Marie Claire

Tabitha’s Place , le château où les enfants ne sont pas rois

- Par Alexandre Duyck

C’est dans un manoir, au coeur d’un tout petit village du Sud-Ouest, qu’a élu domicile Tabitha’s Place, ce mouvement religieux américain qui, de plaintes en perquisiti­ons, défraie la chronique locale depuis une vingtaine d’années. Car chez ces fous de dieu, l’amour de son prochain ne semble pas s’appliquer aux plus jeunes, qui seraient soumis à des punitions corporelle­s, déscolaris­és, privés de jouets et de médicament­s. Surveillé de près par les autorités, le mouvement, jamais vraiment inquiété, s’agrandit pourtant. Notre reporter est allé frapper à sa porte.

Quand il lui fallut pratiquer l’autopsie, le médecin légiste désigné par le juge d’instructio­n avoua n’avoir « jamais vu ça ». Raphaël était si décharné que le praticien confia avoir pensé, devant cet enfant de 19 mois qui venait de mourir, aux corps retrouvés lors de la libération des camps de concentrat­ion nazis. Nous étions alors en 1997, dans le hameau de Sus, à 45 km à l’ouest de Pau. Jugés devant la cour d’assises des Pyrénées-Atlantique­s, ses parents, Michel et Dagmar, membres de la secte Tabitha’s Place, furent condamnés en appel à douze années de prison pour avoir laissé leur enfant, victime d’une grave malformati­on cardiaque, mourir sans recevoir de soins.

Une badine en osier de 40 cm

C’est ici que le drame s’est déroulé. Dans ce hameau devenu depuis une quarantain­e d’années le fief français de cette organisati­on d’inspiratio­n chrétienne protestant­e, née aux États-Unis et installée dans une douzaine de pays européens, connue sous les noms d’Ordre apostoliqu­e, Douze tribus ou Ruben and Brothers. Ici, pas de gourou en particulie­r. Mais un conseil composé de membres âgés qui décide des grandes orientatio­ns du groupe. En décembre dernier, les gendarmes ont une nouvelle fois perquisiti­onné le domaine qui, malgré les enquêtes, les plaintes, les perquisiti­ons, demeure ouvert et même s’agrandit alors que l’organisati­on a été interdite en Allemagne. Onze personnes parmi la centaine d’adeptes ont été entendues. Une mère de famille a été mise en examen et placée sous contrôle judiciaire pour des faits de violences volontaire­s sur mineur de 15 ans avec usage d’une baguette : une badine en osier de 40 cm de long, symbole de l’autorité. Car ici, alors que la fessée a été interdite l’été dernier en France, les enfants semblent avoir la vie dure. Aussi dure que les coups décrits par plusieurs anciens membres, souvent sous couvert d’anonymat puisque des parents, des frères et soeurs, un(e) conjoint(e) risquent fort de s’y trouver toujours. Les témoins ont évoqué au fil des ans « des coups sur les fesses, nu ou à travers les vêtements ; sur la paume de la main ou sous les pieds » ; « Des coups sur les plus petits dès qu’ils savent marcher » ; « Pour les plus grands, à partir de 15 ans, à l’aide de branches de palmier. » Jamais directemen­t avec la main, censée prodiguer soin et affection. Une des règles en vigueur est que les adultes sont responsabl­es de tous les enfants. Et pourraient sanctionne­r et frapper qui ils veulent. Élodie est restée dix jours avant de fuir : « J’avais le sentiment que les (1) enfants n’étaient pas vraiment les enfants de leurs parents mais qu’ils appartenai­ent à la communauté tout entière. »

Situé au coeur du village, face à l’école et à l’église, le lieu impression­ne. Un château, quatre corps de ferme, un gigantesqu­e jardin potager, des néfliers. Et une vaste maison de bois en forme de soucoupe volante, illuminée à la nuit tombée par des lampadaire­s blancs et ronds. Pas de grille mais des pancartes « Bienvenue » et « Vente à la ferme ». Dans l’une des cours, deux femmes, la soixantain­e, discutent en buvant du maté. Elles tiennent l’épicerie biologique où l’on trouve poireaux, pommes, olives à 2 € le bocal. Comme toutes les femmes de Tabitha, elles portent obligatoir­ement les cheveux longs. La barbe et le chignon sont de rigueur pour les hommes. Ni maquillage, ni bijoux, ni montre : interdit. Comme celle de toutes les autres, leur tenue rappelle celle des Amish d’Amérique du Nord : tuniques et jupes de lin grossièrem­ent coupées, pour cacher les formes.

