Marie Claire

Disiz la Peste

-

Fraises et Badoit au menu pour le rappeur, qui fuit le bling et la pose. Il y a près de vingt ans, il faisait une entrée fracassant­e sur la scène rap avec J’pète les plombs, puis la musique de Taxi 2. Plusieurs tubes plus tard, il continue d’arpenter les voies de la création avec un insatiable appétit : artiste protéiform­e, il a publié deux romans, travaille au troisième, il a interprété le rôle d’Othello au théâtre des Amandiers, composé un album rock et écrit son premier long métrage.

Avec « Disizilla », son dernier album, cet homme solaire et tourmenté nous dit que non, il n’en a pas fini avec le rap. Mais a décidé de laisser derrière lui les ténèbres qui hantent cet opus enragé. Disiz, alias Sérigne M’Baye Gueye, est un enfant rongé par la peur et l’impuissanc­e. Peur que sa mère meure, impuissanc­e à la rendre heureuse. Dans le morceau « Terre promise », il raconte cette bibliothéc­aire originaire de Picardie (son père venait du Sénégal), qui l’a élevé seule, le frigo vide, la dérélictio­n, son incapacité à la sauver. « Elle était dépressive, je pense. » L’enfant ne dort pas, il veille, « comme si je voulais vérifier son pouls ». C’est un ado qui lit des nuits entières dans sa chambre, Boris Vian ou Victor Hugo, « ça m’a transporté très loin », mais qui fuit le système scolaire. Il tague, pas très longtemps, pour ne pas ajouter plus de problèmes à cette mère qui se débat avec la vie. « Mon premier blase, c’était Cry (« pleurer »), après ça a été Disiz. Le graff, c’était une manière de se montrer, nous, les derniers de la société, de dire “Bah si, on est là”. » Il se met au rap, toute la nuit, entre halls d’immeubles et voitures ouvertes, le son à fond les ballons. « C’était des fugues autorisées, sauf qu’en fait, on fuit pas grand-chose parce qu’on sort pas de notre quartier. » En secret, parce que dans le quartier ça ne se fait pas, il écoute de la pop et du rock. Et ne consomme alors ni shit ni alcool pour, encore, protéger sa mère. « Voir son fils prendre un mauvais chemin, ça l’aurait complèteme­nt effondrée. Je voulais pas être la personne qui allait achever ma mère. Plus tard, j’ai beaucoup fumé de weed, mais je ne suis pas allé au-delà, y a des drogues qui me font peur. Et j’ai l’alcool triste, c’est pas trop pour moi. » A l’âge où l’on s’habille pour aller en boîte de nuit en rêvant de « pécho », lui se fait refouler des boîtes parisienne­s. Il y a un peu plus de dix ans, il a été invité à « On n’est pas couché » pour promouvoir son premier roman. Le spectacle, entre humiliatio­n et condescend­ance, est sinistre : grandir aux Epinettes, quartier populaire d’Evry, ne vous donne pas tous les codes pour faire le poids face aux gladiateur­s télévisuel­s de la rive gauche parisienne qui l’accablent de critiques faciles. « J’avais pas trop conscience de l’arsenal médiatique. Je me suis fait rouler dans la farine, je me suis dit “faut plus que ça m’arrive”, j’ai repris mes études. » Le bac passé à 30 ans, 17,5 en français, puis la fac de droit, parce que le droit c’est l’éloquence. « Je me suis construit sur des humiliatio­ns », dit-il. Les paroles de son titre « Hiroshima » résonnent : « J’ai trop d’blessures cachées, un jour, j’vais succomber. » Je regarde le tatouage au creux de son bras, un visage d’enfant. Chacun de ses cinq enfants est encré dans cette peau. Disiz n’en revient pas de se confier ainsi, déchirer le voile, c’est le pouvoir de la nuit. L’été dernier, il s’est séparé de la mère de ses enfants avec laquelle il a passé vingt ans. La pire nuit de sa vie. « J’ai pleuré non-stop de 21 h à 5 h du matin, j’étais au coeur des ténèbres comme le livre de Conrad. » Quand il nous affirme que mâle alpha, ce n’est pas son trip, on le croit. Père de trois filles, il se réjouit des effets de MeToo sur l’hégémonie masculine. « Les fondations sont en train de vaciller un petit peu, vraiment, je suis content de ça. Les femmes se fédèrent, et ce n’est plus réservé à une communauté de féministes, ce sont des idées qui commencent à vraiment imprégner toute la société. C’est le sujet qui me touche le plus, parce que lorsque l’on regarde ce que l’être humain a pu faire à d’autres êtres humains – on peut parler de la Shoah, de l’esclavage –, c’est horrible, mais ce que l’homme a fait à la femme, partout dans le monde, toutes cultures et communauté­s mélangées, c’est ça le plus grand crime de l’humanité, de tous les temps, réellement. Que tous ces privilèges-là, ces automatism­es, n’existent plus, c’est le dernier combat. » Il nous parle d’une nuit très douce avec une femme : « J’avais le coeur rétréci comme un raisin sec. On n’a fait que parler, c’était comme un massage cardiaque. » Il est 1 h 15, il doit partir travailler en studio sur son prochain album, « c’est dingue, ça va être sur tout ce qu’on s’est dit à propos des femmes ». Il plante ses yeux dans les miens, stupéfié d’être dans « Marie Claire ». « La classe ! » s’exclame-t-il.

