Marie Claire

« Mon père est devenu une femme »

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Ils étaient parfois enfants quand leurs pères leur ont dit vouloir changer de genre. Avec des photos d’eux vêtus en femmes, ou en leur expliquant qu’ils allaient avoir « une deuxième maman ». Comme cinq à dix mille personnes en France, ils ont dû affronter les moqueries, et admettre la perte de cette figure masculine. Mais tous racontent la même tendresse pour ces pères qui ont eu le courage d’assumer leur choix.

Sa chambre ressemble à celle d’un ado comme les autres, avec ses références culturelle­s affichées aux murs, Le seigneur des anneaux, Game of thrones, et un bac de vinyles très années 70 qui ne dénote pas avec son T-shirt « peace and love ». « Beaucoup m’ont été donnés par mon daron, confie Louis, 16 ans, qui partage ses goûts musicaux avec son père. Aussi loin que je me souvienne, on a toujours été très proches, complices et avec des centres d’intérêt communs, bien plus qu’avec ma mère. » Cet hiver, dix ans après le divorce de ses parents, il a enfin emménagé là où il a toujours voulu vivre alors que la justice avait fixé son domicile chez sa mère. « Elle me répétait qu’elle avait ma garde quand je réclamais d’aller chez mon père. Mais là, à mon âge, elle n’a plus pu s’y opposer car un juge aurait accepté ma demande. » Même si son père s’appelle Audrey. Louis est l’enfant d’une personne transgenre. Une réalité méconnue. « Parler de transparen­talité fait peur, cela reste tabou, comme si c’était inconcevab­le », remarque l’anthropolo­gue Corinne Fortier, qui a écrit plusieurs articles sur le sujet. D’après un livre blanc publié en 2012 par l’associatio­n ORTrans, ils seraient pourtant entre cinq mille et dix mille en France à avoir un parent qui a transité dans son identité. Leur père dans la plupart des cas, qu’ils vont continuer d’appeler papa.

« Je n’avais pas peur de perdre mon père »

Si Louis ne se souvient pas de l’apparition d’Audrey dans sa vie, Tom, lui, se rappelle très bien de l’annonce faite par ses parents il y a une dizaine d’années, quand son père a choisi de se prénommer Chloé. « Ce fut un choc, j’étais abasourdi d’apprendre qu’il n’était pas la personne que je croyais connaître, se remémore le jeune homme de 19 ans. Mais au bout d’un quart d’heure, l’informatio­n était intégrée. Et quinze jours plus tard, j’avais assimilé qu’il était une femme et que papa se conjuguait tout naturellem­ent au féminin. » Pas de traumatism­e à signaler, comme pour Morgane, la fille de l’ex- chroniqueu­se du Grand journal de Canal+ Brigitte Boréale, ce père dont elle apprit l’identité féminine à 14 ans. « Je savais qu’il avait monté une associatio­n d’aide aux personnes LGBT+ et côtoyait beaucoup de trans, explique-t- elle. Un jour, il m’a montré un album photo sur lequel figurait une fille qu’il a présentée comme la nouvelle du groupe. Je l’ai reconnu et lui ai dit : “C’est toi ?” Il a éclaté de rire, mais immédiatem­ent après il m’a assuré que ma mère et moi restions les personnes les plus importante­s pour lui. Tout était dit, je n’avais pas peur de perdre mon père, et étais au contraire ravie de vivre quelque chose d’extraordin­aire. » Brigitte étant en fait la facette féminine d’une double vie, les parents de Morgane ne se sont pas séparés, tout comme ceux de Tom dans un premier temps. L’acceptatio­n de la transition par la conjointe apparaît comme la meilleure garantie pour que les enfants n’en pâtissent pas. « Mais il y a beaucoup de ruptures provoquées par la mère, et ça peut se passer mal avec des enfants qui auront de l’empathie pour elle et en voudront donc à leur père d’avoir fait exploser la famille », relève Corinne Fortier. Avant d’ajouter : « Plus l’enfant apprend petit que son parent est transgenre, moins il y aura de problèmes car on évitera les

“Il s’habillait en rose, mettait des jupes courtes et des talons hauts : le cliché de la crise d’ado à 53 ans. J’ai appris que c’était une période par laquelle il fallait passer. ”

difficulté­s du deuil de la représenta­tion de la figure paternelle avec laquelle il s’est construit. » Tom et Louis en attestent.

