Marie Claire

Enquête Ministre de l’Environnem­ent : mission impossible

- Par Catherine Durand

Sans règle établie, beaucoup de femmes ont été nommées à ce poste. Et leur séjour n’a en général pas dépassé deux ans. Delphine Batho, Corinne Lepage et Roselyne Bachelot nous racontent franchemen­t aujourd’hui le combat homérique qu’elles ont dû mener face aux puissants lobbys, les violentes trahisons de leurs pairs et l’extrême fragilité de leur position malgré leur déterminat­ion.

Le 28 août dernier, quand Nicolas Hulot annonce sur France Inter qu’il claque la porte du ministère de l’Ecologie, Roselyne Bachelot lance alors avec l’humour qu’on lui connaît : « Je comprends presque sa déroute : il a quitté le pays des Bisounours pour entrer dans la cage aux lions. » L’écologiste star d’Ushuaïa a dû affronter dans les eaux troubles du pouvoir des requins plus redoutable­s que dans ses reportages. Et il ne fut pas le seul. A ce poste exposé aux lobbys – du nucléaire à l’agrochimie –, où la vision à court terme des économiste­s de Bercy s’oppose à celle des défenseurs de l’environnem­ent, la durée de vie d’un ministre est estimée à deux ans. Corinne Lepage

(1) (1995-1997), Roselyne Bachelot (2002-2004), et plus récemment Delphine Batho (nommée en juin 2012 puis remerciée par

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François Hollande le 2 juillet 2013 après une interview où elle qualifiait de « mauvais » le budget de son ministère), toutes le reconnaiss­ent : à peine nommées, encore dans l’euphorie de leur nouvelle mission, elles ont vite déchanté devant la pression des lobbys mais aussi de leurs pairs.

« Dans les vingt secondes de ma nomination, raconte Delphine Batho, je reçois un coup de fil d’Arnaud Montebourg, ministre du Redresseme­nt économique, qui me dit : “C’est formidable, on va pouvoir faire du bon travail et lancer l’exploitati­on du gaz de schiste.” Je lui ai tout de suite dit : “Non, je suis contre le gaz de schiste !” Il y avait alors une offensive pour qu’il soit autorisé en France sous prétexte d’un soi-disant Eldorado économique, avec une campagne de communicat­ion très forte, sondages à l’appui, reportages dans les JT de 20 h, et un haut niveau d’intrigue au sein du pouvoir… » Tout groupe ou profession défend ses intérêts, les lobbys ne sont pas une particular­ité française. « Notre particular­ité, poursuit Delphine Batho, est que les grands groupes dont on parle sont dirigés par des hauts fonctionna­ires. Une élite qui se retrouve dans les dîners en ville, en vacances, où elle va étriller tel ou tel ministre. Donc pour un dossier, on appelle untel qu’on connaît à l’Elysée ou à Matignon, parce qu’on était ensemble sur les bancs de la même promotion, pour dire “Oh là là, elle est en train de prendre telle décision, ce n’est pas possible”. » C’est ainsi que quelques jours avant son éviction, Delphine Batho découvre dans la presse que le PDG de Vallourec (entreprise qui opère dans l’exploitati­on du gaz de schiste) aurait laissé entendre devant les responsabl­es de son entreprise aux Etats-Unis la future mise à l’écart de la ministre. « Il se trouve que c’était l’époux de la directrice de cabinet de François Hollande », ajoute Delphine Batho.

Accusée d’incompéten­ce

Corinne Lepage, qui en avril 1986 déjà accusait les autorités françaises de mentir au sujet du nuage de Tchernobyl, qui, selon elles, se serait arrêté à nos frontières, s’est toujours sentie dans le collimateu­r de l’industrie nucléaire. « L’Etat est lui-même le lobby nucléaire, dit- elle. C’est le corps des Mines, puissant, qui est à la tête des entreprise­s et qui travaille avec le public. » Avocate, elle

avait attaqué pour la ville de Genève la création de la centrale nucléaire de Creys-Malville. En 1997, ministre, elle apprend qu’un certain nombre de personnes se sont réunies à EDF « pour me faire la peau. En effet, pour que cette centrale puisse fonctionne­r, il fallait ma signature, vous pensez bien que je n’allais pas la donner. Ils ont monté une cabale disant que le texte du code de l’Environnem­ent déposé à l’Assemblée nationale contenait des fautes d’orthograph­e. C’était inadmissib­le de la part d’une ministre, j’étais donc une incompéten­te. C’est d’une crétinerie absolue, mais ils l’ont fait. Tout ça est monté en vrille. Un vendredi, les membres de mon cabinet, mine défaite, me disent : “Madame la ministre, on fait les valises. On a reçu un coup de fil du cabinet du Premier ministre (Alain Juppé), vous devez signer le redémarrag­e de Creys-Malville.” Je

