Marie Claire

Moi lectrice « Je voulais un jean qui ne me quitterait plus »

Vingt ans. C’est le temps qu’il a fallu à Catherine pour oser essayer le denim qui la faisait fantasmer, également fétiche de ses amis les plus pointus. Est-il aussi devenu le sien ?

- Par Catherine Castro Illustrati­ons Clara Rubin

L’obsession jean A.P.C. a surgi un jour de canicule à Paris. Températur­e 34 °C, même le bitume transpirai­t. J’en rêvais depuis, quoi, plus de vingt ans. C’était là, dans mon cerveau gauche, mais la mode nous rend insatiable­s, les marques de jeans toujours plus en vogue. Dans les années 2000, à New York, elles portaient toutes un Seven, qui garantissa­it un cul magique, après ça a été Notify, puis Acne Studios a révolution­né notre silhouette avec le slim, puis les jeans larges taille haute sont revenus. A l’usage, toutes ces molles nouveautés perdaient leurs super-pouvoirs, couleur, forme, usure au mauvais endroit, tout ça se cassait la gueule, et je repartais en chasse « du » jean, celui qui ne me trahirait pas. Et mon envie de jean A.P.C., bien que recouverte par le fracas de la nouveauté, restait intacte, défiant cependant les murmures de mon cerveau droit. Trop basique. Pas assez féminin. Trop bobo. Oui, le culte du jean A.P.C. en denim brut japonais a, très tôt, été partagé par les premiers bobos. Mes potes. Ceux qui en avaient quittaient en même temps les années 90 et les agences de pub qui les avaient employés, très cher, des gens qui avaient banni le gluten avant l’heure, craqué pour Margiela quand il était encore Martin Margiela, des intellos arty qui cuisinaien­t des soba, pardon des nouilles japonaises au sarrasin, bref, des initiés. Alors que je passais mon temps à remettre à plus tard l’achat de mon jean A.P.C., et que je cherchais à me mettre en valeur de dos (le pouvoir du jean, c’est le cul qu’il vous fait, non ?), le denim japonais de mes potes avait vieilli avec eux. La question de faire un beau cul n’était même pas une question. Je ne les avais jamais vus avec un jean A.P.C. neuf. Jusqu’à ce jour brûlant où ça s’est imposé. C’est futile, d’accord, mais à l’âge où, pour des types comme Yann Moix, je suis devenue une invisible, cette pièce snobissime a pris le visage de la nécessité. J’ai pris mon vélo, les pneus menaçaient de fondre, et j’ai débarqué dans l’atelier de la rue Beaurepair­e, Paris 10e, dégoulinan­te et enflée comme une baleine. Le lieu lui-même annonce la couleur, ou plutôt l’absence de couleur. Une sobriété flirtant avec l’ennui, la pénombre et l’humour d’une église vide, des vêtements, peu nombreux, austères comme un manifeste antisystèm­e, et tout au fond, les jeans. Plusieurs fois, dans d’autres boutiques A.P.C., j’étais entrée puis ressortie. OK, je le reconnais, ces pièces de denim à deux jambes au fond de la boutique m’avaient toujours intimidée. La peur de paraître conne, en ne sachant pas quel modèle demander. Le sentiment de ne pas avoir le badge. Je sais, c’est idiot. Mais c’est le principe du mythe. S’ériger contre la mode d’une époque tout en payant votre tribut à l’image n’a rien d’évident.

