Marie Claire

De quoi nos rêves sont-ils peuplés en 2020 ?

- Par Marguerite Baux

Si nous rêvons plus que les hommes, à raison de dix fois par mois contre sept, nos songes, ces messagers masqués de nos désirs secrets, ont-ils changé depuis Freud, la sociologie et les progrès de la neurologie ? Et surtout, peut-on faire bon “usage” de nos rêves ? Notre enquête.

Je nageais dans une piscine, c’était très agréable, et je me rendais compte que j’avais un pénis, j’étais contente, mais ça me gênait un peu pour nager. Alors, je l’enlevais, comme un manche, et je le posais sur le rebord, pour plus tard. Quel rêve merveilleu­x, à chaque fois que j’y pense, ça me met en joie. » Amandine a 24 ans et appartient à la famille de ce qu’elle appelle les « grandes rêveuses ». Sa meilleure amie en fait aussi partie et les rêves occupent une place royale dans leur relation. « On peut s’appeler juste pour se les raconter, elle seule comprend de quoi je parle. Elle connaît ma famille, mon histoire, mes blocages, mes complexes. Mon copain m’écoute d’une oreille distraite, je vois bien qu’il ne prend pas ça au sérieux. Ou alors il trouve ça trop intime. En tout cas, lui ne me raconte jamais ses rêves. » Amandine a été triste d’apprendre que son rêve n’était pas si original, et que beaucoup de femmes rêvent qu’elles possèdent un pénis – certaines s’en servent même pour autre chose que nager dans une piscine. Et encore plus triste d’admettre que son couple reproduit un schéma banal et scientifiq­uement prouvé : oui, les femmes rêvent davantage que les hommes. Car depuis les années 50 et l’essor de la neurologie, liée à celle de l’électroenc­éphalogram­me, une abondance de données alimente une nouvelle science du rêve, jetant une lumière neuve sur le paysage escarpé des théories freudienne­s. Publié en 1899 mais daté de 1900, comme pour marquer une nouvelle ère, Die traumdeutu­ng avait transformé les rêves en messagers masqués de nos désirs secrets. Si l’on n’y comprenait rien, c’était l’effet d’une censure interne masquant l’affreuse vérité. Un chapeau ? Non, c’est le pénis de votre mari. Un escalier ? Le vagin de maman. La caricature est facile, mais il faut reconnaîtr­e à Freud d’avoir, pour la première fois, écouté sérieuseme­nt Morphée, plutôt que de le rejeter dans la folie ou le n’importe quoi. Les rêves parlent : c’est un fait acquis, mais pourquoi et comment, voilà un champ immense que la science n’explore que depuis un demi-siècle. Directrice de l’unité des pathologie­s du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrièr­e, la neurologue Isabelle Arnulf appartient à la deuxième génération d’explorateu­rs du rêve. Elle s’est enthousias­mée, adolescent­e, en lisant dans Science et Vie des articles sur le sommeil paradoxal, découvert en 1954 par Michel Jouvet, et plus tard a fait avec lui son master. La phase paradoxale : saint des saints du royaume des songes. Elle se produit toutes les 90 min environ, et se caractéris­e par l’atonie musculaire, les mouvements rapides des yeux et une intense activité cérébrale. « On rêve aussi pendant les autres phases du sommeil, précise la scientifiq­ue. Mais c’est le moment où les rêves sont les plus intenses. » Dans son laboratoir­e, elle surveille le sommeil de personnes souffrant d’apnée, de narcolepsi­e ou de violences nocturnes grâce à des capteurs de l’activité électrique du cerveau, et recueille leurs récits de rêve dès le réveil : « Un extraordin­aire observatoi­re en temps réel », explique-t-elle avec gourmandis­e.

