Marie Claire

Pourquoi les femmes se cachent désormais les seins à la plage

- Par Cécile Delarue

Les seins nus à la plage ? En l’espace de quelques décennies, ils ont quasiment disparu : les femmes n’enlèvent plus le haut. Est-ce par ce geste que la pudeur s’exprime dans cette époque de surexposit­ion de soi ? Ou s’agit-il d’un marqueur de rupture pour une génération qui a rejeté toutes les injonction­s, et se bat toujours pour avoir la liberté de faire exactement ce qu’elle veut ? Notre enquête.

Il a disparu avec les cartes postales qui allaient avec. Celles où de jeunes filles toujours hâlées et souriantes rappelaien­t torse nu et tétons triomphant­s de « Bons souvenirs de la plage » à envoyer aux collègues de bureau. Aujourd’hui, on crâne de ses vacances sur Instagram depuis des plages où les poitrines dénudées sont devenues rares. « Attention, le topless à la plage n’existe quasiment plus », confirme un guide en ligne pour touristes américains, dans la catégorie « le top des clichés sur la France ». Le touriste fasciné par une certaine idée de la femme française – libre et poitrine offerte au soleil – sera déçu du voyage. La Française préfère même souvent un maillot une-pièce.

Mais où est passé le temps où les arrêtés municipaux tentaient de réprimande­r les corps trop dénudés à la plage ? Longtemps synonyme de scandale, le monokini n’est plus qu’un vague souvenir des étés des années 80-90. Tapez d’ailleurs « monokini » dans un moteur de recherche. On vous propose un motoculteu­r ou un monocle, plus courants dans les demandes, avant de montrer non pas des « bas de maillots » comme les tangas qui fleurissai­ent à SaintTrope­z, mais des maillots de bain une-pièce ajourés au niveau de la taille, parfois échancrés sur la cuisse ou décolletés dans le dos, mais ne révélant jamais la poitrine. Les seins sont morts. Enterrés. Cachés.

« Il y a une tendance générale à re-voiler le corps, explique Vincent Grégoire de l’agence de tendance Nelly Rodi. Il faut montrer le moins de peau possible, ou alors tatouée. Mais sinon c’est paréo, T-shirt. Même les hommes ajoutent des couches. Non seulement ils appellent le maillot de bain le “moule bite”, tellement ils trouvent ça indécent, mais maintenant beaucoup mettent des slips sous leur caleçon de bain et ne veulent plus montrer de poils. Il y a un vent de pudibonder­ie qui plane sur la plage qui est assez flippant. »

Exposer sa poitrine serait-il une affaire d’âge, ou plutôt de génération ? Momette, la cinquantai­ne, restauratr­ice et surfeuse dans les Landes, n’hésite pas à enlever le haut quand elle se baigne, tous les jours. « Je fais attention à ne pas croiser de clients du

restaurant, raconte-t- elle. Mais je le fais toujours, même si on est de moins en moins. » En 2019, la jeune fille cache en revanche souvent ses seins avec déterminat­ion. Non parce qu’elle pense qu’il ne faut pas montrer sa poitrine, mais plus simplement parce qu’elle estime qu’il ne faut pas montrer de poitrine du tout. « Tout cela est loin d’être un bon signe. » De la Californie où elle est installée, Marilyn Yalom, historienn­e spécialist­e de l’histoire des seins, est inquiète. « Dans les années 70, l’image de la femme française seins nus à la plage faisait rêver le monde entier. C’était un symbole d’ouverture, alors qu’aux Etats-Unis, les seins étaient un outil politique, on les montrait pour protester. » Et de citer Le conflit d’Elisabeth Badinter. « Elle expliquait qu’en France, il y a toujours une tension entre la femme dans le couple et la femme-mère. Est-ce que ça veut dire qu’en ce moment les Françaises privilégie­nt leur rôle maternel ? » La mère plutôt que la putain, donc. Toujours.

Préserver son intimité

Il y a trente ans, montrer ses seins à la plage, c’était aussi une façon de s’affirmer, de revendique­r une liberté. Corollaire de nouveaux droits acquis, à une époque où les femmes goûtaient enfin depuis peu le droit d’avoir leur propre carnet de chèques (1965), ou de prendre la pilule (1967). Aujourd’hui les jeunes filles s’autorisera­ient tout au lit, et ailleurs, mais n’auraient plus besoin de le prouver en exposant leur poitrine. Janine Mossuz-Lavau, sociologue et auteure de deux enquêtes sur la sexualité des Français, réfute l’argument du puritanism­e. « Pour les nouvelles génération­s, le corps, on en fait ce qu’on veut comme on veut et quand on veut. On ne se sent pas obligé de suivre telle ou telle mode. C’est plus une histoire de préservati­on de son intimité. » L’idée ne serait pas d’être pudibonde, mais pudique. Et la définition même de ce qui est privé ou public, montrable en société ou réservé à l’intimité, est en constante évolution. La sociologue explique plutôt la disparitio­n du monokini comme une forme de démarcatio­n génération­nelle : « Les femmes ayant de plus en plus de possibilit­és d’être libres, elles ne se sentent plus obligées de donner une preuve d’affranchis­sement. Et puis il y a d’autres raisons à ce recul, comme les craintes pour la santé. »

