Marie Claire

“Ma femme est une compagnie indispensa­ble”

C’est un point d’exclamatio­n. En jean de la tête aux pieds, comme on imagine qu’il était déjà à 18 ans, un adolescent de 75 printemps qui parle de “gonzesses” et bondira sur l’appareil de notre photograph­e pour jouer avec. C’est Alain Souchon, un peu luna

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« Vous êtes bien, vous, à Marie Claire ? Il y a que des gonzesses ? Et c’est rigolo ? Ma femme lit Marie Claire. Une journalist­e de chez vous m’avait interviewé, mais c’est vieux, ça. » Un fin lutin dégingandé aux yeux masqués de verres bleutés nous accueille au bar du Lutetia et nous demande de nous asseoir à côté de lui… « son profil de face », comme dans sa chanson. Alain Souchon a sorti un nouvel album, et le succès s’est invité, comme à chaque fois, avec son cortège d’éloges. Âme fifties* est une série de délicates vignettes, d’instantané­s justes sur le monde enfui ( Âme fifties, justement), « la France avec ses rêves et ses souffrance­s » ( Ici et là), l’alopécie galopante ( On s’ramène les cheveux), l’amour, bien sûr ( Irène, On s’aimait…). De son belvédère intime, ce scrutateur lunaire et mélancoliq­ue amusé-amusant nous fait la sérénade des (bons) mots. « Ferme les yeux, vois », chante-t-il. Et nous l’écoutons cet aprèsmidi au Lutetia, tandis que passent les femmes et filent les éclats d’une vie de songes. C’est presque lui, c’est presque nous. C’est Souchon.

Qu’est-ce qui vous fait encore chanter ?

L’envie de continuer ce que j’ai commencé il y a plus de cinquante ans. S’arrêter serait un peu triste. J’aime écrire des chansons naturellem­ent, trouver des phrases en marchant. J’aime bien. Pas marcher pour faire du sport, mais marcher à côté du monde qui est quand même quelque chose de très sympathiqu­e. La marche, c’est une impression de liberté.

Qu’est-ce qui vous fait déchanter ?

Des tas de choses, évidemment. De voir que tout le monde est malheureux alors que nous vivons dans un pays si beau, si fort, si puissant. C’est impression­nant à voir, cette déprime généralisé­e. La recherche du bonheur matériel, cela ne peut pas marcher. On a balayé tout mysticisme en disant que ce sont des conneries mais du coup, il manque quelque chose à l’être humain.

Comment expliquez-vous votre longévité ? Il y a tellement de gloires oubliées ou ringardisé­es.

Je ne pourrais vous répondre que des choses prétentieu­ses. Disons en tout cas que je suis sérieux, je suis même un peu ennuyeux ; je suis envahi par mon travail. Je n’aime ni boire ni danser, ni sortir ni rien.

Ça durera ce que ça durera. Je sais que je passe parfois pour un farfelu. Je suis un peu branleur dans la vie mais quand je travaille sur une chanson, je suis un obstiné.

Peut-on parler, chez vous, d’émerveille­ment nostalgiqu­e ?

Non, ce n’est pas parce que j’ai écrit Âme fifties que je suis nostalgiqu­e de cette époque-là. C’est sûr que je regrette un peu les années 50 car j’étais alors un petit enfant que ma mère choyait dans ses bras. Mais c’est quand même mieux aujourd’hui pour plein de trucs.

L’enfance, c’est la grande affaire de votre vie avec l’annonce, à 7 ans, que votre père n’était pas votre père…

Oui, c’est pas évident de découvrir qu’une partie de ma famille n’était pas ma famille. On cherche toujours des raisons pourquoi on se casse la binette à écrire des chansons. J’ai eu une enfance particuliè­re mais j’en fais pas une comédie musicale, c’est comme ça. J’étais surtout avec des gens qui m’aimaient bien et qui s’occupaient bien de moi. C’est vrai que ça m’a un peu déstructur­é sur le moment. Pendant un temps, je ne savais plus qui était mon père. Lui, ou lui ?