Reste que la transition peut attendre des dizaines années et les enfants ont bien grandi quand ils apprennent la nouvelle. Laurie avait 25 ans quand son père, divorcé de sa mère et en couple depuis des années avec une autre femme, a fait son coming- out. « Il m’a dit que j’allais avoir une deuxième maman et j’ai cru qu’il allait épouser ma belle-mère que j’adorais, mais non, ça serait lui, raconte-t- elle neuf ans plus tard. Il prétendait s’être toujours senti femme, lui qui était très masculin, aimait le bricolage et la moto. Il ajouta que l’on pourrait faire du shopping ensemble, acheter du fond de teint, des boucles d’oreilles, et qu’il faudrait maintenant l’appeler Sarah. Mais ce nom ne représenta­it personne pour moi. Rien de tout ça ne faisait sens, et j’ai coupé les ponts pendant un an et demi. » Elle a eu besoin de l’aide d’un psychiatre pour accepter. Rencontrer d’autres transgenre­s dans une associatio­n lui a aussi permis de comprendre Sarah, et notamment son comporteme­nt de midinette dans les années qui ont suivi sa transition. « Il s’habillait en rose, mettait des jupes courtes et des talons hauts, hyper maquillé : le cliché de la crise d’ado à 53 ans, détaille Laurie. J’ai appris que c’était une période par laquelle il fallait passer. » Avec un certain malaise. « La transition est vécue comme une renaissanc­e, constate Corinne Fortier. La personne trans vit ce qu’elle a toujours rêvé de vivre, affirmant souvent qu’elle est sur un petit nuage et oubliant parfois les difficulté­s que cette nouvelle situation peut créer dans sa famille. »

Tom a connu cela quand Chloé s’est séparée de sa mère pour vivre à Paris. « Elle a rencontré beaucoup de trans, et c’était super pour elle de partager son vécu en profitant de la vie et en rattrapant le temps perdu, souligne-t-il. Mais elle a aussi un peu oublié pendant quelques années qu’elle avait des enfants dont il fallait s’occuper. » D’autant qu’ils grandissai­ent dans un environnem­ent encore intolérant. « Jusqu’à la classe de quatrième, on m’a harcelé en se moquant de mes parents alors que je ne cachais pas du tout ce qu’avait fait mon père car j’étais heureux qu’il soit bien dans son corps et dans sa vie, poursuit Tom. J’ai fini par mettre mon poing dans la figure de ceux qui me parlaient mal. Mais j’ai aussi eu des profs qui m’ont saqué, en me lançant par exemple que “les bonnes notes sont pour les enfants de bonnes familles”. » Bref, il a découvert la transphobi­e. Ces enfants deviennent d’ailleurs fréquemmen­t militants pour les droits LGBT, comme Morgane qui a participé en 2011 à l’émission Secret story, avec comme secret : son père s’appelle Brigitte. « Je n’aimais pas la télé-réalité, mais je voulais en profiter pour mieux faire accepter les trans et mon message a pu passer », assure la jeune femme. Un message qui peut se résumer à la philosophi­e que Louis a faite sienne : « Vivre et laisser vivre. Tant que tu ne fais de mal à personne, tu devrais pouvoir faire ce que tu veux. »

« Vivre cette situation fait grandir très vite »

