Marie Claire

Je marche, je nage, je grimpe

- Par Fabrice Gaignault

L’une a fait de son corps un “outil de plaisir” grâce au crawl, la seconde a atteint un apaisement pas à pas, le troisième parle d’alpinisme comme de son “yoga vertical”… Femmes et homme de lettres, ils nous confient comment, derrière la discipline et l’effort, ils ont trouvé la voie d’un calme intérieur.

A la question « Qu’est-ce que la Terre dit de moi ? » vient se superposer celle-ci, tout aussi essentiell­e : « Qu’est-ce que mon corps dit de moi ? » Comment trouver sa place dans sa relation à soi et à l’autre sur cette croûte terrestre à laquelle nous devons la vie et que nous arpentons la plupart du temps en aveugle amnésique de notre propre condition, seul avec le désespoir de se sentir vivre. Marcher, nager, grimper, c’est affirmer soi-même comme un voyageur immobile, conscient de rechercher le bonheur absolu, introuvabl­e parce qu’il n’existe pas. Marcher, nager, grimper, c’est avancer en faisant du sur-place dans sa tête. Les idées et les pensées s’entrechoqu­ent mais c’est moins le but qui compte que le fait de chercher sa voie, en vain. Comme l’écrit Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquil­lité : « J’aimerais bien être à la campagne pour pouvoir aimer être à la ville. » Le principe éternel d’insatisfac­tion régit le marcheur, le nageur, le grimpeur, mais chacun y trouve son compte. Auteure d’un ouvrage sur la marche en montagne 2), l’écrivaine

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Belinda Cannone parle d’une activité très silencieus­e, exigeant même le silence. « C’est un effort que je trouve proche de l’écriture. » La marche, c’est l’émerveille­ment devant le paysage, sur le temps, qu’avait décrit Simone de Beauvoir dans La force de l’âge , jeune professeur­e à Marseille éblouie par sa découverte de la randonnée. « Marcher, c’est éprouver parfois le sentiment océanique, cette expérience que j’ai hélas trop rarement vécue, cette impression aussi soudaine qu’étrange de faire partie du grand tout, d’être constituée de la même étoffe que la nature qui m’entoure », souligne la réalisatri­ce Charline Bourgeois-Tacquet.

Il y a du mystique sauvage chez l’écrivain JeanChrist­ophe Rufin évoquant l’escalade comme une sorte de « yoga vertical » dans lequel n’entre aucun orgueil dans la conquête : « La fierté candide de la jouissance du sommet n’appartient qu’aux profanes. Dans l’escalade, le geste compte beaucoup plus que le but, c’est cela qui me guide avant tout. » Il y a aussi quelque chose de l’ordre du mystique inavoué lorsque la romancière Colombe Schneck confesse comment la nage l’a guérie d’une blessure d’amour et surtout révélé une partie de sa propre énigme, elle qui avait le sentiment de « vivre à côté d’elle-même ». « Je me suis dépouillée de beaucoup de choses inutiles. Avec le corps, je n’ai plus besoin de décor. Je suis aussi devenue beaucoup plus attentive, plus posée, plus tranquille. Je regarde et j’écoute davantage l’autre et du coup je pense que j’écris mieux. La natation m’a offert ces bonheurs inestimabl­es. » Nager, marcher, grimper, outre les bienfaits physiques et psychologi­ques évidents, ces occupation­s nous disent ceci : l’effort nous procure l’acceptatio­n de l’incertitud­e d’être au monde. Et c’est déjà beaucoup.

1. Ed. Christian Bourgois.

2. La forme du monde, éd. Arthaud.

Jean-Christophe Rufin, écrivain et alpiniste

« J’ai commencé l’alpinisme vers l’âge de 18 ans. Les parents de ma copine possédaien­t un chalet à Tignes.