Deuxième choc émotionnel : la perte de votre père biologique à 14 ans…

On était tous dans la voiture, le choc a été dément. Tout à coup, la vie explose, ça marque pour toujours. Je me demande encore si c’est pour cette raison que je n’ai pas été bon à l’école. En même temps, je n’aurais pas été chanteur. J’aurais aimé être ingénieur, architecte ou médecin, une profession un peu noble… Au moment de ma première communion, j’ai été attiré par la prêtrise. Évidemment, les copains se sont chargés de me dire que toute cette histoire de Bon Dieu, c’était comme le père Noël, ça n’existe pas. J’aime bien chercher quelque chose qui a du sens. En même temps, je n’arrive pas à croire. Comme le dit Michel Houellebec­q de lui-même : « Dieu n’a pas voulu de moi. »

Vous avez revu l’homme qui vous a élevé jusqu’à l’âge de 7 ans ?

Oui, souvent. C’était un homme très bon. Je l’ai présenté à mes enfants. Quand ma mère lui avait avoué que je n’étais pas de lui, il lui avait dit : « Bien, moi je l’accepte, je vais l’élever, m’en occuper. » II était si gentil avec moi, il me choyait, il disait : « Ce pauvre petit bonhomme », comme si j’étais une erreur du monde.

Vous êtes marié avec la même femme depuis près de cinquante ans. Comment ça peut durer aussi longtemps, un couple ?

C’est vrai que c’est une question, mais on s’entend bien. Elle me fait du bien. Je suis un peu foutraque, je suis du genre à avoir envie de partir tout à coup en voyage à pied, elle me dit : « Non, tu as des choses à faire avant. » Elle aime beaucoup la peinture, j’y connaissai­s rien, elle m’a appris. On se complète bien. La vie à deux, la compagnie l’un de l’autre, c’est agréable.

C’est un pilier ?

Oui, bien sûr. Je ne sais pas bien ce qu’on s’apporte, mais certaineme­nt une compagnie indispensa­ble. J’espère que pour elle je suis aussi une compagnie indispensa­ble. (Il rit.)

Continuez-vous à vous dire « je t’aime », comme aux premiers jours ?

Ça vous regarde pas ! C’est un secret. (Il rit.) Mais j’ai jamais cru que pour s’aimer, il suffit de se le répéter à tout bout de champ. C’est même exaspérant.

Avec Laurent Voulzy, ça fait plus de quarante ans que ça dure. C’est votre histoire d’amour bis ?

(Il rit.) C’est de la grande amitié qui passe par le respect de l’autre. On s’est jamais engueulé. Sauf une fois. On avait écrit une chanson, Le pouvoir des fleurs. J’avais placé le mot géranium. Il l’aimait pas du tout, mais j’ai tenu bon. Quarante ans après, il me dit toujours : « Quand je pense que tu m’as fait chanter “géranium”. »

“Celui qui m’a élevé disait: ‘Ce pauvre petit bonhomme’, comme si j’étais une erreur du monde.”

Dans ses mémoires, Jane Birkin vous loue comme un ami exceptionn­el. Un jour, vous lui faites la surprise d’aller l’attendre à l’aéroport, alors qu’elle rentre, seule, dévastée par les infidélité­s de son compagnon de l’époque.

C’est elle qui est formidable, pas moi. On ferait

n’importe quoi pour Jane. C’était la moindre des choses d’aller la chercher. Faut pas dans cette histoire me faire passer pour un gars serviable, Jane est si merveilleu­se qu’on a tout le temps envie de l’aider.

Jane Birkin parle de vos migraines très douloureus­es.

Toute ma jeunesse a été gâchée par ça. La vraie migraine à vomir toute la journée. J’ai passé des étés couché un jour sur deux. Ça m’a passé avec l’âge.

Mais comment faisiez-vous quand ça vous arrivait les jours de concert ?

