Marie Claire

Emma Becker, le phénomène littéraire qui divise les féministes

- Par Marguerite Baux

En racontant deux années “heureuses” passées dans un bordel de Berlin dans “La Maison”, Prix du roman des étudiants France Culture-Télérama 2019, la romancière française cristallis­e toutes les passions qui animent le débat actuel sur la prostituti­on et sur la vérité en littératur­e. Sa voix ne peut-elle être que celle d’une écrivaine ? Notre enquête.

« Je n’ai aucune envie de m’abaisser à donner des preuves de ce que j’ai fait. Ne serait-ce que par respect pour mes anciennes collègues, qui n’ont peut-être pas envie qu’on attire l’attention sur elles et qu’on sache qu’elles ont été putes. Si j’avais raconté une prostituti­on malheureus­e, est-ce qu’on m’aurait demandé des preuves ? » Emma Becker n’est pas contente. « Ces malentendu­s commencent à me les briser menu menu », nous a-t-elle répondu en acceptant une nouvelle demande d’interview, six mois après la sortie de son roman La Maison 1), où elle raconte

( deux années de travail dans un bordel de Berlin. Vendu depuis à plus de trente mille exemplaire­s, il a été retenu sur la liste des prix Renaudot et Flore, pour finalement remporter celui des étudiants France Culture- Télérama. Mais en même temps que les lauriers de la gloire, une rumeur se répandait et certains

initiés faisaient la moue de celui qui sait mais préfère ne rien dire : « Je le sens pas, ce livre. » Sur Twitter, on livrait le verdict de certaines prostituée­s : « Une petite bourgeoise en quête de sensations fortes. » « Emma Becker a inventé son bordel », lit-on même sur le site du collectif féministe 50/50, qui l’accuse de faire l’apologie de la prostituti­on. Interviewé­e en juillet, juste avant la sortie du livre, Emma Becker disait redouter la réaction des « féministes ». Elle ne s’est pas trompée.

« J’en ai un peu assez de ce malentendu, sur le fond et la forme. On me dit que je poétise la prostituti­on, mais la poésie, c’est bien ce qu’on attend d’un écrivain, sinon il n’y aurait que des journalist­es. Je crois surtout qu’à partir du moment où l’on parle de prostituti­on sans dramatiser, en parlant de ces femmes comme de travailleu­ses, on est accusé de poétiser. J’ai été tentée de donner des preuves, mais ça servirait à quoi ? Ça n’empêchera pas les abolitionn­istes de dire que cet endroit n’est pas représenta­tif de la réalité de la prostituti­on. » C’est en effet le coeur des attaques. Depuis la légalisati­on de la prostituti­on en Allemagne, en 2002, le secteur a explosé pour atteindre un chiffre d’affaires de 15 milliards d’euros, avec environ 350 000 prostituée­s travaillan­t dans 3 500 maisons closes, dont 500 à Berlin. Plutôt que des havres de sécurité, ces bordels évoquent la poésie glauque du supermarch­é, avec des forfaits « all included ». Officielle­ment protégées par leur statut légal, les femmes y sont souvent exploitées par des réseaux et soumises à une logique d’abattage. Emma Becker ne nie rien de tout ça. Son livre raconte d’ailleurs ses débuts dans un autre bordel, Le Manège, où elle ne tient pas longtemps.

« Le point de clivage du féminisme »

Mais où est donc La Maison, son bordel modèle, qui démontrera­it la possibilit­é d’une prostituti­on peutêtre pas heureuse, mais libre ? À la mairie de Wilmersdor­f, quartier de Berlin où elle est située dans le livre, on se fait envoyer sur les roses. Il y a des tas de bordels qui ouvrent et ferment, on n’a pas que ça à faire, répond en substance l’employée municipale. Mais de guerre lasse, Emma Becker a fini par livrer un nom, que nous nous sommes engagés à ne pas publier. Il nous a permis de vérifier que La Maison a bien existé, à l’adresse et aux dates indiquées. Quelque part dans les arcanes du Web subsiste aussi une petite photo de Justine, son pseudonyme de profession­nelle, sourire enjôleur. Un client se plaint même de cette Justine qui vient quand ça lui chante. La deuxième surprise a été de découvrir un précédent livre, écrit par une Allemande qui a exercé dans le même établissem­ent à une autre époque, et en garde aussi un souvenir favorable. Expérience choisie dans les deux cas, et instructiv­e sur la sexualité et les rapports de domination qui s’y jouent : qui domine qui, dans le désir, dans l’échange marchand, dans la pénétratio­n ? Mais le plus frappant, c’est de les voir se rejoindre pour raconter une expérience proche : comment, au fil de cet exercice, leur corps s’est mis en retrait. Plus de désir, plus de plaisir : rien que de la mécanique. Dans une interview sur France 24, en octobre 2019, Emma Becker s’émerveilla­it de la « capacité de résilience » de son corps, après la fermeture de La Maison – mot qui dit bien quelque chose d’une blessure.

