Marie Claire

« Je n’ai aucun ami »

Socialemen­t et profession­nellement épanouie, Lauranne, 36 ans, ne s’explique pas pourquoi elle n’arrive pas à tisser de vraies relations d’amitié. À moins que les raisons ne se cachent dans son enfance…

- Illustrati­ons Clara Rubin

Mon smartphone affiche 292 contacts. Pourtant, je n’ai pas d’amis. Enfin, si, deux amis de lycée, une femme et un homme. Nous étions inséparabl­es. Mais peut- on encore parler d’amitié ? On se voit tous les deux ou trois ans et on s’appelle deux fois l’an. Et encore. Des amitiés qui jouent les funambules sur nos souvenirs passés, mais qui ne trouvent pas d’écho dans le présent. Aujourd’hui, je n’ai que des connaissan­ces profession­nelles et sociales, dont quelques parents rencontrés à l’école de ma fille de 5 ans, des copains plus ou moins proches et ma famille. Pourtant, mon quotidien est riche en occasions de nouer des relations susceptibl­es d’évoluer en amitié. Au travail, je suis entourée de dizaines de têtes nouvelles chaque semaine et je ne suis jamais seule. Responsabl­e de la formation continue des commerciau­x de mon entreprise, non seulement j’encadre une équipe de consultant­s formateurs, mais j’assure aussi des sessions de marketing sur le terrain. Je n’ai aucune difficulté relationne­lle ni de communicat­ion et j’engage facilement la conversati­on. Et dans ma vie privée, je sors, mais c’est une succession d’apéritifs, de dîners, de cocktails et de fêtes superficie­ls sans lendemain. C’est toujours un bon moment de se voir, aussi chaleureux que si on était les meilleurs-amisdu-monde-pour-la-vie, mais quand on se quitte, on peut rester quatre mois sans se contacter. Il n’y a rien de plus que ce que l’on partage dans l’instant. Même lorsque je sens des affinités avec quelqu’un, les liens que je tisse demeurent au stade du copinage, ça retombe toujours comme un soufflé. En fait, mon entourage ressemble aux amitiés Facebook, sans intimité réelle ni implicatio­n véritable, sans attachemen­t ni consistanc­e. Et lorsque je rappelle sans attendre qu’on vienne vers moi, ça repart avec le même enthousias­me avant de retomber de nouveau. Plus de nouvelles. Et toujours pas d’amis.

Qu’est- ce qui cloche chez moi ? Suis-je trop exigeante dans ma relation aux autres ou est- ce ma conception de l’amitié qui se situe à un seuil inappropri­é ? Le copinage superficie­l à mes yeux correspond peut- être à de l’amitié pour d’autres. Pour moi, un ami, c’est quelqu’un en qui on a confiance et sur qui on peut compter, et réciproque­ment ; quelqu’un qu’on peut appeler à 3 heures du matin pour une urgence grave, sans crainte de déranger, quelqu’un qui se réjouit sincèremen­t de notre bonheur et le partage sans le jalouser, quelqu’un auprès de qui on va trouver du soutien, qui ne porte pas de jugement hâtif mais qui fait néanmoins preuve de franchise dans ses opinions. Quelqu’un qu’on aime pour qui il est, sans discrimine­r ses défauts de ses qualités. Je suis capable de donner tout cela. En fait, je vois l’amitié comme un sentiment presque aussi puissant que l’amour, sans le sexe, et plus libre que la fraternité, car on se choisit, c’est ce qui rend le lien amical précieux. Mes frères m’aiment et ils sont là pour moi, mais ça leur est tombé dessus. Ai-je une vision trop idéalisée ? De telles amitiés existent, et pas seulement dans les films, alors pourquoi les autres y arrivent et pas moi ? Certes, l’amitié se construit souvent sur la durée, mais depuis le temps que j’essaie, je pourrais avoir des amis de quinze ans, moi aussi. Quoique… pas si sûr.