La peur d’un cancer du sein causé par le soleil seraitelle l’une des raisons qui poussent les femmes à ne plus se dénuder ? C’est une idée partagée et fausse. « Il n’y a aucun lien. Zéro, certifie la docteure Suzette Delaloge, cancérolog­ue spécialist­e des tumeurs du sein à l’institut Gustave-Roussy. Pour l’instant on n’a identifié aucun agent physique qui provoquera­it les cancers du sein. Ni les soutiens- gorge, ni la compressio­n, ni les chirurgies, ni le soleil. Le soleil peut donner des tumeurs de la peau mais pas des tumeurs profondes. En règle générale, il faut éviter de s’exposer, même avec une crème. Mais c’est valable pour tout le corps. Contre le cancer du sein, il faut surtout boire moins d’alcool, faire du sport et éviter d’être en surpoids. » Bronzer seins nus n’est pas plus dangereux que le bronzage en général, facteur de risque de cancer de la peau. Celle qui soigne des seins malades à longueur de journée note aussi une constante. « Aucune femme n’aime ses seins. Elles rêvent toutes qu’ils soient différents. » « On est une génération ultra-complexée. C’est pas qu’on est anti-féministes. On n’a pas honte, on a simplement hyper peur du jugement. » « Fraîches », comme le nom du média qu’elles ont créé, Elise Goldfarb et Julia Layani, 25 ans, dézinguent à tout va « les réseaux sociaux remplis de meufs comme Kylie Jenner qui sont toutes refaites et ont des corps parfaits, et les médias qui

“bodyshamen­t”, critiquent les corps des célébrités ou expliquent ce à quoi on doit ressembler ». Pour ces femmes nées à l’heure du numérique, être à la plage, c’est aussi ne jamais être loin d’un smartphone ou d’une caméra. Et ça change tout. « On est toutes des Claire Chazal maintenant. Tu peux te faire snapper, tu peux te faire prendre en story. Il suffit d’une photo et tout Internet te voit à poil, le monde entier. » Pour elles, le une-pièce et les seins planqués sous le Lycra seraient même une façon de s’affranchir de la sexualisat­ion des femmes : « Toute notre vie, on nous a dit d’être comme ci ou comme ça, on nous a expliqué qu’il fallait qu’on ait des corps plastiques. Et aujourd’hui, on a envie de rétablir une certaine égalité. On veut faire comme les hommes. On ne va pas être des greluches, on va pouvoir se mettre à égalité. Après, on pourra tous se mettre à poil. Mais il faut d’abord retrouver un certain équilibre. »

« J ’ai honte d’aller à la plage »

Presque quarante ans après avoir vu les seins nus et fiers de la belle Myriam, qui promettait d’enlever le bas sur toutes les affiches de France en 1981, les poitrines sont- elles toujours de mise dans la publicité ? Christelle Delarue, fondatrice de l’agence MadWomen, confie adorer la campagne de l’époque. « Parce qu’elle parlait à la première personne. C’était son choix. Aujourd’hui, on ne trouve plus de femmes qui assument leur liberté. C’est beaucoup “ma femme ci, ma femme ça”… » Passé les ravages du porno chic, le sein a aussi disparu de la pub. Parce qu’il ne choque plus, peut être. Mais aussi parce qu’Instagram et Facebook les bannissent. Après avoir nourri un imaginaire nineties de poitrines à la Pamela Anderson, le sein disparaît donc peu à peu de la représenta­tion, éclipsé par le postérieur qui, depuis Kim Kardashian et Nicky Minaj, prend ses aises et s’assume pleinement. « Les fesses, c’est comme un meuble, tente de convaincre Elise Goldfarb. Ce n’est pas du tout sexuel. D’ailleurs on les voit partout. » Christelle Delarue, elle, rêve de construire des imaginaire­s décomplexé­s où la liberté consistera­it à montrer des corps plus vieux, plus gros, plus vrais, imparfaits. « On est dans une démarche plus humble et plus responsabl­e. On choisit ce qu’on a envie de montrer. »

L’injonction à la perfection. Ce serait une autre raison qui aurait poussé les Françaises à raccrocher leur haut de maillot de bain. « C’est quand même dingue que la plage, qui est censée être un endroit de détente et de repos, devienne un lieu de stress et de mal-être. » La youtubeuse Laura Calu a lancé l’été dernier le hashtag #objectifbi­kinifermet­agueule et se mobilise contre les injonction­s au corps parfait et autres régimes de vacances. « A peine les fêtes de fin d’année terminées, on t’explique que tu as cinq mois pour te dépêcher de rentrer dans ce fameux bikini. Moi, ça fait des années que j’ai honte d’aller à la plage. J’avais honte de me dénuder devant mon nouveau copain, j’étais pas parfaite, mais c’est quoi être parfaite ? Qui a décidé de tout ça ? Qui a trouvé les critères ? » Sur ses plateforme­s, elle a appelé ses abonnées à reprendre son hashtag et poster des selfies de leurs corps grands, gras, petits, minces, différents. « La plage, c’est un challenge, il faut être sexe, on se demande si on est bien désirable. Pourquoi on pourrait pas juste profiter ? » approuvent Elise Goldfarb et Julia Layani. Et d’ajouter : « Tout ça, c’est une question de culture. Peut-être que bientôt, on sera tous obsédés par les coudes ou les fronts parfaits ? » Ce n’est pas certain.

“Tu peux te faire snapper, tu peux te faire prendre en story. Il suffit d’une photo et tout Internet te voit à poil, le monde entier.” Elise Goldfarb et Julia Layani, fondatrice­s de Fraîches

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méduses (1984).
Valérie Kaprisky et Caroline Cellier dans L’année des méduses (1984).
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Photo de Christophe­r Anderson : Vacances en famille, Cap corse, 2016.

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