Le numérique, tueur de l’amour-passion ?
Si le couple, qui se réinvente dans des formes moins sacrificielles, semble résister à l’omnipotence des applis et des réseaux sociaux sur nos vies sentimentales, qu’en est-il du romantisme d’une Juliette ou d’un Roméo à l’heure du pragmatisme amoureux ? De ce fol élan du coeur qui poussait parfois les amants de l’autre côté de la raison ? C’est la question que nous nous sommes posée.
Les animaux d’Australie, la forêt d’Amazonie, les traditions d’arrière-pays, les services publics, les saisons, l’anonymat, les fumeurs, les cabines téléphoniques. Nous vivons une époque de fins. Et voici que la triste nouvelle s’immisce jusque dans nos coeurs : c’est La fin de l’amour, titre du nouvel essai de la sociologue Eva Illouz 1), résultat de dix années de réflexion de l’une
( des plus influentes penseuses du monde occidental. La fin de l’amour : dans un dîner, la proposition sème un rejet instantané, un niet d’autant plus net qu’il y a des couples à table. Vérité éternelle de la condition humaine, l’amour est censé rimer avec toujours, nous séparer des bêtes. Et l’on ose nous dire qu’on s’aimerait moins fort, moins bien qu’avant, à nous qui chaque jour voyons de nos yeux ses bonheurs et ses ravages ?
En matière d’amour, nous sommes passés du CDI au CDD
Certes on n’y croit plus tout à fait comme avant. Alors qu’en 1947, on célébrait encore 420 000 mariages l’an, le chiffre n’est plus que de 235 000 en 2017. Encore faut-il y ajouter 180 000 PACS plus quelques unions libres, et Cupidon ne se porte pas finalement si mal. Nous semblons en revanche passer du CDI au CDD. Charlotte, 42 ans, vit en couple depuis douze ans mais ne souhaite pas se marier : « Je suis enfant de divorcés, j’ai déjà vécu trois ou quatre belles histoires d’amour dans ma vie, je suis bien obligée de relativiser, je sais que ça peut ne pas durer. Mais je ne vois pas ça comme une perte, on s’aime aujourd’hui, c’est ça qui compte. » En étudiant le comportement amoureux des jeunes filles nées entre 1980 et 2000, le sociologue Christophe Giraud a montré comment elles cultivent une vision pragmatique du couple, fondée sur l’idée de « pacte » plutôt que de sacrifice. C’est L’amour réaliste, titre de l’ouvrage et ceux qui voient là un manque de
(2) romantisme n’ont pas écouté leur grand-mère regretter tout bas de n’avoir jamais connu qu’un seul homme dans sa vie. Relation légère, semi-sérieuse, cohabitation avec ou sans exclusivité, c’est l’amour à la carte, une géométrie de plus en plus variable. « Nous sommes ensemble depuis six mois, mais ça fait seulement un mois qu’on a osé s’avouer qu’on préférerait tous les deux une relation exclusive », raconte ainsi Éléonore, 24 ans.
Si la libération sexuelle a porté un coup à l’amour unique, l’autre plomb dans l’aile de Cupidon est venu des sciences. La médecine moderne a ouvert le ban en étudiant les organes sexuels,
et l’exploration s’est poursuivie avec la psychologie et la sociologie. Autant de discours scientifiques qui participent d’une démystification de l’amour, en le ramenant à une mécanique des fluides et à des stratégies de transmission de patrimoine, génétique ou économique. Aujourd’hui, la nouvelle parole d’évangile nous vient des neurosciences, qui ont intronisé l’ocytocine et fait du cerveau le nouvel organe de l’amour. Pourtant, comme le démontre avec humour le philosophe David Monnier dans L’amour est une science très dure 3), les scientifiques ne font
( souvent qu’attraper des miettes du mystère, en démontrant parfois tout et n’importe quoi : le gène de l’infidélité, les restes de comportement animal dans nos parades nuptiales. Or il n’y a pas d’amour en soi, mais des relations amoureuses, construites par des siècles de poésie, de légendes, de langage. Constitué de plusieurs notions – amitié, désir et passion –, l’amour reste volatil, conclut également le philosophe Francis Wolf, commissaire de l’exposition « De l’amour » 4). Par nature, il est un lien chan
( geant : un amour qui n’évolue pas cesse d’être de l’amour. Les RS (réseaux sociaux) sont-ils en train de produire une génération de consommateurs de PC ( plan cul) désenchantés et cyniques ? Pour le philosophe Richard Mèmeteau, ils offrent au contraire une chance historique de se débarrasser de ce fameux amour fou qui relève de la névrose. « Si Juliette et Roméo revenaient aujourd’hui, on les mettrait en thérapie, s’amuse-t-il. Plein de petites choses sont venues briser le socle de sens commun qui supportait l’amour passionnel, notamment à travers les magazines qui ont promu des notions pseudo-psychiatriques, comme le pervers manipulateur ou la dépendance affective, et invalidé un certain nombre de comportements, le crime passionnel par exemple. » Dans Sex friends 5), il propose une éthique de la rencontre sur les réseaux
( sociaux, celle d’une camaraderie sexuelle, une relation de basse intensité qui n’exige pas l’exclusivité et récompense l’honnêteté. « Comme il n’y a pas d’enjeu monumental comme se caser ou faire des enfants, on n’est pas obligé de mentir. En se présentant avec ses défauts, on sera accepté comme on est. Contre la méfiance des années 70 envers la vérité, l’honnêteté est devenue stratégique. »