Si son livre agite tant les milieux féministes, c’est qu’Emma Becker s’inscrit dans une lutte stratégiqu­e. La prostituti­on, résume le sociologue Lilian Mathieu dans un article limpide 2), c’est le « point de clivage du

( féminisme depuis les années 1990 » . Trois législatio­ns coexistent aujourd’hui en Europe. L’Italie, l’Espagne, le Portugal, le Royaume-Uni et la Pologne tolèrent la prostituti­on, mais sans cadre légal. En Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas, elle est réglementé­e et donne droit à une protection sociale – mais avec les excès d’un libre marché. Et en Scandinavi­e, elle est illégale – un modèle prohibitio­nniste, adopté par la France avec la loi de pénalisati­on des clients de 2016. Lilian Mathieu l’explique : le but des prohibitio­nnistes est de « faire disparaîtr­e la prostituti­on, sans pour autant pénaliser les prostituée­s, qu’ils jugent être toutes des victimes. Mais ils interdisen­t qu’on les fréquente : et pour cela, la police les surveille. C’est un paradoxe. » Dans ce champ de forces, Emma Becker a tôt fait d’être rangée dans le camp du Strass, le syndicat du travail du sexe fondé en 2009, qui milite pour la légalisati­on de la prostituti­on et défend les droits des personnes prostituée­s. Sur la polémique, Cybèle Lespérance, porte-parole du mouvement, remarque : « C’est une tactique ha

“À partir du moment où l’on parle de prostituti­on sans dramatiser, on est accusé de poétiser.”

bituelle des prohibitio­nnistes, de décrédibil­iser les discours qui ne sont pas victimaire­s. » Elle précise la position du Strass : « Nous militons pour la décriminal­isation, c’està-dire pour accéder au droit commun, être protégé par les mêmes lois qu’une masseuse à domicile ou un dentiste. » Emma Becker nuance leurs accointanc­es : « J’ai pu discuter avec les gens du Strass parce que ce sont des gens raisonnabl­es, même si on n’est pas d’accord sur tout, nuance Emma Becker. Mais si on m’accuse d’être payée par le patriarcat, j’attends toujours mon chèque ! Je parle sans misérabili­sme, en faisant de la place à ces femmes qui ont fait un choix et se battent pour faire leur métier sans être obligées de se planquer dans des bois. J’ai aussi dit que finalement je me suis sentie plus exploitée en bossant comme serveuse qu’en faisant ce métier-là. Je gagne trois fois moins bien ma vie aujourd’hui. »

Une exploratio­n du désir d’être désirée

Dans le camp des prohibitio­nnistes, on ne parle pas de travailleu­ses du sexe, mais de victimes, de survivante­s, ou de personnes prostituée­s, « pour ne pas effacer la personne », explique la militante franco-américaine Francine Sporenda. Ancienne professeur­e à l’école de sciences politiques de l’université Johns Hopkins, elle a publié sur son blog « Sporenda » une critique incendiair­e du livre, dont elle s’explique volontiers : « Nous sommes face à une offensive de grande envergure pour faire abroger la loi de pénalisati­on des clients de 2016. Le roman d’Emma Becker reprend presque tous les clichés de la prostituée heureuse, qui donne du bonheur, qui assure un service public en empêchant les pauvres hommes de sombrer dans la misère sexuelle et de devenir des violeurs. C’est vraiment Harlequin au bordel. » Et d’ajouter : « Je n’envisage pas un monde sans prostituti­on, de même que je n’envisage pas un monde sans esclavage : l’esclavage existe toujours, mais il a été officielle­ment mis hors la loi et réduit. On peut rendre la prostituti­on illégale et ringarde. C’est ce qui se passe en Suède, où on a investi beaucoup d’argent dans la pédagogie. Aller voir une prostituée, c’est associé aux pauvres types là-bas. Je regrette qu’en France, la loi ait été passée sans travail de préparatio­n. » Mais Francine Sporenda dit aussi, en relisant La Maison, y avoir découvert des nuances : « Elle dit certaines choses et en montre d’autres. Elle parle de la fatigue, de son sexe qui lui fait mal, des clients qui lui font horreur. Ce que je lui reproche, c’est de ne pas aller au bout de son raisonneme­nt. »

Il est d’ailleurs remarquabl­e que ses plus fervents détracteur­s se vantent de ne pas l’avoir lu. L’associatio­n Osons le féminisme a même tenté de faire boycotter sa venue à Grenoble, dans le cadre du prix des étudiants France Culture- Télérama. L’accueil du livre en dit peut-être moins long sur la prostituti­on que sur l’état du débat public : une discussion où personne n’écoute les arguments des autres. Car quiconque a lu son livre ne saurait soutenir qu’Emma Becker dresse un tableau enchanteur de la prostituti­on. « Je raconte quand même un client qui demande un gode ceinture, et je me retrouve avec la merde partout. C’est ça, glamourise­r la prostituti­on ? s’exclame-t-elle. Je parle des moments où j’en ai marre, des clients qui ont été violents. C’est pour ça que pas mal de prostituée­s ont trouvé mon livre crédible. » Et quand on vient chercher une expérience forte, il faudrait singulière­ment manquer de scrupules pour se plaindre ensuite d’avoir morflé. Et s’il fallait relire La Maison ? Et voir qu’on n’y trouve pas un livre sur la prostituti­on, mais sur le fantasme de la prostituti­on. « Je me sentais puissante, je me sentais comme une déesse », a-t- elle dit. « Un souvenir merveilleu­x », répète-t-elle souvent. Dans ses deux précédents romans, Mr. et Alice, elle montrait déjà son habileté à jouer avec les fantasmes des hommes. En vivant et en écrivant La Maison, elle aura exploré de manière radicale son désir d’être désirée. Si vérité il y a, elle se lit entre les lignes, et pas entre les murs d’un bordel qui a fermé en 2017.

1. Éd. Flammarion. 2. « Le débat sur la prostituti­on en France », en libre accès sur cairn.info

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Emma Becker
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L’Artemis, la plus grande maison close de Berlin.

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