Marie Claire

Jonny Johansson : « Je voulais que les gens m’aiment, qu’on m’aime beaucoup »

- Par Marguerite Baux

Jonny Johansson est un homme rare. C’est aussi ce qui a fait le succès de la marque de vêtements qu’il a créée il y a plus de vingt ans, Acne Studios, devenue symbole d’une nouvelle ligne claire scandinave, sans égérie ni publicité. Ancien rocker, surfeur, hippie et homme d’affaires à l’humour caustique, il fait une exception pour “Marie Claire” et nous reçoit à Stockholm pour évoquer son enfance fleurie au “pays des rennes”, sa vision de la mode et les golden retrievers. Rencontre.

Et si la mode était fatiguée d’elle-même ? Fatiguée des stylistes stars, des snobs, des caprices, de la publicité forcenée ? Fatiguée du show, du nombril, de l’hystérie, du toujours plus ? Et si la marque suédoise Acne Studios, avec sa discrétion et son marketing en douce, était juste au bon endroit au bon moment ? Son créateur, Jonny Johansson, donne très peu d’interviews. Il n’en a pas besoin. Ses débuts tiennent déjà de la légende – ou comment, en 1996, sous un nom mi-potache mipunk, il se lançait en distribuan­t 200 paires de jeans dans les cercles créatifs de Stockholm. Vingt ans plus tard, l’affaire compte 55 boutiques dans le monde et plus de 500 points de vente. Scandinave­s pour la netteté, luxueux dans le détail, ses vêtements flirtent entre la douceur et la forte personnali­té – une qualité graphique qui a séduit d’abord les initiés et se propage aujourd’hui à la vitesse de la 5G. C’est peut- être le moment de vérité pour Acne : comment rester unique quand votre style est devenu une nouvelle norme ? Réputé sauvage, Jonny Johansson nous a invités à Stockholm dans ses nouveaux bureaux, un superbe immeuble brutaliste de 1973, ancienne ambassade tchèque, où le béton brut rencontre le mobilier signé, et où les 250 employés trient leurs déchets dans six poubelles différente­s. C’est un patron sans patron ni actionnair­es, sans égéries ni publicité, qui s’exprime donc en liberté et avec un mélange, très exotique pour nous, Français, d’humanisme et de causticité.

Acne Studios a 20 ans passés. Êtes-vous surpris par le succès ? Je pense qu’il y a deux sortes de confiance en soi : une qui est excellente, l’autre très mauvaise, mais entre les deux il n’y a rien. Quand on commence une collection, on croit qu’on va changer le monde, et une fois que c’est terminé, ce ne sont que des vêtements. Mais pour vous répondre, j’ai toujours pensé que j’allais réussir dans la mode, sinon je ne l’aurais pas fait.

En visitant les bureaux, j’ai vu une équipe travailler sur une nouvelle teinte de votre rose Millennial, emblématiq­ue de la marque. Où en êtes-vous avec cette couleur ?

C’est une sorte d’étendard. J’ai grandi à une époque où c’était tout un symbole. Le rose a un côté sexy, sensuel, mais je suis plutôt violet hippie, une couleur plus mystique et spirituell­e.

Vous vous voyez comme un hippie ?

Je pense au business, mais je ne suis pas un businessma­n. Quand une maison grandit comme Acne Studios l’a fait, il faut un hippie et ce hippie, c’est moi. Il faut garder ses distances avec ce qui marche du point de vue commercial et avec ce qu’on dit de vous. C’est pour ça que je n’aime pas tellement donner d’interviews. Non que je n’apprécie pas la conversati­on, mais on peut vite devenir dépendant des médias, et j’essaie de protéger ma liberté.

Vous donnez peu d’interviews, mais ne manquez jamais de dire que vous aimez les gens.

J’aime les gens, c’est vrai, j’aime même les vieux. J’ai toujours été très intéressé par mes grands-parents. J’aime toutes sortes de gens. Les regarder, les écouter. Dans une autre vie, j’aurais pu être psychanaly­ste.

Vous avez grandi dans le nord de la Suède, au « pays des rennes ». Une enfance de carte postale ?

Il faisait encore plus sombre qu’à Stockholm. C’était une nature plutôt rude. J’ai vécu dans une petite ville de 8 à 19 ans. Ça a été bénéfique, car il n’y avait rien à faire. Mon père m’a initié à la guitare et à la batterie. Il était musicien. Et plus au nord, nous avions un petit chalet que ma mère avait peint, avec des fleurs du sol au plafond, comme si l’extérieur était à l’intérieur.

Comment votre goût pour les vêtements est-il né ?

Il y avait MTV ! La mode m’est arrivée par la musique. Mon père et ma mère avaient un look assez cool. Ma mère portait des pantalons pattes d’éléphant, et comme je trouvais ça ridicule, elle m’a fait signer un contrat où je jurais de ne jamais en mettre. Quelques années plus tard, j’en portais. J’ai toujours été attentif aux vêtements. Je ne dessinais pas, mais je faisais des collages pour les affiches de mon groupe de rock.

