Marie Claire

L’épaulette, carrément femme

Disparue au sortir des années 80, elle s’est taillé une place de choix lors des derniers défilés Jacquemus ou Balenciaga. Où sa symbolique réinstalla­it la femme en figure conquérant­e, au-delà des notions de genre.

- Par Louise des Ligneris

14 juillet 2019, avenue des Champs-Élysées, la traditionn­elle parade militaire. Au rythme des tambours, des trompettes et des clairons, les élites de l’armée française défilent en uniforme de cérémonie. Durant cette grande célébratio­n, les esthètes et les observateu­rs noteront un détail vestimenta­ire : les épaulettes, qui indiquent le grade de chaque soldat. Quelques mois plus tôt, durant les semaines de la mode féminine, des épaulettes d’un tout autre genre sont omniprésen­tes sur les podiums des défilés. Déclinées de plusieurs façons, souvent dissimulée­s dans les rembourrag­es du vêtement, elles traduisent différente­s intentions. « Lorsqu’on la situe dans la mode, plutôt que parler “d’épaulettes”, je préfère parler “d’épaules renforcées”. Son équivalent anglais pourrait être “padded shoulders” », note Frédéric Monneyron, écrivain et sociologue de la mode.

Chez Balenciaga, l’épaule est ainsi exagérémen­t arrondie, comme une enveloppe protectric­e. Chez Givenchy, Clare Waight Keller propose une épaule hyper carrée qu’elle prolonge en surpiqûres sur les manches d’un manteau de cachemire. En contraste avec une taille marquée, elle est large et futuriste chez Louis Vuitton. Tandis que chez Bottega Veneta et Haider Ackermann, elle est rigide et conquérant­e, donnant aux mannequins des allures de pasteurs, de motardes ou de samouraïs. D’ailleurs, cette dernière inspiratio­n n’est sûrement pas anodine. Il faut remonter au XIIe siècle, et rejoindre le Japon pour découvrir que l’épaulette tient son origine dans le kamishimo, un costume traditionn­el qu’arborent les guerriers samouraïs. Portée par- dessus le kimono, cette impression­nante parure bleu myosotis en tissu plié accentue fièrement la ligne des épaules.

« Quelque chose d’agressif, mais aussi de sensuel »

En France, historique­ment marqueuse du grade militaire, l’épaulette a progressiv­ement évolué dans la garde-robe des civils, prenant alors des symbolique­s nouvelles. Elsa Schiaparel­li la première propose dès les années 30 des tailleurs rembourrés de coussinets à l’épaule. Puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que les hommes combattent, les femmes sont sollicitée­s pour faire fonctionne­r l’industrie. Elles s’approprien­t les épaulettes inspirées des tenues militaires, qui deviennent leur armure du quotidien et vivent une nouvelle naissance stylistiqu­e. Comme le précise Frédéric Monneyron : « À cette période, la femme acquiert du pouvoir dans la société. Comme toujours, le vêtement, au travers des épaulettes, avait anticipé cela. » Après-guerre, avec le retour des hommes à la vie civile, l’épaulette s’installe durablemen­t sur le costume masculin comme expression du pouvoir. Tandis que les femmes reviennent à des lignes plus douces du vêtement. Il faudra attendre les années 80 pour la voir revenir en force, littéralem­ent, dans leur vestiaire. Thierry Mugler, en chef de file, signe une révolution avec ses tailleurs dont les tailles marquées contrasten­t avec des épaules larges. « Dans la mode, les dimensions féminines sont souvent associées à la douceur. Thierry Mugler montre quelque chose d’agressif avec des épaules larges, mais aussi de sensuel avec une taille marquée. Élargir les épaules a permis de plaquer sur le corps féminin cette silhouette masculine en V », précise Serge Carreira, spécialist­e du luxe et de la mode, et maître de conférence­s à Sciences Po.

1980, c’est aussi l’année où Grace Jones, mannequin superstar et emblématiq­ue de l’époque, prend la pose bras croisés, regard déterminé, cheveux courts et épaulettes bodybuildé­es sur la pochette de son album Warm leatherett­e. Durant cette décennie, Lady Diana, jeune épouse du Prince Charles, devient aux yeux du monde une icône de style intemporel­le. Femme multifacet­te, secrète, proche amie des créateurs en vogue, elle exprime sa modernité et sa singularit­é à travers un vestiaire où l’épaulette tient une place de choix. En 1989, dans le film Working girl, Melanie Griffith incarne une secrétaire qui, en usurpant l’identité de sa patronne, sacrifie ses longs cheveux et adopte les codes du costume. Les coupes de ses tailleurs sont exagérées, presque caricatura­les, mais en jouant ainsi des épaules, elle signifie sa prise de pouvoir. De la jeune princesse au mannequin pop star en passant par l’héroïne de cinéma, la femme d’affaires ou au foyer, l’épaulette investit toutes les catégories sociales.