“Voir son fils prendre un mauvais chemin, ça aurait complèteme­nt effondré ma mère. Je ne voulais pas être la personne qui allait l’achever.”

—Vous dormez la nuit ?

Ça dépend. Quand je suis en période d’écriture, j’ai beaucoup de mal à dormir, et de toute façon, je travaille la nuit.

—Votre boisson et nourriture nocturnes ?

Le plaisir de la nuit, c’est pas du bourbon, mais des biscuits, Prince ou Granola, et du lait froid. C’est très infantile.

—Vivez-vous sous une bonne étoile ?

Je crois oui. J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie. J’essaie d’honorer celle-ci en travaillan­t beaucoup. Ma mère n’est pas née sous une bonne étoile, je suis peut-être

« la vengeance » de ma mère. Non, pas vengeance, revanche non plus, disons que je suis l’écho lumineux de ce que ma mère n’a pas eu le bonheur de vivre. La réparation. Et sa bonne étoile aussi.

—Votre mère vous embrassait-elle avant d’aller dormir ?

Non. J’aurais bien aimé mais… Parfois, elle me faisait des câlins, mais rarement.

—La dernière fois où vous vous êtes couché tôt ?

Avec ma petite fille de 3 ans, il y a trois semaines. Je me suis endormi avec elle, à 21 h 30. Je me suis réveillé à 6 h, j’avais plein de nuits de retard.

—Le plus trash la nuit ?

Parler à une fille, savoir que tu vas la mettre dans ton lit, c’est fait, tu t’es juste vidé. Mais tu te sentais déjà vide avant, tu vas te sentir encore plus vide après. Ou te mettre une race de dingue, tu l’as déjà fait deux jours avant, en buvant ou en consommant je ne sais quelle drogue, le réveil va être absolument… tu vas te sentir la pire des pires des merdes. T’as pas envie de le faire, mais tu le fais quand même, c’est ça le plus trash. Et le pire, c’est quand tu sais que tu vas faire souffrir quelqu’un.

—La nuit la plus dingue ?

Mon premier concert au Zénith, en avril dernier. En sortant de scène, j’ai coupé mes dreadlocks dans ma loge. C’était la fin d’un cycle, une grosse page était tournée dans ma vie personnell­e, artistique.

—Sur votre table de nuit ?

Je viens d’emménager, elle est nouvelle, ma table de nuit. Il y a Bonjour tristesse, que je vais lire pour la première fois. L’Eté de Camus. Des bouquins sur les scénarios, parce que j’écris mon premier film. Et un cadeau qu’on m’a fait, un couple d’oiseaux en porcelaine.

—La nuit efface-t-elle le jour et les soucis ?

Non. Elle peut les mettre entre parenthèse­s quand on a un orgasme. Bon, on peut avoir un orgasme le jour aussi, mais je préfère les orgasmes de nuit.

—Le parfum de la nuit ?

Forcément une nuit d’été, l’odeur de l’iode mélangée à celle d’un parfum qu’on aime sur une peau qui a pris le soleil.

—Boule à facettes ?

C’est un mauvais souvenir de l’adolescenc­e. J’étais soit trop bronzé soit trop banlieusar­d, on ne me laissait pas entrer en boîte de nuit. Tu viens, tu t’es bien habillé, tu prends le dernier train pour Paris, on te laisse pas rentrer, tu restes dans Paris, tu galères, il fait froid, t’attends le premier train, puis tu rentres chez toi. La lose, quoi.

—Les mots de la nuit ?

Les mots d’amour. La nuit, ils sont tellement beaux. Pour moi, l’amour, c’est ultime, je triche pas. Tricher, ce serait comme cracher au ciel, ça te retombe dessus.

 ??  ??
 ??  ?? “Le plaisir de la nuit, c’est pas du bourbon, mais des biscuits, Prince ou Granola, et du lait froid. C’est très infantile.”
“Le plaisir de la nuit, c’est pas du bourbon, mais des biscuits, Prince ou Granola, et du lait froid. C’est très infantile.”

Newspapers in French

Newspapers from France