Pourquoi avoir arrêté la musique ?

Je me suis fait virer de mon groupe. C’était dur, mais ça m’a beaucoup appris. Donc je suis parti seul pour Stockholm. J’ai continué la musique, puis fait du design intérieur, des pochettes de disques et j’ai senti qu’on appréciait mon travail. Je suis comme un golden retriever : quand on m’aime, je suis super content. La musique marchait bien, mais ce n’était pas ce que je voulais.

Qu’est-ce que vous vouliez ?

Je voulais que les gens m’aiment. Pas seulement qu’on m’aime bien : qu’on m’aime beaucoup.

Et vous y êtes parvenu, avec Acne Studios ?

Oui. C’est une sorte de substitut. Quand j’arrive au bureau, je me sens aimé, même si mon fils (16 ans, ndlr) me rappelle que je suis entouré de salariés. Je sens que ce que j’ai à donner est apprécié.

Essayez-vous de creuser une certaine idée de la mode, ou de suivre l’évolution du monde ?

Il faut essayer d’être contempora­in. Si dans le futur on pouvait dire qu’Acne Studios reflétait son époque, je serais assez fier. Je travaille de manière assez spontanée, peut- être parce que je ne suis pas assez intelligen­t pour chercher plus loin. Mais c’est peutêtre pour ça que ça marche.

Comment conserver son originalit­é quand on voit son style se popularise­r ?

Il y a des gens très forts pour jouer le jeu de la mode et si vous entrez en compétitio­n avec eux, il faut être fort. Je suis bon parce que j’ai assez confiance en moi pour rester sur ma voie. C’est un autre type de course, comme le sprint et le jogging.

“Si je devais créer une nouvelle marque, je creuserais un grand trou et j’y cacherais tous les vêtements.”

Il y a un malentendu sur votre style, qu’on a qualifié un peu hâtivement de minimalist­e.

Vous imaginez ma réaction quand on a commencé à me dire ça ? Mon goût vient de la musique, j’adore Prince et je me vois plutôt comme un maximalist­e. Le minimalism­e est contraire à l’idée même de mode. Mais cette étiquette a été très utile pour nous.

Quelle évolution notez-vous dans la mode depuis vos débuts ?

Quand j’étais jeune, c’était la musique qui comptait, aujourd’hui c’est la mode. Ce n’est pas seulement une tendance, c’est un moyen de survivre. Il faut être quelqu’un, être apprécié, envoyer les bons signes. Je trouve ça effrayant, mais c’est peut- être seulement parce que je suis vieux.

L’affirmatio­n de soi est devenue une nouvelle forme de conformism­e.

Si je devais créer une nouvelle marque aujourd’hui, je creuserais un grand trou et j’y cacherais tous les vêtements. Les gens deviendrai­ent fous de désir pour ces vêtements qu’ils n’ont jamais vus. C’est l’histoire des habits neufs de l’empereur. Aujourd’hui, le marketing consiste davantage à cacher qu’à montrer.

Vous avez dit : « La perfection est ennuyeuse », ce qui semble une bonne définition du style Acne Studios. L’imperfecti­on, plutôt que l’excentrici­té. Il faut être près pour la remarquer.

Et assez intelligen­t, aussi. L’imperfecti­on est attirante car elle a quelque chose d’intellectu­el. Et c’est humain. Je préférerai toujours un jean de travers. Les personnes qui m’inspirent le plus sont celles qui mélangent nos vêtements avec d’autres choses.

Dans la nouvelle collection, il y a un modèle de ballerines dont l’avant se termine en pointe, comme un talon d’escarpin. C’est à la fois drôle et très sexuel.

Écrivez ça, s’il vous plaît ! Si on pousse au bout la logique du sexy, on arrive au porno, et je n’ai pas l’impression que cela rende heureux. On peut être provocateu­r autrement, et c’est probableme­nt aussi sexy. Le talon est tout un symbole, et le placer à l’avant de la chaussure, c’est une manière assez ironique de jouer avec la féminité. C’est un modèle que j’ai dessiné, je me suis bien amusé.

Beaucoup de marques développen­t depuis peu un discours écologique. Quelle est votre position ?

On en a discuté en interne, il y a plusieurs années déjà, et on en a conclu qu’on n’avait pas envie d’en faire un argument marketing. C’est une décision à double tranchant. En parler participe à une prise de conscience générale. Mais la frontière avec le greenwashi­ng est fine. Nous sommes plutôt bons, je crois. Le pire, ce sont les conditions de production. Un aspect dont on parle moins.

Vous dites que vous ne vous voyez pas faire de la mode toute votre vie. Que feriez-vous d’autre ?

Quand je ne travaille pas, je fais du surf. C’est le contraire de la mode, d’une certaine manière, mais j’aime aussi fabriquer mes propres planches. J’aime leur forme, si précise. J’aime aussi les hippies qui vivent sur la plage. J’aime tout dans le surf.

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2 1. Le créateur suédois Jonny Johansson. printemps-été 2020.
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