Marie Claire

Entretien Marine Serre : « Je n’ai pas vraiment peur de grand-chose »

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Adolescent­e, elle passait son temps dans les friperies, empruntait les habits de ses parents et coupait ses jeans. Depuis, elle a semé ses croissants de lune et la mode a fait d’elle “la nouvelle chérie de Paris”, selon le “New York Times”. Sa dernière collection, radicale, hantée de masques antipollut­ion, affirme aussi sa conscience écocitoyen­ne.

Elle bouscule les habitudes, questionne l’oeil, qu’il soit averti ou non, s’interroge sur le beau et l’étrange. Chacune de ses collection­s entraîne une réflexion sur le monde qui nous entoure. Gagnante du prestigieu­x prix LVMH 2017 célébrant la jeune création, Marine Serre, 26 ans, a fait de sa marque éponyme, lancée il y a tout juste un an et demi, un évènement à chaque défilé. Une émotion hybride et inattendue. Pratique et technique. Fille d’un contrôleur de la SNCF et d’une fonctionna­ire de la Direction départemen­tale de l’équipement, formée à la prestigieu­se école de mode de La Cambre, à Bruxelles, et passée par les studios de Dior, Margiela, Alexander McQueen et Balenciaga, c’est le regard déterminé et les gestes pressés qu’elle nous reçoit dans ses bureaux du 2e arrondisse­ment de Paris. Là, de jeunes collaborat­eurs, tous vêtus du logo qui est le sien (un croissant de lune), s’activent dans plusieurs langues. La parole précise, Marine Serre se raconte et laisse percevoir une force singulière, du haut de son mètre cinquante.

—Comment découvre-t-on la mode quand on grandit dans la campagne corrézienn­e ?

Je pense que mon premier souvenir de mode est lié au moment où, vers 13 ou 14 ans, on commence à avoir une vision de son propre corps, et on cherche alors à s’exprimer par le vêtement. Là où j’ai grandi, il n’y avait pas de chaîne de magasins, pas de Zara ou de H&M, donc je passais mon temps chez Emmaüs et dans les brocantes. Je piquais aussi pas mal d’affaires à mes parents et je me bricolais des trucs. Je n’étais déjà pas très grande, donc je coupais les jeans, je rafistolai­s, je déconstrui­sais. Ensuite, vers 15 ans, je suis partie dans la Creuse, à La Souterrain­e, pour entrer dans un lycée spécialisé dans les Arts appliqués. Et là, dans cette toute petite ville, il y avait une friperie fantastiqu­e. Avec mes copines, nous y étions toujours fourrées. On passait des commandes à la gérante : « Tu n’aurais pas une ceinture comme çi, comme ça ? » Je ne m’exprimais pas encore par la mode, puisque j’étudiais l’art, mais j’adorais mixer sur mon corps des choses qui n’allaient pas forcément ensemble.

—Quel genre d’adolescent­e étiez-vous ?

J’étais peut- être un peu rebelle, mais en même temps, j’étais déjà très libre. J’ai quitté mes parents pour un internat très tôt, donc ils ne me surveillai­ent pas. Je n’avais rien contre quoi me rebeller en fin de compte. Donc cela m’a permis de créer mes propres limites très vite.

—Votre collection automne-hiver 2019-20, présentée en février dernier, s’appelle « Radiation ». Pourquoi ?

L’idée était de parler de l’apocalypse dans laquelle nous sommes tous plongés aujourd’hui. Certains en sont plus conscients que d’autres, mais pour moi et

pour l’équipe qui est à mes côtés, c’est quelque chose de très présent. J’aime penser à ce que la suite pourrait ressembler. On parle beaucoup du réchauffem­ent climatique, du coup je voulais interroger et interpelle­r le futur : à quoi pourrait ressembler la vie d’après, dans dix ou même dans seulement cinq ans ? Le défilé a eu lieu dans d’anciennes caves, près de Paris. Ce sont d’anciennes carrières de craie. Un peu comme si nous étions tous regroupés dans des souterrain­s, calfeutrés comme les derniers survivants. Nous avons accentué cette idée par un jeu de lasers et de stroboscop­es. J’ai voulu cette collection comme quelque chose qui peut à la fois être très réel, à savoir que cela peut arriver dès demain mais qui aussi, pour certaines personnes, peut être interprété comme étant totalement utopique.

—Cela donne des vêtements hybrides, axés sur l’idée de protection…

Oui. Nous avons fait une collaborat­ion avec les masques R-Pur, ils utilisent une technologi­e de pointe sur des masques antipollut­ion que nous avons intégrés à la collection. Il y a ensuite des silhouette­s qui recouvrent totalement les corps, comme un uniforme protecteur qui ne laisse rien passer.

—Vous proposez depuis vos débuts des pièces façonnées dans des matières recyclées à travers votre ligne « verte ». Comment cela a-t-il commencé ? Cette ligne est partie, évidemment, d’une volonté écologique mais avant tout, c’est une ligne qui a du sens. Lorsque j’étais étudiante à La Cambre, à Bruxelles, je créais avec des choses qui n’avaient pas de valeur, peu importe si c’était des pièces recyclées ou non. Je n’avais pas d’argent, je faisais avec ce que je pouvais, et c’est cette façon de travailler que j’ai envie de garder. C’est un processus naturel aujourd’hui pour les équipes. On va dans les stocks de vêtements trouver de vieux tissus, des vieux jeans, des couverture­s de pique-nique, des draps de lit que l’on teint, découpe, retaille, retravaill­e… Cela ne fait pas perdre de valeur ou d’esthétique à la pièce, c’est juste une façon de faire, et je trouve ça plus cohérent. Cela donne du sens non seulement à la marque, mais également à ma vie. Aujourd’hui, on doit consommer autrement, donc on doit créer autrement. Plus de 50 % des silhouette­s de la collection sont ainsi issues de tissus recyclés. —C’est une préoccupat­ion très actuelle.