« Des amis prêts à cacher un cadavre »

Il m’a fallu longtemps avant de m’apercevoir que je n’avais pas d’amis, je m’épanouissa­is avec mes relations de surface. Je les trouvais même confortabl­es, c’était un gage de liberté, on ne se promettait rien et on ne se devait rien, on profitait de notre temps libre ensemble sans se prendre la tête. Il n’y avait d’ailleurs pas de disputes, même en vacances vu que personne ne se forçait à faire de compromis. Cette légèreté m’allait d’autant mieux que j’avais, par ailleurs, des liens profonds et une relation fusionnell­e avec mon compagnon. Depuis mes 17 ans, je suis en couple et mes amoureux successifs ont toujours été mes meilleurs amis, l’amour en plus. Je n’avais pas besoin de plus, j’avais déjà tout. D’ailleurs, je ne m’explique pas pourquoi je ne suis pas aimable en amitié alors que je vis des amours intenses avec des hommes qui veulent toujours s’engager et construire.

La première fois qu’une amie m’a manqué, c’est lors de ma grossesse. J’aurais aimé être proche d’une femme autre que ma mère et mes belles-soeurs qui répètent tout à mes frères pour lui confier ce que je ressentais, la questionne­r. C’est assez triste de n’avoir eu comme alternativ­e que ma gynécologu­e et des forums en ligne, mais c’est seulement quand mon couple a explosé, il y a deux ans, et que mon compagnon m’a reproché de l’étouffer, m’assénant « Tu attends de moi que je tienne tous les rôles, c’est trop, je ne peux plus », que j’ai enfin réagi et consulté un

psychiatre. Non seulement je me suis vraiment sentie seule sans amis et je voulais comprendre pourquoi mais, surtout, je redoutais de tomber dans le piège du mini- couple avec ma fille, au risque de reproduire le même schéma qu’avec son père et de lui faire occuper malgré moi la place des amis que je n’ai pas. Ou, pire, qu’elle se sente obligée de combler ce manque. Hors de question de courir le risque de parasiter sa place d’enfant. Mon psychiatre m’a immédiatem­ent dit : « Pour aller bien, nous avons besoin de tous les niveaux de sociabilit­é, tous complément­aires : les relations, les copains, les amis. Avoir un ami n’est pas “mieux” qu’une relation, il s’agit d’un lien différent. Tous comptent pour notre équilibre émotionnel. » Puis il a ajouté : « Les amis tels que vous les concevez, ceux qui nous aident à “cacher un cadavre”, personne n’en a des dizaines, on n’en compte que quelques-uns à l’échelle d’une vie. » D’accord, mais pourquoi je n’en ai aucun ?

« Choyée comme une poupée dans un écrin »

Au fil des séances, j’ai pris conscience que ce que je désire le plus percute ce que je redoute le plus : voir vaciller mon indépendan­ce, ma carapace protectric­e. Je ne laisse donc pas les gens entrer vraiment dans ma vie. Symbolique­ment, au- delà de la « porte palière relationne­lle », mon attitude renvoie l’image de quelqu’un sur ses gardes, qui met des barrières dans le contact. On pense que je ne cherche pas plus que du copinage. Cercle vicieux. Vu qu’on me dit accessible et conviviale, je ne l’aurais jamais deviné. D’où ça vient ? J’y travaille actuelleme­nt en thérapie, mais il se trouve que je suis la petite dernière de la famille, mes frères ont douze et neuf ans de plus que moi, et mes parents m’ont surprotégé­e. Mes frères aussi d’ailleurs. J’ai grandi choyée comme une poupée dans un écrin et, toute mon enfance, j’ai entendu : « Pourvu qu’il ne lui arrive rien. » On n’a cessé de me mettre en garde contre les vices du monde. Ai-je tellement bien intégré ces peurs que je suis dans l’évitement permanent dès lors que s’instaure un lien avec autrui ? Par chance, l’amour fait exception. Pour l’heure, j’essaie de me créer un nouveau réseau – je vais danser le be-bop et j’enregistre des livres audio pour non-voyants dans une associatio­n – et je sens déjà que je m’ouvre aux autres plus simplement, avec moins de défiance. Je suis convaincue qu’en amitié comme en amour, il faut être disponible dans sa tête et son coeur pour rencontrer quelqu’un : je me sens comme une chrysalide qui se libère de carcans pour déployer ses ailes, pas encore tout à fait papillon, car mon instinct de protection rôde, mais de plus en plus prête à ouvrir mon monde intime à des amis. L’envie est là, et je pressens déjà le plaisir que ce sera.

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