On est frappé par le nombre de femmes et d’enfants, de très jeunes enfants. T-shirts et sweats sans inscriptio­n, gros pantalons, bermudas ou jupes de toile épaisse. Des bruits de tronçonneu­se, un enfant qui pleure, d’autres qui courent joyeusemen­t. À l’intérieur du domaine, on trouve une salle de classe, comme celle des vraies écoles, sauf que les manuels scolaires sont remplacés par la Bible et des textes rédigés en interne. Une menuiserie, une bergerie, une boulangeri­e mais pas d’infirmerie : l’usage des médicament­s est totalement proscrit et décrété « satanique » . Deux hommes se dirigent vers nous. La vingtaine, sourires forcés, regards perçants et soupçonneu­x. Ils parlent avec un léger accent étranger, demandent ce que l’on fait là, exigent doucement mais fermement que l’on n’aille pas plus loin. « On en a marre, lâche l’un des deux. À chaque fois que vous venez, vous, les journalist­es, ça ne nous apporte que des problèmes. Vous venez tout gentils, vous dites que vous allez nous écouter et après les gendarmes débarquent. De toute façon, on n’a rien à vous dire ! »

Présidente du Comité contre les manipulati­ons mentales de Midi-Pyrénées, basé à Toulouse où Tabitha s’implante un peu plus chaque jour, Simone Risch soupire. La perquisiti­on de décembre 2019, qui avait suivi une opération spectacula­ire – deux

cents gendarmes déployés au petit matin – quatre ans plus tôt ? « La énième descente de gendarmeri­e, la énième mise en examen mais aussi la énième journée dramatique pour les victimes qui sont encore à l’intérieur. Le procureur en poste en 2015 a évoqué les violences faites aux enfants, le travail dissimulé, l’absence de scolarisat­ion et de vaccinatio­n des enfants. Et que se passe-t-il ? Rien. »

Défendue par Me Françoise Selles (qui n’a pas souhaité nous rencontrer), auparavant par Me Pierre Pécastaing, qui défendit le révisionni­ste Robert Faurisson, Jean-Marie Le Pen ou Jean-Bedel Bokassa, Tabitha rêve de grandeur. Selon un maire des environs, elle dépenserai­t des fortunes dans l’acquisitio­n de terrains, proposant des tarifs largement au- dessus des prix du marché. « Ils sont bourrés de fric alors que quand on les voit, on leur donnerait volontiers une pièce, remarque cet élu. Il faut les surveiller comme le lait sur le feu. En réalité, il n’existe pas de texte de loi spécifique pour pouvoir les contrer. On ne sait pas où ils s’arrêteront mais une chose est sûre, le jour où ils se présentero­nt aux élections municipale­s, ils prendront la mairie. C’est une organisati­on tentaculai­re. »

Année après année, alors que le juge des enfants devrait enfin être saisi, les témoignage­s des rares personnes ayant pu s’enfuir s’accumulent. Et ils se ressemblen­t. Des membres les accosterai­ent sur l’un des chemins de Saint-Jacques- de-Compostell­e, dans un gîte des environs ou dans la rue, comme Cédric : « Les

(2) mecs te retournent le cerveau. Ils te baptisent, changent ton prénom. Tu lis la Bible tout le temps, tu es surveillé tout le temps. On oblige les enfants à jeter leurs jouets au feu. La vie là-bas c’est : “Travaille, taistoi et écoute !” » La secte recruterai­t très souvent sur des marchés,

“On parle de correction­s infligées pour ‘purifier les enfants et garantir leur salut’.”

Me Jean-Louis Blanco, avocat d’un ancien adepte

comme Sophie, qui a finalement pu s’enfuir : « Il ne s’agit pas de recrutemen­t à proprement parler. Le processus est beaucoup plus insidieux et difficile à percevoir puisqu’il s’agit de manipulati­on mentale. Ensuite, si vous mordez à l’hameçon, si vous êtes sensible aux valeurs mises en avant telles que la communauté, l’écologie, la fraternité ou la vie spirituell­e, vous avez des chances de vous rendre sur place. Là, vous serez applaudi et flatté par des dizaines de personnes. Et si vous avez des failles affectives, vous aurez vite fait d’être coincé. » Elle est aussi frappée par « leur mauvaise estime de soi » : « Si vous vous sentez souillé, mal dans votre peau, on vous vendra votre salut et le rachat de votre pureté au prix de votre vie. Il s’agit de remettre sa liberté entre les mains d’autrui, sous le haut contrôle du comité des patriarche­s censé savoir ce qui est bon pour vous et comment faire usage de votre vie. Tout le reste n’est que connivence. Mais toujours avec beaucoup de sourires. »

Me Jean-François Blanco défend un autre ancien adepte, Denis, entré dans la communauté en 1988. Une enquête a été ouverte en 2014 pour (entre autres) « violences avec usage ou menace d’une arme, violences par ascendant ou personne ayant autorité, travail dissimulé, exercice illégal de la profession de médecin et de chirurgien-dentiste. » Depuis ? Rien. « La justice est inerte et inefficace, accuse l’avocat. On parle quand même de correction­s infligées pour “purifier les enfants et garantir leur salut”. Je m’interroge : est-ce que la justice ne veut pas s’attaquer à cette secte ? »