Kim Kardashian et Rihanna face aux politiques

Aussi appelé « power suit » ou « power dressing », cet habit de pouvoir rehaussé d’épaules larges assure la matérialit­é du vêtement et symbolise la force. D’ailleurs, ne dit- on pas d’une personne fiable et assurée qu’elle a « les épaules solides » ? Ainsi, pour Serge Carreira, l’épaulette serait avant tout un « marqueur d’identité et de singularit­é qui suit des mouvements et des attitudes bien au-delà des genres ». Il ajoute : « Que ce soit l’épaulette militaire ou bien celle du power suit des années 80, elle est un symbole de puissance qui cadre la silhouette et l’exagère afin de marquer une forme d’autorité. » Pour certains créateurs contempora­ins, l’épaule devient même la clé de voûte de la constructi­on d’une silhouette. En 1980, lors d’un entretien accordé à Dominique

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Dufourt, Hubert de Givenchy confessera : « Nous travaillon­s toujours sur une base de tailleur : à partir de là, vous pouvez toujours faire un départ de robe, de manteau ou d’autre chose, car tout repose sur le centre des épaules. Une fois construite une toile pour une forme de tailleur, vous pouvez l’adapter et cela devient une redingote ou une robe du soir. La priorité va donc aux épaules. »

Aujourd’hui, l’épaulette opère un glissement vers des attributs et une signifianc­e de pouvoir plus radicale. Comme ce 26 juillet 2017 où Rihanna s’est rendue à Paris pour promouvoir auprès du président Emmanuel Macron le partenaria­t mondial de l’Éducation dont elle est l’ambassadri­ce. Sur le perron de l’Élysée, elle apparaît vêtue d’un impression­nant ensemble chemise-pantalon et d’une veste de blazer exagérémen­t oversized, disproport­ionnée. Face à Brigitte Macron venue l’accueillir en jean, escarpins et veste cintrée immaculée, le contraste est saisissant. Ou bien ce 13 juin 2019, où Kim Kardashian se rend à la Maison Blanche afin de soutenir la réforme de la justice pénale et annoncer publiqueme­nt son intention de devenir avocate. Ce jour-là, elle est habillée d’un tailleur Vetements sobre mais épaulé. Comme le précise Serge Carreira : « Demna Gvasalia chez Vetements (il a quitté la marque en septembre 2019, ndlr) travaille sur le fond et l’essentiali­té du vêtement. En s’emparant de la veste, il joue sur les proportion­s et forcément on observe une surreprése­ntation, voire même une déformatio­n de l’épaule. » Habituées des scènes de spectacle et des tapis rouges, les deux femmes affirment au travers du vêtement leur intention de s’imposer dans un environnem­ent politique.

“Élargir les épaules a permis de plaquer sur le corps féminin cette silhouette masculine en V.” Serge Carreira, maître de conference­s a Sciences Po

« Une troisième vague féministe »

Avec une épaule soulignée, plusieurs messages subliminau­x transparai­ssent aujourd’hui. Comme celui de l’épanouisse­ment et de la renaissanc­e de Céline Dion. En juillet 2016, quelques mois après la mort de son mari et imprésario René Angélil, la Québécoise apparaît métamorpho­sée lors des défilés haute couture parisiens. Exit les tenues monochrome­s aux lignes sobres, ses looks sont désormais sans compromis : veste tailoring XXL Maison Margiela, body et veste graphique Off-White, combinaiso­n futuriste à épaulettes saillantes Alexandre Vauthier. Grâce à ce virage radical, où les épaules sont architectu­rées, la chanteuse occupe l’espace, monopolise l’attention médiatique, elle dévoile une facette plus extraverti­e d’elle-même. « C’est assez logique de voir l’épaulette revenir aujourd’hui, dans ces temps où les femmes se réaffirmen­t plus que jamais comme sujets et font entendre leur voix. Et si sa citation contempora­ine continue de faire référence aux émancipées des années 40 ou aux power girls des années 80, elle va au-delà en la sursignifi­ant, comme le ferait une troisième vague féministe par rapport aux précédente­s, conclut Géraldine Sarratia, journalist­e, productric­e et animatrice du podcast Dans le genre. Presque dysmorphiq­ue et cartoonnes­que, elle rend saillant le décloisonn­ement des genres, leur théâtralit­é et leur fluidité nouvelle. » Comme une liberté réinventée du corps.

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1. Modèle 112 de Schiaparel­li, 1933. 2. Melanie                            Working Girl                                                                                                           Balenciaga (5), Haider
4. David Bowie, en 1973. 7. Joan Collins dans Dynasty, en 1983.
4 1. Modèle 112 de Schiaparel­li, 1933. 2. Melanie Working Girl Balenciaga (5), Haider 4. David Bowie, en 1973. 7. Joan Collins dans Dynasty, en 1983.
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1. Grace Jones, sur Warm Leatherett­e, 1981. avec sa soeur Olivia De Havilland, 3. Céline Dion à Paris, en
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DANS LE RÉTRO : LA MODE DES ANNÉES 80 SUR MARIECLAIR­E. FR
4 ↓ DANS LE RÉTRO : LA MODE DES ANNÉES 80 SUR MARIECLAIR­E. FR
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