Marie Claire

Marjane Satrapi

douillet et calfeutré de la place des Vosges. Cette même place où,

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autrefois, la dessinatri­ce et cinéaste, alors inconnue et fauchée, partageait un atelier parisien

avec de jeunes artistes. Le verbe haut et l’oeil pétillant d’intelligen­ce, elle regrette de ne pas avoir donné rendez-vous dans un bar d’aéroport, « mais le bon temps où l’on pouvait boire un verre et fumer une cigarette près des avions, sans contrôle, appartient à la préhistoir­e, hélas ! »

L’artiste franco-iranienne, devenue mondialeme­nt célèbre avec « Persepolis », est là pour nous parler de « Radioactiv­e », son film consacré à Marie Curie que nous pourrons découvrir dans un mois*. Un biopic de plus ? Non, avec Marjane, ce ne serait pas possible. Cet esprit libre, insoumis et rétif aux moules de toutes sortes ne se voyait pas tresser, après tant d’autres, des lauriers cinématogr­aphiques à cette icône des sciences, nobélisée et panthéonis­ée. Marie Curie, incarnée par Rosamund Pike, y est peinte au plus près de la peau et des émotions, parfois sans filtre, d’une femme obstinée de travail, folle de son mari Pierre Curie, mort encore jeune des suites d’un accident. « J’ai grandi dans l’admiration maternelle de deux modèles à suivre : Simone de Beauvoir et Marie Curie. Je ne suis devenue ni philosophe ni scientifiq­ue mais une femme indépendan­te. » Lorsque nous esquissons une tentative de rapprochem­ent entre les deux destinées se révélant à Paris (Marie Curie était polonaise), Marjane Satrapi en convient, les similitude­s de trajectoir­es sont troublante­s : « Pour Marie Curie comme pour moi, l’émigration était le seul moyen de se réaliser. Mais la ressemblan­ce s’arrête là. Madame Curie était un génie, je ne le suis pas. » Lorsque nous ajoutons qu’à l’image de son personnage, c’est une grande bosseuse, cette femme élevée en Iran dans une famille progressis­te nous coupe : « Oui, c’est vrai, mais j’aime aussi ne rien foutre. » Marjane aime énormément sa « propre compagnie », ce qui ne l’empêche pas d’être mariée depuis vingt-cinq ans à un Suédois aussi mutique qu’elle est loquace. « Il ne m’emmerde pas, il connaît sa place, je connais la sienne. On se respecte. » Le couple a choisi de ne pas avoir d’enfant. « Je n’aurais jamais pu être une très bonne mère. Peut-être un très bon père, ce genre d’aventurier qui raconte sa vie à ses enfants ébahis et repart ensuite on ne sait où. Sauf que mon mari ne pouvait pas être une super bonne mère. Avoir des enfants était donc impossible. Ne pas en avoir est la meilleure décision que j’aie prise. » Nous revient soudain une mise en garde que l’on nous avait adressée : Marjane Satrapi ne serait pas facile en interview. Elle se révèle tout le contraire. Chaleureus­e, amusante, enthousias­te. Elle comprend ces rumeurs : « Je ne fais pas de concession­s. Je dis toujours ce que je pense. Le but dans la vie n’est pas de plaire. Jusqu’à 34 ans, j’avais l’impression de me prostituer, il fallait que tout le monde m’aime. Et puis un jour, à ma fenêtre, en observant les passants, je me suis demandé si, en fait, j’aimais tout le monde. La réponse est non. Je déteste 90 % des gens, j’ai de la sympathie pour 8 % et j’en aime vraiment 2 %. Tant pis si l’on ne m’aime pas, qu’ils aillent se faire foutre ! » Marjane se souvient, avec un mépris amusé de sa réaction, la première fois qu’elle a eu un grand portrait dans la presse. Si fière qu’elle étale la page au café mais personne ne fait le rapprochem­ent, à sa grande déception. « J’ai eu une reconnaiss­ance si rapide ! Quand j’ai fini “Persepolis”, je me suis demandé qui allait publier ce truc-là, et qui le lirait à part trois cents personnes achetant mon bouquin pour venir en aide à la pauvre petite Iranienne en exil et puis voilà… » Le succès est venu, immense. Mais ne lui parlez plus de BD. C’est fini. La bulle a crevé. « Je suis comme une voiture qui ne connaîtrai­t pas la marche arrière. Une fois que je sais comment un truc fonctionne, cela ne m’intéresse plus. La BD a fini par m’emmerder parce que je n’étais plus en danger. Je fais maintenant du cinéma. J’aimerais beaucoup écrire des romans plus tard. En ce moment, je peins. » Avant de nous séparer, nous lui demandons ce qu’elle dirait à Marie Curie si elle surgissait soudain devant nous dans le hall. « Je lui donnerais du Madame et lui ferais un baisemain. C’est quelqu’un que je respecte énormément. Et vous l’avez sans doute compris, je ne respecte pas beaucoup de monde. »

“Jusqu’à 34 ans, j’avais l’impression de me prostituer, il fallait que tout le monde m’aime. Et puis un jour, je me suis demandé si, en fait, j’aimais tout le monde. La réponse est non. Je déteste 90 % des gens.”

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