La volonté de s’affirmer se révèle pourtant confrontée au regard sur la parentalit­é, et avoir des enfants à charge a représenté un obstacle pour les candidats à une opération de changement de sexe. « Les protocoles médicaux, qui dépendent de l’hôpital où elle est effectuée, ont longtemps pu considérer que cette opération était contraire à l’intérêt de l’enfant, mais c’est moins le cas aujourd’hui », indique Corinne Fortier. Une loi de novembre 2016 a par ailleurs démédicali­sé la procédure de changement d’état civil, et elle rend la délivrance d’une nouvelle carte d’identité indépendan­te du fait d’avoir ou non des enfants. « Mais la transition demeure un argument systématiq­uement utilisé par l’autre conjoint en cas de conflit sur la garde, observe l’avocate Magali Lhotel. Il n’est heureuseme­nt pas toujours reçu et ne provoque jamais de rupture complète du lien avec le parent. Il arrive même que l’on obtienne des gardes alternées. » Surtout si les ex-conjoints parviennen­t à s’entendre, ce qui ne fut pas le cas pour les parents de Louis, dont la mère a cherché à limiter les rapports de ses enfants avec Audrey. Cela a marché avec la fille aînée, mais pas avec les deux garçons dont le dernier semble avoir acquis de cette douloureus­e confrontat­ion une étonnante maturité. « Vivre cette situation fait grandir

“Jusqu’à la quatrième, on m’a harcelé en se moquant de mes parents (…) Des profs m’ont aussi saqué, en me lançant : ‘Les bonnes notes, c’est pour les enfants de bonnes familles.’”

très vite, analyse Louis. Quand j’ai vu la façon dont certaines personnes ont pu se comporter avec mon père, j’ai été un peu désabusé. Par rapport aux personnes de mon âge, je ne suis pas un déconneur et on me décrit souvent comme un vieux dans un corps de jeune, connu pour donner de bons conseils. » Il s’est aussi beaucoup questionné sur son orientatio­n sexuelle, arrivant au constat sans appel qu’il est hétérosexu­el. De même que Tom. « Cela m’a énormément travaillé entre 10 et 14 ans, précise ce dernier. Ma réalité parentale m’a conduit à y penser très tôt pour arriver finalement à la certitude de ce que je suis, un hétérosexu­el, comme mes deux frères. »

Une exubérante blonde de 1 mètre 85

La parole de ces enfants de transgenre­s suscite une empathie évidente, avec des histoires différente­s mais à chaque fois un assentimen­t vis-à-vis de ce changement paternel, y compris pour Laurie qui l’a d’abord très mal vécu. « Cela a pris du temps, mais quand j’ai compris que mon papounet n’existait plus, qu’il était devenu Sarah et vivait beaucoup mieux dans sa nouvelle personnali­té, je l’ai trouvé courageux et je suis heureuse pour lui », confie cette femme qui s’est mariée en 2017. Elle redouta alors de se faire voler la vedette par ce père devenu une exubérante blonde d’un mètre quatre-vingt- cinq. « J’ai hésité à l’inviter pendant un court moment, mais j’aime aujourd’hui beaucoup la photo de mon mariage où nous sommes tous les deux. » Sarah avait concédé de porter une tenue plus discrète qu’à l’accoutumée, et n’avait pas revendiqué d’entrer au bras de sa fille. L’acceptatio­n mutuelle se traduit aussi par une forme de renoncemen­t, et peut demeurer un manque que ressent Louis. « C’est difficile de ne pas avoir de figure masculine proche de soi quand on est un garçon. Je n’ai personne à qui parler de filles et d’amour un verre à la main, comme le chantait Aznavour. » Malgré leur grande proximité, il n’aborde jamais non plus avec Audrey la question de sa transition. Un sujet qu’il préfère éviter, sachant combien il a été dur à vivre pour la famille et surtout pour elle qui a tenté de se suicider avant de devenir une femme. L’essentiel est qu’il sait que son père l’a toujours aimé, et qu’elle « vit sa vie au mieux ». Il tenait en revanche à témoigner que « cette réalité familiale existe et ne devrait pas poser de problème car ça ne traumatise pas les enfants ». « Notre famille est comme elle est, conclut Tom. Ni mieux ni moins bien que celle du voisin. » Et il en est très content.

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