La sociologue Marie Bergström s’efforce d’ailleurs de relativiser l’impact des réseaux sociaux sur la vie amoureuse. Un discours de nuances. Dans Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique 6), elle atteste d’une diffusion
( sans précédent des sites de rencontre, mais les conséquences ne sont pas forcément celles que l’on croit. Beaucoup de choses ne
changent pas : la norme conjugale reste forte, on se sépare, mais on se remet en couple. Contrairement à la promesse de départ, les réseaux n’améliorent pas non plus l’endogamie et favorisent au contraire les liens dans les mêmes cercles sociaux, ethniques et religieux par tout un système de filtres. Enfin, les sites entretiennent l’inégalité entre les sexes, en disqualifiant les jeunes hommes et les femmes mûres. Selon elle, le grand changement réside dans la « privatisation des échanges ». Désormais à l’abri des regards, ils permettent notamment aux femmes d’explorer leur sexualité sans risquer la désapprobation de leur entourage. Bien conscients des reproches qui leur sont adressés, les réseaux sociaux ne manquent pas de riposter. L’appli Happn table sur l’inconnu croisé dans la rue pour remettre un peu de hasard. Meetic, face aux faux profils, a adopté pour slogan « Vous aussi, commencez une vraie histoire ». Tinder tient bon en revanche sur son créneau d’Uber de la rencontre : un modèle que tout le monde critique, sans forcément arrêter de l’utiliser. D’autres se positionnent en revanche sur le créneau communautaire, en promettant des rencontres sérieuses entre chrétiens, juifs musulmans ou RSP+. Plan cul d’un côté, mariage de l’autre : chacun sait ce qu’il vient chercher. « J’ai essayé les applis après une histoire
de cinq ans, raconte ainsi Élodie, 25 ans. C’était juste pour profiter, je n’ai jamais pensé que j’allais trouver le grand amour. Ça m’a fait du bien de voir que je pouvais plaire à des mecs très différents. » Une dimension exploratoire qui n’a rien d’écervelé, dans une culture où la sexualité fait désormais partie du capital social.
Les femmes sont devenues responsables du succès ou de l’échec d’une relation
Cette scission du comportement amoureux, c’est précisément l’un des phénomènes qu’analyse Eva Illouz dans La fin de l’amour. Après Pourquoi l’amour fait mal en 2014, Happycratie en 2018 ou La marchandisation des émotions l’année dernière, elle y poursuit son analyse critique de l’impact du capitalisme sur les relations et les émotions humaines. Au coeur de sa démonstration, « l’anomie », soit la perte des liens sociaux, notion décrite par Émile Durckheim dans son livre fondateur Le suicide. À partir du Moyen-Âge, le choix du partenaire se fait dans le cadre d’une « technique culturelle », la cour amoureuse. Les sexes y jouent des rôles définis, les rangs sociaux sont garantis et un protocole traduit les intentions (cadeaux, visites) : tout un rituel qui produit finalement une « certitude existentielle ». Avec la libération sexuelle des années 60, la sexualité sort de la sphère privée et s’impose comme « pratique de la liberté ». Le mariage, les émotions et la sexualité deviennent des logiques séparées et les relations entrent dans une « incertitude généralisée ». Le choix, valeur suprême du capitalisme, évolue vers le « non-choix » : une analyse qui reflète la difficulté à s’engager, et même la souffrance à s’engager, qui marque désormais les relations amoureuses, en plaçant au- dessus de tout l’épanouissement personnel, notre
sacro-sainte liberté. Puissante analyse du gigantesque « tout fout le camp » amoureux, le livre d’Eva Illouz s’intéresse en particulier à la manière dont la libération sexuelle a figé l’inégalité entre hommes et femmes dans un échange marchand. Aux unes la « réserve », aux autres la « violence ». Hypersexualisées, assignées à la sphère affective, les femmes sont devenues responsables du succès ou de l’échec des relations. La psychologie, transmise notamment par la presse de vulgarisation, est ainsi devenue un outil de maintien de l’ordre dans une société basée sur la consommation et le spectacle de la sexualité. Les spécialistes prendront soin de répondre à Eva Illouz, notamment sur le choix d’un vocabulaire négatif pour qualifier ce nouveau régime, que de plus jeunes chercheurs, comme Richard Mèmeteau ou Marie Bergstöm, s’efforcent d’aborder sans jugement de valeur, voire avec optimisme.
Il ne faut pas attendre de romantisme de la part de la sociologie, cet art des généralités humaines, en tout point contraire à notre idéologie de l’amour comme élection, je-ne-sais- quoi, élan irrationnel. Encore davantage si l’on parle de passion, cet amour hors normes. Comment la passion se manifestera-t- elle sous le règne de l’incertitude ? Houellebecq et ses hétérosexuels désenchantés offrent un début de réponse, dans la solitude – cette passion du manque. La littérature inventera-t- elle encore des couples d’amoureux fous ? Et y croirons-nous vraiment ?
1.
“Si Juliette et Roméo revenaient aujourd’hui, on les mettrait en thérapie.”