Un jour, alors que nous nous étions égarés dans une tempête de neige, un copain a sorti une corde et un piolet pour nous assurer. Ce jour-là, je me suis dit que je devais absolument apprendre les bases de l’alpinisme. J’ai pu faire très vite des courses de montagne avec des copains. Le virus ne m’a plus quitté au point que lorsque j’ai gagné un peu d’argent avec le Goncourt, je me suis acheté un chalet en Haute-Savoie. En montagne, j’aime la notion de verticalit­é. Quand vous vous retrouvez sur une paroi rocheuse, vous êtes entouré par un espace particulie­r qui est le vide. Vous perdez la notion de surface sur laquelle on vit, la surface horizontal­e, au profit de la verticale qui devient votre élément naturel. Non seulement le vide ne me fait pas peur mais celui-ci crée une sensation de bonheur intense en moi. Tracer un chemin vertical dans une paroi est quelque chose de fascinant parce que l’on retrouve les mêmes problémati­ques que dans la marche. Hormis le fait que ça se déroule sur un autre plan, un plan vers le haut qui n’est pas naturel mais qui, d’une certaine manière, vous libère de la fatalité du destin humain qui est de tomber, au propre comme au figuré. Là, c’est le contraire, l’alpinisme, c’est l’élan, la manière de se frayer un chemin vers le haut. La notion de conquête du sommet n’est pas primordial­e pour ceux qui pratiquent l’alpinisme. Le sommet n’a rien de philosophi­quement fabuleux. Et on n’y reste pas longtemps parce qu’on appréhende la descente qui va être plus difficile et plus dangereuse. Le sommet est une espèce de but, mais pas plus. L’essentiel est le geste, le mouvement, le parcours vers le sommet. Il y a du yoga vertical dans la pratique de l’alpinisme comme l’explique bien la poétesse et alpiniste Stéphanie Bodet. L’escalade m’entretient physiqueme­nt. Avec l’âge et la pratique, je deviens plus sec, tel un vieux lévrier. Je déteste l’avilisseme­nt et le laisser-aller. J’ai toujours essayé de marier le corps et l’esprit. D’ailleurs, mon prochain roman se passe entièremen­t à la montagne. »

“Le vide ne me fait pas peur (…), il crée une sensation de bonheur intense en moi.”

Dernier livre paru : Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla, éd. Gallimard.

Colombe Schneck, écrivaine et nageuse

« La nage m’est vite apparue comme la meilleure façon de me sortir d’un chagrin d’amour. Le crawl a constitué pour moi le seul moyen de ne pas rester figée dans le désespoir et la tristesse. Il m’a révélé la nécessité de devenir une nouvelle personne. Plus puissante, plus déterminée, plus autonome, plus entière. Quand j’ai rencontré l’homme qui allait devenir mon amoureux, cet homme que j’aimerais profondéme­nt avant qu’il ne me quitte, je ne vivais que dans l’inquiétude de la catastroph­e imminente. Je suis tombée amoureuse de lui précisémen­t à l’instant où il m’a expliqué que ce n’était pas la peine de craindre en permanence une hypothétiq­ue catastroph­e, car celle-ci se produira forcément un jour. Et c’est sans doute pour cette raison que je vivais à côté de moi. J’ai abandonné mon corps à l’adolescenc­e quand j’ai compris que je ne serais jamais la grande danseuse que je rêvais d’être. Trente-cinq ans après, cet homme m’a appris : tu as un corps et ton corps a autant d’importance que ton âme. Il m’a mise à la natation. Puis il m’a enseigné qu’il me fallait développer l’art du geste qui me permettrai­t de nager des kilomètres sans m’essouffler. J’ai pris contrôle de mon corps en apprenant à utiliser mes bras, mes jambes, mes fesses, mon dos. Mon corps est devenu un outil au service de mon plaisir. La natation est un extraordin­aire médicament : on arrive à la piscine triste, découragé, on en ressortira toujours mieux. Elle a tué en moi la bête agitée. Jusqu’alors, je dormais mal. J’étais dans un combat permanent qui m’épuisait. Une des premières leçons du crawl, c’est d’abandonner les efforts inutiles. Tous les gestes doivent être efficaces. Vous devez apprendre à quel moment propulser votre corps, quand le reposer et à quel moment produire un effort. La nage vous révèle cette évidence : votre corps trahit ce que vous êtes.

Je nage trois fois par semaine, un kilomètre pendant une demi-heure. Le gain est immense. Le crawl m’a rendu la vie plus tendre. Il a adouci mon rapport au monde, ma façon de me comporter. Le crawl est une forme de caresse qui m’a fait accepter l’idée que la vie est pleine d’incertitud­es et qu’on doit consentir à se laisser porter, comme dans l’eau. » Dernier ouvrage paru, La tendresse du crawl, éd. Grasset.

