Marie Claire

Marie et Claire par Karine Tuil

Et si les prénoms à l’origine de notre histoire étaient ceux que l’on imposait, un jour, à deux femmes ? C’est ce qu’imagine dans un texte fulgurant l’écrivaine, prix Interallié et Goncourt des lycéens 2019.

- Par Fabrice Gaignault

« Marie et Claire ne s’étaient pas toujours appelées Marie et Claire. Il y avait eu un temps où elles s’étaient appelées Djamila et Khadidja mais quand elles s’étaient présentées, ensemble, pour des postes d’esthéticie­nnes dans un salon de beauté du 17e arrondisse­ment de Paris, le directeur avait dit que ce serait plus simple si elles changeaien­t de prénoms “pour le travail”, avait-il précisé, parce que “pour les clients, ce serait plus facile à retenir”. Elles avaient demandé si elles ne pouvaient pas plutôt réduire leurs prénoms : Mila et Kadi, mais l’employeur avait été ferme, c’était ça ou rien, et elles avaient accepté de porter les badges qui arboraient cette nouvelle identité imposée : Marie et Claire. Au bout de quelques mois, Marie avait prénom, Claire, c’était élégant, un peu chic, elle s’en persuadait et se présentait partout ainsi. Un jour, un client il avait lâché ses mots en riant et la femme qui l’accompagna­it pour un massage en duo avait répliqué qu’elle il était d’ailleurs très mal placé, en tant que Bernard, pour se moquer des prénoms des autres. Après son service, ri aussi : elle n’avait pas d’humour. Le lendemain, Claire Le directeur lui trouva une remplaçant­e. Quelques jours plus tard, en lisant son journal, il apprit que le corps d’une jeune femme avait été repêché dans la Seine. La victime s’appelait Khadidja Bouchakour. Il referma le journal.

« J’ai eu cette idée de nouvelle en constatant combien le choix des prénoms reste un point de crispation dans notre société. Ce que je décris ici n’est que la continuati­on de ce que j’ai entrepris dans L’invention de nos vies avec le personnage de Samir Tahar contraint de se faire appeler Sam pour ne pas subir de discrimina­tion sociale à l’embauche. La discrimina­tion en fonction du nom est une réalité confirmée par une étude publiée par le ministère du Travail en 2016. Mes personnage­s sont les victimes de ce système de défiance qui peut mener à des tragédies. Je suis une fille de Marie Claire que ma mère achetait. J’adorais les entretiens de Michèle Manceaux. Elle savait sonder les âmes comme peu. Mais j’aimais aussi tous ces témoignage­s de femmes que la société ignorait ou maltraitai­t et auxquelles Marie Claire donnait et continue de donner la parole. »

Karine Tuil est l’auteure de onze romans parmi lesquels L’invention de nos vies (éd. Grasset) et L’insoucianc­e (éd. Gallimard) qui a reçu le prix Landerneau.

Ses livres sont traduits en plusieurs langues. Karine Tuil a également écrit pour le théâtre et le cinéma. Elle collabore journaux et revues ( La revue des deux mondes, Le Monde, La NRF). Son dernier roman, Les choses humaines (éd. Gallimard) a reçu, l’automne dernier, le prix Interallié et le Goncourt des lycéens.

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