Pénélope Bagieu
L’illustratrice vient de dîner tout à côté avec son amie Aurélie Saada, du duo Brigitte, et commande une verveine, très sage. Yeux noirs où brille une lueur, concentrée sur les questions, répondant en débit mitraillette, l’auteure de Sacrées sorcières*
n’est pas dans sa bulle. À la précision du trait répond celle des réponses sans bavures. Pénélope Bagieu est devenue une figure incontestée de la bande dessinée hexagonale. Ses succès sont impressionnants, de « Joséphine » à « Culottées », récemment adaptée pour la télévision. Et maintenant ces « Sacrées sorcières » que le petit-fils de Roald Dahl lui a confiées pour en faire une BD à sa manière, potion magique de coups de crayons saupoudrée de rappels à l’ordre féministes à l’usage des jeunes générations. « “Sacrées sorcières” est mon Roald Dahl préféré. Je l’ai découvert quand j’avais 8 ans, en Corse, chez ma grand-mère Marie-Joséphine à qui je dédie le livre. C’était une femme à côté de la plaque et complètement infaillible, indestructible. » Pénélope Bagieu a mis six mois à écrire le texte et un an à dessiner les planches. Partout. Chez elle, à l’hôtel, dans les avions, les trains. « On choisit ce métier parce que l’on aime être seul. Je travaille en écoutant des podcasts, ça me tient compagnie, j’ai l’impression d’avoir des conversations avec des gens. “Mes couilles sur la table” ou “La poudre” sont mes colocs féministes idéales », ajoute-t-elle en riant. Nous revenons à cette question : après tout, les femmes ne sont-elles pas un peu sorcières ? « Je leur souhaite, car au fond pourquoi brûlait-on des femmes si ce n’est parce qu’elles s’affranchissaient des règles masculines et ne se sentaient pas obligées d’aimer les enfants, comme le montre “Sacrées sorcières” ? Elles entendaient mener leur vie à leur manière, à partir du moment où elles étaient un peu érudites et débrouillardes. Elles ne voulaient surtout pas dépendre des hommes. Et c’est toujours valable aujourd’hui. » Pénélope a grandi à Paris auprès d’une soeur, dans une famille où « l’on valorisait l’écriture et l’image ». Sa mère, journaliste, a toujours encouragé ses filles à échanger autour de leurs lectures. Pénélope se souvient de sa découverte du monde de Mafalda, la petite Argentine espiègle et lucide, et des « Chroniques de San Francisco » d’Armistead Maupin, dévorées par la mère et les filles. Le dessin est venu avec une boîte de feutres et des feuilles de papier que sa mère emportait pour occuper ses enfants lorsqu’elle allait dîner chez des amis. « Je n’ai jamais arrêté de dessiner. En classe, ça ne m’a pas aidé à avoir de bonnes notes mais ça façonnait peu à peu un projet de vie. » Pénélope Bagieu l’a souvent raconté : la résilience est la bouée de sauvetage et le tremplin de ceux qui se croient condamnés à l’échec. Ainsi, son film de fin d’études aux Arts déco, arrivé bon dernier. L’illustratrice y a vu comme un signe et une évidence : ne jamais prendre pour argent comptant ce que l’on dit de vous. Persévérer, envers et contre tout. Après avoir créé en 2007 « Ma vie est tout à fait fascinante », un blog dessiné et plus tard publié, elle dessine les aventures de Joséphine et multiplie les illustrations pour la pub, l’édition et la presse. Suivront « California dreamin’ », biographie dessinée de la chanteuse Cass Elliot, des Mamas and Papas, puis les deux tomes de « Culottées », traduit en dix-sept langues. Triomphe absolu. Et reconnaissance – contrastée –, du milieu. « Il y a encore des gens dans la bande dessinée, surtout des vieux mecs, pour qui cet art doit s’apparenter à un certain style de livres, et quand arrivent des voix un peu dissonantes, ça montre les dents. Généralement, ce sont les femmes qui en font les frais. C’est un milieu qui a du mal à accepter le sang neuf. Mais la jeune génération ne se pose même plus la question. Je doute quand même d’arriver un jour à bout du syndrome de l’imposteur. » Pénélope tisse sa toile en encaissant mais en restant déterminée. Et demain ? « Je ne sais jamais à l’avance quel sujet je vais traiter. Je peux me décider en deux heures et m’embarquer pour deux ans de travail. » Beaucoup plus tard, elle ira, elle en est certaine, vers la peinture qui peut « tout aussi bien raconter des histoires que la BD ». Cette admiratrice d’Odilon Redon, de Matisse et de la Sécession viennoise est sensible aux émotions que l’on peut ressentir à la vue d’une peinture. « Rien ne peut me transporter autant, ça me donne envie de vivre dans un tableau. Tout a l’air mieux que la vraie vie. » Cette mère de famille se voit bien en vieille artiste solitaire entourée de chats, peignant des toiles monumentales. Notre sorcière bien-aimée n’a pas fini de nous ensorceler.
“On choisit la bande dessinée parce que l’on aime être seul. Je travaille en écoutant des podcasts, j’ai l’impression d’avoir des conversations avec des gens.”