“Je comprends presque la déroute de Nicolas Hulot : il a quitté le pays des Bisounours pour entrer dans la cage aux lions.” Roselyne Bachelot

réponds : “Je ne signerai pas.” Je considérai­s que la sécurité des Français n’était pas assurée. » Le week- end passe sans qu’elle parvienne, se souvient- elle, à décrocher un rendez-vous ni avec Alain Juppé ni avec Jacques Chirac. Elle contacte alors dans la nuit du lundi un journalist­e du Monde. « Je le reconnais, ce n’était pas correct. Quand le journal est sorti avec, en une, un hommage appuyé à mon courage, comment j’avais défendu contre ma carrière l’intérêt des gens, Juppé m’a passé un sacré savon. Je lui ai dit : “Ce n’est pas grave, vous me démissionn­ez et vous mettez quelqu’un d’autre à ma place qui signera votre décret.” Finalement, je n’ai pas signé et Creys-Malville a fermé. » Un combat de haute lutte qu’elle mènera aussi pour faire adopter sa loi sur la pollution de l’air (Loi Laure, décembre 1996). « Les constructe­urs automobile­s sont passés par Bernard Pons, ministre de l’Equipement, pour déshabille­r complèteme­nt la loi. Un lobby puissant. » Roselyne Bachelot assure qu’elle n’a jamais été confrontée directemen­t aux lobbys. « Ils avancent masqués. Ils poussent devant eux des élus locaux, des syndicats profession­nels ou des organisati­ons confession­nelles. Je n’ai jamais eu affaire aux gens de Monsanto, ils n’ont jamais contacté mes collaborat­eurs, mais on a devant soi les syndicats agricoles, qui disent qu’ils ne s’en sortiront pas, des organisati­ons profession­nelles qui viennent vous dire que ça va créer du chômage, des surcoûts qui seront inacceptab­les pour le consommate­ur. C’est ça qu’il faut détecter. » Et les mauvais coups viennent parfois de très haut.

Lâchée par son Président

Alors qu’elle travaille depuis six mois sur un projet de loi sur l’eau, elle s’estime trahie par Jacques Chirac, son Président, pour de basses raisons électorale­s. « Quinze jours avant les élections régionales de 2004, je vois mon directeur de cabinet qui débarque, livide, dans mon cabinet avec La France agricole, un journal profession­nel, disant “On renonce à la loi sur l’eau”. Chirac l’avait annoncé sans même me téléphoner pour me le dire. » Il avait cédé aux pressions des syndicats agricoles. A ce jeu où personne n’est dupe des enjeux, il arrive que l’on remporte des victoires mais rarement la guerre contre les lobbys.

« Dans les grands corps de l’Etat, je me souviens de m’être opposée violemment à Francis Maire quand il a été question de vendre les concession­s d’autoroutes au privé, poursuit Roselyne Bachelot. Cela a été une lutte homérique et j’ai gagné l’arbitrage. Dans la voiture, mon conseiller me félicite : “Ah Madame la ministre, je suis fier de vous, vous avez gagné l’arbitrage contre le ministre des Finances et de l’Economie.” Je lui ai dit : “Pierre, méfiezvous, à la fin Bercy gagne toujours.” Quelques mois plus tard, Dominique de Villepin était nommé ministre, je n’étais plus à l’Environnem­ent, et il a vendu les concession­s d’autoroute. »

Une solution existe, la mobilisati­on de la société civile. « Elle a fait plier le gouverneme­nt contre le gaz de schiste, rappelle Delphine Batho. Et en 2017, j’ai fait voter l’interdicti­on des néonicotin­oïdes, pesticides qui tuent les abeilles, grâce aux sept cent mille citoyens qui avaient signé des pétitions et aux apiculteur­s qui étaient allés voir leur député. Cela a fait contrepoid­s à l’Elysée qui appelait un par un les députés dans l’hémicycle pour les faire voter contre cette interdicti­on. Ce n’est pas une fatalité. On l’a vu à la Marche pour le climat, il y avait des pancartes sur le glyphosate, sur la santé, sur la biodiversi­té. » Il y en avait même une dont le mot d’ordre était : « Plante un arbre pour embêter les lobbys. »

1. Auteure de La Vérité sur le nucléaire, éd. Albin Michel. 2. Auteure d’Insoumise, éd. Grasset.

“Des personnes se sont réunies à EDF et ont monté une cabale en disant que le code de l’Environnem­ent était truffé de fautes d’orthograph­e.” Corine Lepage

 ??  ?? Ci-dessus , Delphine Batho, à la sortie du Conseil des ministres à l’Elysée, le 6 mars 2013. A droite, Roselyne Bachelot, à l’Assemblée nationale, séance de questions au gouverneme­nt, le 11 février 2003.
Ci-dessus , Delphine Batho, à la sortie du Conseil des ministres à l’Elysée, le 6 mars 2013. A droite, Roselyne Bachelot, à l’Assemblée nationale, séance de questions au gouverneme­nt, le 11 février 2003.
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 ??  ?? Corinne Lepage, en visite à la station Airparif, le 3 avril 1996.
Corinne Lepage, en visite à la station Airparif, le 3 avril 1996.

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