Hé bien justement, c’est un mystère mais ça m’est jamais arrivé ces jours-là. Alors que j’en avais pour un rien… C’est mystérieux, la migraine.

Vous aviez expliqué à Jane Birkin les différence­s de conception entre homme et femme au sujet de la fidélité. Mais elle n’entre pas dans le détail. Pouvez-vous m’en dire plus ?

Les hommes sont plus infidèles en règle générale mais c’est peut-être une vision stupide et macho. Il suffit de lire Moi et lui, le joli livre d’Alberto Moravia (la relation entre l’auteur et son pénis insatiable, ndlr), pour comprendre ce que je veux dire. Les hommes contrôlent moins la situation sur ce plan-là que les femmes…

Cela induit-il, selon votre raisonneme­nt, une supériorit­é morale des femmes ?

J’ai l’impression… Les femmes ont une sagesse naturelle. Elles sont plus posées, elles ont une vision plus claire, plus nette, des situations. Les hommes s’emballent dès qu’ils voient passer une fille. Tiens, regardez, comme elle est belle celle-là (passe une femme qui le dévisage et le reconnaît, ndlr). Je suis resté un peu bêbête là- dessus, j’aime regarder passer les filles. Jeu de dupes… À propos de séduction, vous chantez le « terrible cafard capillaire ». Pourquoi ne pas vous faire opérer ?

Oh non, passer sur le billard… j’aurais peur de ne pas me réveiller. C’est vrai que c’est terrible de perdre ses cheveux. Tous les garçons sont accablés par ce truc qui est très injuste. C’est quand même leur jeunesse qui s’en va, ça fait chier. J’aime bien les cheveux et je vis leur perte comme une punition. Les filles, de ce côté-là, ont de la chance.

“Ce que j’aime, c’est qu’on me dise : ‘Elle est jolie, ta chanson.’ C’est ce qui me pousse dans la vie.”

Continuons dans le registre déprimant, mais je m’arrête ensuite, promis… Vous avez peur de la mort ?

On s’y fait en vieillissa­nt. On se dit, bon de toute façon, c’est comme ça. J’ai un grand-père qui aimait bien rigoler, mais un jour il s’est mis à suffoquer, il s’est allongé sur son lit, il a juste eu le temps de dire « C’est la fin des haricots », et il est mort. Je me suis toujours dit que je voulais mourir comme lui. D’un coup sec, en m’exclamant : « C’est la fin des haricots. » La maladie, c’est autre chose. Surtout la maladie d’Alzheimer, j’ai connu ça avec ma mère qui m’appelait Jacques Chirac. Ça l’amusait de voir le président débarquer chez elle, elle trouvait ça normal. C’était moins drôle pour moi.

Pourquoi répétez-vous souvent que vous n’êtes pas très intelligen­t ? Pour le coup, c’est un peu idiot, non ?

Oui, ça fait genre de dire ça alors je ne le dis plus, mais des frères diplômés, ça complexe un peu. Quand même, les études ça développe une certaine partie du cerveau, on peut pas dire le contraire. C’est pas de la fausse modestie, ça ne veut pas dire que mes chansons sont pas bien, je les aime bien mes chansons, mais je constate que devant ma femme, je suis parfois démuni. Elle me dit : « Tu le fais exprès ? » Mais non, il y a des trucs que je ne comprends pas.

On ne vous voit plus du tout au cinéma. Pourquoi ?

Ça m’a pas plu. C’est un métier où on n’arrête pas de vous placer et de vous déplacer comme un meuble. « Dis ça… Fais ça… Bouge de là… Mets- toi sous la lumière… Non pas là… Là !… » C’est pas fait pour moi, cette façon de faire. Le cinéma ne m’a apporté aucune satisfacti­on. Ce que j’aime, c’est faire le malin avec mes chansons, qu’on me dise : « Elle est jolie, ta chanson. » C’est ça qui me pousse dans la vie. Mes chansons.

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