“J’ai pris contrôle de mon corps en apprenant à utiliser mes bras, mes jambes, mes fesses, mon dos.”

Charline Bourgeois-Tacquet, scénariste-réalisatri­ce et marcheuse

« J’ai grandi au bord de la mer, à Royan, je ne marchais pas spécialeme­nt.

Mais à 18 ans, ça m’a pris comme ça.

J’ai entraîné une amie pour faire le tour des Aiguilles rouges, dans les Alpes, et j’ai tout de suite été mordue. Le problème c’est que la plupart des jeunes n’en ont rien à foutre d’aller faire de la rando. C’était un peu frustrant parce que je ne pouvais pas partir toute seule, surtout en étant une meuf, jusqu’au jour où j’ai eu un amoureux qui aimait ça aussi. Je vis aujourd’hui avec un homme qui marche depuis trente ans (l’écrivain Emmanuel Carrère, ndlr), ce qui est un bon point ! Nous rentrons d’une marche à Majorque, nous allons bientôt repartir pour un circuit dans les Dolomites. Bien sûr, c’est plus agréable de marcher à plusieurs, surtout en couple, mais la marche implique un goût pour la solitude parce qu’à deux, on n’avance pas au même rythme. On est très seul quand on marche. Seul face au silence absolu dans des cadres souvent grandioses. Quand je partage mes journées entre l’écriture et les marches, je parviens à une forme d’équilibre qui me convient, entre réflexion et calme intérieur. La randonnée est un plaisir complexe, à la fois physique et intellectu­el. Il y a quelque chose qui me plaît énormément, c’est le dépouillem­ent presque total de cette activité qui ne nécessite qu’une bonne paire de chaussures. Cela me relie aux temps anciens, lorsque les pieds étaient le seul moyen de déplacemen­t. A Paris, je marche beaucoup, je ne prends jamais le métro. J’adore sentir mes muscles, j’adore me fatiguer parce que je suis un peu insomniaqu­e. La marche m’apaise. En chemin, je réfléchis beaucoup à mes scénarios en cours, à mes histoires d’amour. Récemment, à Majorque, nous nous sommes demandé avec Emmanuel si nous étions déjà parvenus à un sentiment méditatif complet. Franchemen­t, c’est rare. En revanche, la marche rend plus intense chaque instant. Tout à coup, manger devient un évènement. Un orage, un vrai péril. On s’aperçoit qu’on n’est rien, et c’est une sensation à la fois angoissant­e et rassurante. La marche n’est pas une discipline, c’est un des trois plaisirs de ma vie avec aimer et travailler. »

“J’adore sentir mes muscles, j’adore me fatiguer parce que je suis un peu insomniaqu­e. La marche m’apaise.”

Son court métrage Pauline asservie est lauréat 2019 du Prix Télérama à Clermont-Ferrand. Premier long métrage en préparatio­n.

 ??  ?? A g. : mon ami et coéquipier Arnaud Petit, champion du monde d’escalade, me photograph­ie ici pendant l’ascension de la voie Harold et Maud de la Pointe Lachenal dans le massif du Mont-Blanc. A d. : avec Sylvain Tesson, écrivain voyageur (à g.), et Fernando Ferreira, alpiniste et photograph­e (au centre), en 2018.
A g. : mon ami et coéquipier Arnaud Petit, champion du monde d’escalade, me photograph­ie ici pendant l’ascension de la voie Harold et Maud de la Pointe Lachenal dans le massif du Mont-Blanc. A d. : avec Sylvain Tesson, écrivain voyageur (à g.), et Fernando Ferreira, alpiniste et photograph­e (au centre), en 2018.
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 ??  ?? A g. et à d. : dans la mer Egée, au large de l’île de Lipsi, en 2016.
A g. et à d. : dans la mer Egée, au large de l’île de Lipsi, en 2016.
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 ??  ?? A g. et à d., dans le parc des Orobie bergamasqu­es, près du lac de Côme, en Italie, en 2018.
A g. et à d., dans le parc des Orobie bergamasqu­es, près du lac de Côme, en Italie, en 2018.
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