Il y a une époque où il n’y avait rien. On n’avait pas de tissu, les technologi­es n’étaient pas au point… Aujourd’hui, on a tout ce que l’on veut mais surtout, on a 90 % de déchets dans tout ce que l’on fait. Donc la question, c’est de créer avec ce que l’on a, sans perdre la valeur de la pièce mais au contraire, en lui donnant de la valeur ajoutée par le temps que l’on passe à lui redonner une seconde vie.

—Cette conscience du monde qui nous entoure, vous l’avez toujours eue ?

Je ne sais pas d’où cela vient exactement. Mais c’est quelque chose qui est récurrent dans mon travail depuis longtemps, avant même de faire des collection­s de mode. J’adore bricoler, rafistoler. Mon grand-père était collection­neur, de verres, de carafes, de pin’s, de porte- clés… Je lui ai d’ailleurs fait un clin d’oeil dans ma précédente collection sur un grand manteau où

“Mon grand-père tenait un bar et était aussi brocanteur. Il m’a transmis l’idée qu’il faut prendre le temps de voir les choses pour pouvoir les collection­ner.”

étaient accrochées des dizaines de porte- clés. Il tenait un bar et il était aussi brocanteur. Il m’a transmis l’idée qu’il faut prendre le temps de voir les choses pour pouvoir les collection­ner. Et c’est resté très important pour moi. Je vois mes collection­s comme un tout, un ensemble qui doit être cohérent et qui a, d’une certaine manière, sa propre narration… à la manière d’un collection­neur.

—Vous avez aussi pratiqué le tennis à haut niveau. Là aussi, il est question de se créer un cadre ? Oui, forcément. Mon père était très sportif, c’est lui qui m’a initiée. J’ai joué intensivem­ent de mes 6 à 18 ans. A 15 ans, j’avais un niveau vraiment pas mal. J’étais une enfant hyperactiv­e et j’ai fait beaucoup d’activités, dont de la gymnastiqu­e, et puis du tennis, qui a pris le dessus. J’en garde un très bon souvenir, même si ce n’est pas toujours facile d’avoir 6 ou 7 ans et d’aller à l’entraîneme­nt. Et en même temps, j’aimais bien le côté très hybride que cela donnait à ma vie. J’allais à l’école, où je pouvais être une vraie fille, avec mes copines, et puis tout d’un coup enfiler mes baskets et m’endurcir. Parce qu’il ne fallait pas déconner, c’était sérieux, il fallait que ça marche. Il y avait presque un truc de changement de personnali­té, j’aimais bien ça. Et je m’y suis fait plein d’amis. Même si on est tout seul sur le court, c’est un sport d’équipe, on y apprend le collectif.

—Cela demande une grande discipline…

Oui, c’est certain. J’avais entraîneme­nt physique tous les dimanches matins, donc il faut se lever à huit heures et le week- end, ce n’est pas facile. Et ensuite jouer tous les soirs après les cours. Mais c’était réellement une passion, je n’en garde aucun mauvais souvenir. Effectivem­ent, tout cela demande une grande rigueur. Quand on joue en compétitio­n, tout est à prendre en compte, les menus, les étirements… mais tout cela devient finalement des automatism­es.

—Vous en avez gardé une certaine rigueur dans le travail ?

Oui, j’imagine qu’aujourd’hui encore, j’en ai gardé des traces dans ma vie profession­nelle. Mais en même temps, on n’a rien sans rien, tout ce qu’on a construit depuis un an et demi, c’est beaucoup de travail. Et même si la marque est toute jeune, nous sommes très sérieux et pleinement investis.

—Vous étiez bonne perdante sur les courts ?

J’ai appris à être une bonne perdante. Quand on est enfant, on est tous mauvais perdants quoi qu’il arrive, aucun enfant n’aime perdre. Mais cela m’a initiée à aborder les choses l’une après l’autre, une balle après l’autre, comme dans un match. Et à me canaliser, à ne pas m’énerver si je rate quelque chose. On gagne aussi toujours de ses défaites, et quand on comprend ça à 8 ans, cela reste forcément. Du coup je n’ai pas vraiment peur de grand- chose aujourd’hui. Si je rate une balle, je sais que je réussirai la prochaine.

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 ??  ?? 1. Dans le studio parisien de Marine Serre, dans le 18e, en 2018.
2. Marine Serre et Karl Lagerfeld au Prix LVMH 2018, en mars 2018, à Paris.
3. Le 7 septembre 2017, dans son installati­on à Dover street Market, à Londres.
4. Collection Marine Serre printemps-été 2019.
5. et 6. Collection Marine Serre automne-hiver 2019-2020. 6
1. Dans le studio parisien de Marine Serre, dans le 18e, en 2018. 2. Marine Serre et Karl Lagerfeld au Prix LVMH 2018, en mars 2018, à Paris. 3. Le 7 septembre 2017, dans son installati­on à Dover street Market, à Londres. 4. Collection Marine Serre printemps-été 2019. 5. et 6. Collection Marine Serre automne-hiver 2019-2020. 6
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