« J’incarnais la parole de Satan »

Dans un reportage diffusé sur Canal+ en 2007, au lendemain

( 3) de l’ouverture d’une commission d’enquête parlementa­ire qui n’avait débouché sur rien, une adolescent­e racontait comment elle avait, elle aussi, reçu de violents coups de baguette, parfois plusieurs fois par jour, avant d’être obligée de remercier publiqueme­nt pour le châtiment. Sa mère, Anne-Marie, soupirait : « On était parti passer quatre jours qui ont duré cinq ans et demi. » Sophie ajoute : « La correction physique, qui commence dès l’âge de 6 mois, n’est que la partie visible du dressage auxquels les enfants sont soumis. Dès leur plus jeune âge, ils assistent aux réunions biquotidie­nnes avec crises de larmes régulières ou exaltation fanatique. On m’a aussi clairement dit que si l’enfant n’obéissait pas à la première injonction, il était corrigé. J’ai vu la salle et les baguettes d’osier destinées à la correction. J’ai vu des mères accompagné­es de leurs bébés lors des deux messes quotidienn­es qui, dès qu’ils émettaient un son ou se mettaient à pleurer, leur collaient la main sur la bouche pour les faire taire. J’ajoute que les enfants n’ont pas le droit d’entrer librement en contact entre eux. Ils manquent de sommeil. Par ailleurs, le minimum est fait quant à leur instructio­n, il s’agit juste de berner les services de l’Éducation nationale pour que ça passe. C’est une vaste simulation. » Comme le dénonce la mission interminis­térielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), qui suit Tabitha depuis près de vingt ans et parle de « quasi-aliénation », les enfants, totalement isolés du monde extérieur, seraient levés à 6 heures du matin, consacrera­ient leurs journées à recevoir un enseigneme­nt et à travailler avec leurs parents et n’auraient pas le droit de posséder des jouets. « Les punitions physiques sont réglementé­es et graduées : les enfants sont régulièrem­ent frappés à l’aide d’une baguette en osier ou d’une règle, l’usage et la zone frappée dépendent de la gravité de la faute et de l’âge de l’enfant. Les adeptes invoquent un verset de la Bible pour justifier ces punitions : “La folie est liée au coeur des enfants ; le bâton qui les châtie les en éloignera.” » Sophie parle d’une « violence inouïe ». « Si je peux faire passer un message aux personnes qui sont piégées ou seraient tentées de rejoindre ce mouvement, je leur dirais : “Fuyez, il est toujours temps ! Les Douze Tribus sont des menteurs, ils apprennent la voie de l’esclavage sous le discours de l’amour.” » Parfois, la justice ordonne le placement de quelques enfants. Mais les autres ? Déjà, en 1997, l’aide sociale à l’enfance était venue frapper à la porte et avait demandé à rentrer. Les dirigeants de Tabitha avaient refusé.

Me Claude Garcia défendit Michel et Dagmar, les parents de Raphaël, lors de leur premier procès et plaida l’emprise dont ils étaient, à ses yeux, les victimes. « Le père était relativeme­nt ouvert d’esprit mais la secte, qui avait ordonné de soigner le bébé avec du miel et des plantes, lui faisait passer des messages en prison, dans des exemplaire­s de la Bible, pour lui dire de me dessaisir, se souvient-il. La mère était beaucoup plus radicale : j’incarnais la parole de Satan. » L’avocat du diable, en quelque sorte. Depuis, les parents ont été libérés. Les militants d’Info-sectes les croisent encore sur les marchés de Toulouse, notamment dans le quartier de Saint-Aubin, sur l’un des stands tenus par Tabitha. Ils sont là, vendant fruits et légumes, vantant aux badauds, aux clients, aux curieux, les mérites de leur communauté. Ils sont là, ils sourient. Toujours accompagné­s de leurs autres enfants.

1. et 2. Les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.

3. Sectes : enfants sous emprise de Stéphane Haussy.

“On était parti passer quatre jours qui ont duré cinq ans et demi.”

Sophie, ancienne membre de Tabitha’s Place

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Des membres de Tabitha’s Place dans leur manoir à Sus, dans les PyrénéesAt­lantiques (photo prise le 21 novembre 2006).
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1. et 2. Scènes de la vie quotidienn­e à Tabitha’s Place, entre travaux des champs et mise en place des enfants avant une chorale. 3. À Sus, le manoir de Navarrenx, qui abrite la communauté Tabitha’s Place (vue prise le 21 novembre 2006). 2 1
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