L’épisode torture dans la cabine d’essayage

Je débarque donc dans l’église du bon goût officiel, et je me dirige sûre de moi, en tout cas c’est ce que je tente de faire croire, vers les objets du culte. Je connais ma taille de jean, que je balance fièrement à la vendeuse. « Quel modèle voulez-vous ? » « Ah, je ne sais pas, un slim ? » En demandant, je réalise que le slim, cette saison, a rendu les armes. Toutes les filles dont on envie la dégaine paradent en jeans droits coupés aux ciseaux, taille haute. Je demande un modèle droit. « Taille haute ou taille basse ? », me demande la vendeuse. « Euh, entre les deux ? Et brut », je veux du brut qui va vieillir avec moi, et à l’allure où ça va, il pourrait bien me survivre. Me voyant déjà sauterelle gracile dans un jean de légende, j’enfile le slim. Pardon, j’essaie d’enfiler le slim. Me voilà bataillant dans cette cabine hostile, prise entre deux feux, ma sueur caniculée et la rétention d’eau. Poisseuse, enflée, immonde. Mon expérience ne dépasse pas le bas du mollet. Jamais jusqu’à ce jour funeste, je n’avais constaté l’énormité de mon mollet. Je renonce, énervée, déprimée, en crise aiguë d’estime de soi. Le modèle droit taille haute, ça devrait aller. Il faut que ça aille, bordel. Cette fois, l’enfilage est stoppé au niveau des cuisses. Je me tortille, mettant sur le compte de cette moiteur la difficulté de l’essayage. Pire que si j’avais tartiné ma peau de crocodile de lait hydratant. Je me mens à moi-même ou bien j’ai pris du poids sans m’en rendre compte ? Et cette soif, de l’eau bordel ! J’arrache le pantalon avec une violence exagérée, et je fais le point avec ce qu’il me reste de neurones pas cramés par la chaleur. Renoncer à mon jean A.P.C. ? Après plus de vingt ans d’attente ? J’appelle la vendeuse, pour avoir une taille au- dessus d’un jean droit comme la justice. Aaaah ! Pareil, horrible, ignoble. Au prix de contorsion­s qui me vaudraient un CDI chez Bouglione, je réussis à enfiler le machin. Je me suis tellement tortillée qu’une douleur me poignarde au bas du dos. J’y crois pas, j’ai réussi à me faire un lumbago ! Ils sont tous fous avec ce fameux jean, mais jamais ils ne se sont vantés de l’épisode torture dans la cabine d’essayage. Après une lutte impitoyabl­e contre ce Goliath de chiffon, je réussis, en apnée et en y laissant un ongle, à fermer le dernier bouton. Respiratio­n bloquée, je jette un

regard hostile à la partie inférieure de ce corps engoncé, effet zéro, le miroir fait la gueule, je m’en fous, j’ai réussi à le fermer, je parviendra­i peut- être à le porter. Envieuse et suffocante, je regarde la vendeuse moulée dans son denim A.P.C. « Rassurez moi, ça va se détendre ? » « Oui, dans quelques jours. » « Combien ? » « Trois, quatre jours. »

Une armure en denim

A la caisse, la vendeuse glisse l’objet dans le sac. Et un mode d’emploi. Pour le lavage : recette extrémiste, semi- extrémiste, machine, eau de mer. Ces gens sont fous. Arrivée chez moi, je prends une douche, je fais une sieste. Le prix de ce truc est bien plus élevé que ce qu’indique mon débit Carte Bleue. Je remettrai l’armure de denim japonais ce soir, à la fraîche. Impossible de monter sur mon vélo sans avoir le ventre scié en deux. D’appuyer sur les pédales avec fluidité. De me tourner sans sentir l’épaisseur de la toile poncer mes genoux. J’ai acheté un jean en carton. Une armure en denim. J’arrive à cette soirée, ça tombe bien, c’est dans un jardin, je vais pouvoir rester debout, les deux boutons du haut défaits. J’ai replié le bas du jean en un revers tellement épais qu’il peut faire office de parechoc, au cas où un méchant s’aviserait à me faire une balayette (un coup dans le mollet en langage baston). En sirotant un Moscow mule, je relate mon Koh-Lanta chiffonnie­r. Une copine me dit : « Ne le lave pas pendant six mois. » « Mais c’est dégueu ! » Ma pote est une extrémiste. Dans le mode d’emploi qui m’a été remis le jour de l’achat, il était conseillé de « garder son jean sale le plus longtemps possible ». Une brunette qui travaille dans la fashion me conseille de le couper, « Tu sais, comme on fait maintenant ». Je veux bien, mais le bas du jean coupé court, c’est maintenant justement, demain ce sera quoi ? J’ai fait un investisse­ment, le projet, c’est de traverser en beauté les courants et contre- courants des tendances. Et le concept de cet achat, qui a mariné dans ma tête depuis plus de vingt ans, est d’échapper à la dictature de la tendance. Un beau mec, petit cul longues jambes, rigole. « Regarde, moi c’est un A.P.C. » Il le porte depuis dix ans. Usé pile aux bons endroits, un ou deux trous chicosaure­s, un tombant à la fois loose et structuré. Un jean parfait. Je veux le même. Pardon, un jour j’aurai le même. Pour l’instant, je crève de chaud là- dedans, et mon corps crie pitié. Depuis, l’hiver a remplacé l’été, mon denim brut japonais s’est ramolli, et je peux fermer tous les boutons sans m’étouffer. Je vais le laver bientôt. Hier, quelqu’un m’a dit : « Il est bien ton jean, c’est un A.P.C. ? » Après l’effort…

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