façon très libre. Avec elle, j’ai beaucoup déménagé enfant. Je suis né en Bretagne et j’y ai vécu jusqu’à mes 6 ans, puis près de Paris, à Berlin et dans le sud de la France. Elle est de cette génération qui a été adolescente et jeune adulte dans les années 70, avec cette philosophie d’aller là où le vent nous mène. Sa vie amoureuse nous faisait déménager, c’était des déménagements d’amour. J’ai donc l’image d’une femme libre et forte, qui menait sa vie comme elle l’entendait avec ses enfants, sans que le poids de la société ne soit un obstacle. Ça ouvre énormément l’esprit pour un petit garçon. Elle était monitrice d’équitation, donc c’est vrai qu’elle avait une notion de la mode très pratique. Pour elle, un vêtement avait une fonction, et je me rends compte que je retrouve un peu cela dans mon travail.
—La notion du genre dans la mode vous interpelle ?
Je pars toujours du corps, presque à la manière d’un ingénieur qui doit répondre à des mesures, donc je m’intéresse au corps de la femme, mais dans l’attitude, le genre du vêtement n’a pas de sens pour moi. Quand je parle de féminité, je ne parle pas de genre. Si j’imagine un T-shirt, je ne me dirais jamais : « Comment doit être un T-shirt pour femme ? » C’est un vêtement un peu sportif et cool, je réfléchirais plus sur la notion d’attitude. De même, si je fais un pantalon en lainage pour une femme, je ne vais pas me dire : « Ah, je fais un pantalon d’homme pour une femme. »
—Vous dites être venu à la mode par votre goût prononcé pour le dessin.
Oui. C’est venu par le geste, et ce geste créait finalement une dépendance. J’avais besoin de dessiner tout le temps, c’était ce qui me rendait le plus heureux.
—Que dessiniez-vous ?
Tout et n’importe quoi. C’est passé par les animaux, les voitures, j’ai ensuite fait une fixation sur les îles, je ne sais pas pourquoi. Vers 8 ans, je dessinais des bandes dessinées, des albums entiers, je racontais des histoires. Au collège, c’est presque devenu une pratique sociale, j’étais celui qui dessinait bien, mes copains me demandaient de leur crayonner des trucs. Au lycée, j’ai étudié l’histoire de l’art, cela a été un déclic, une façon de mettre des mots sur ma pratique. Et ça m’a emporté. C’est sans doute la période où j’ai le moins dessiné parce que je découvrais les concepts de la philosophie esthétique. J’ai commencé à lire tout Deleuze, Barthes… J’ai découvert ce que l’art pouvait véhiculer comme réflexion, comme fondamentaux de construction de société. Et j’ai compris que le geste de la création me manquerait toujours si je restais dans la théorie. J’avais besoin de quelque chose de palpable, ça passe beaucoup par le toucher. La mode est arrivée à ce moment-là, je me suis intéressé aux expressions visuelles modernes, notamment à travers le travail de Yohji Yamamoto, Martin Margiela, Rei Kawakubo, cette génération de créateurs qui envisageaient la mode de façon culturelle. Cela m’a plu car cela nécessitait de dessiner sans m’éloigner des fondamentaux culturels et sociétaux.
—Vous postez souvent des photos de vous enfant sur Instagram. Vous êtes nostalgique de l’enfance ? Non, et en même temps c’est une période où tout est possible. Mes parents m’ont très tôt laissé beaucoup de liberté, je passais énormément de temps seul, à rêver, imaginer. A m’ennuyer également. J’avais la bougeotte, j’ai fugué très tôt, vers 3, 4 ans. Pas par rébellion, mais parce que j’avais une idée précise en tête. Aller me balader, aller à la boulangerie… Un jour, j’ai entrepris de marcher seul les quatre kilomètres qui me séparaient du manège, j’avais 4 ans. Il fallait toujours jeter un oeil sur moi. Mais je crois que j’avais simplement une grande confiance dans le monde. Aujourd’hui encore, je n’ai pas peur de grand- chose.