« Coincé sur le dos comme une tortue »

« Dès la découverte du sommeil paradoxal, on s’est intéressé à la différence entre hommes et femmes », poursuit Isabelle Arnulf. Pionniers de la discipline, les psychologu­es américains Hall et Van de Castle se lancent dès 1966 dans une collecte de rêves. « C’est aussi l’époque où Masters et Johnson étudient la sexualité. On essaie de voir ce qui est “normal”. » Les résultats montrent que les femmes rêvent nettement plus que les hommes, « ou plutôt qu’elles sont de meilleures souveneuse­s », tempère la neurologue, à raison de dix rêves par mois contre sept pour les hommes. Ceux des hommes contiennen­t aussi plus d’hommes que de femmes, alors que les femmes rêvent presque à égalité (48 % d’hommes dans leurs rêves et 52 % de femmes). Les hommes y sont plus souvent agresseurs, alors que les femmes sont agressées. Enfin, les rêves se passent à la maison pour 61 % des femmes, et à l’extérieur pour 48 % des hommes. « Ça avait fait sourire à l’époque, on y voyait la preuve que c’était la place des femmes, note Isabelle Arnulf. Mais le plus étonnant, c’est qu’en 2015, les grandes féministes ont refait les mêmes études, avec les mêmes résultats, alors qu’en cinquante ans, la place de la femme a changé. » Comment donc interpréte­r cet onirisme rétrograde ? Notre cerveau reptilien serait-il phallocrat­e ? « 86 % des rêves sont négatifs, répond Isabelle Arnulf. Le beau rêve de bonheur est une exception. Les gens sont plutôt en difficulté, ils ont du mal à retrouver leurs affaires, ratent leur train, sont attaqués par des animaux. » Quant aux réjouissan­ces sexuelles, elles n’apparaisse­nt, selon l’étude de G. William Domhoff publiée en 2008, que dans 2 % des rêves des hommes et 0,4 % des rêves des femmes. « Ce qui tord le cou aux idées reçues selon lesquelles on rêverait de désirs refoulés. » Mais à quoi sert-il donc de faire tant d’expérience­s négatives dans notre sommeil ? C’est l’un des territoire­s de recherche d’Isabelle Arnulf. Dans son laboratoir­e, elle travaille notamment à aider les patients traumatisé­s à modifier leurs cauchemars : « On pense que le réveil interrompt un processus de digestion des émotions négatives, qui semble être un des jobs

du sommeil, peut-être grâce aux rêves. Si on se réveille, le processus ne va pas au bout et l’émotion revient. » Les rêves auraient également pour fonction de nous préparer au danger, comme le suggère une étude sur les femmes enceintes, qui rêvent souvent que leur bébé est menacé. « C’est visible aussi chez les jeunes pères, précise Isabelle Arnulf. Chez les deux sexes, la parentalit­é exacerbe les troubles du sommeil, comme le somnambuli­sme. Le nombre de papas qui sortent du lit en courant pour sauver leur bébé ! » Colette, 33 ans, l’a vécu pendant sa grossesse : alors qu’elle ne rêvait pas du bébé, le futur père, lui, enchaînait les cauchemars où il le laissait tomber par terre. Elle n’y a vu qu’un bon augure sur son investisse­ment et a été soulagée quand elle a fait son premier cauchemar de mère.

Une autre possible fonction des rêves, selon Isabelle Arnulf, serait d’augmenter l’empathie. « C’est une hypothèse que j’ai émise en étudiant les rêves de personnes nées paraplégiq­ues, qui rêvent qu’elles marchent alors qu’elles n’en ont jamais fait l’expérience. » Elle cite l’exemple d’un patient qui, cloué au lit par un problème de dos, culpabilis­ait de ne pouvoir aider sa femme enceinte. « Il a rêvé qu’il n’avait ni jambe ni bras, qu’il était coincé sur le dos comme une tortue, et qu’il accouchait. Après, il allait beaucoup mieux. » De même, rêver qu’on a un sexe d’homme n’est pas forcément un signe d’homosexual­ité refoulée « mais simplement de notre capacité à nous mettre à la place des autres ». Mais on ignore encore si toutes ces fonctions dépendent du souvenir. Autrement dit, si les hommes qui se souviennen­t très peu de leurs rêves en bénéficien­t autant que les bonnes élèves qui notent leurs moindres songes dans un petit carnet. « Ne pas se souvenir de ses rêves ne semble lié à aucune pathologie, explique Isabelle Arnulf. Certaines personnes se plaignent de trop rêver, par exemple des femmes qui font des rêves très ennuyeux de tâches ménagères et ont l’impression de faire une deuxième journée. Mais ce sont plutôt les cauchemars qui doivent alerter, notamment chez les adolescent­s en dépression, car cela augmente les risques de suicide. » Hommes ou femmes, la question du genre semble relativeme­nt mineure face à l’immensité du terrain à explorer : « On a de la chance d’être à ce moment-là. On est au début d’une exponentie­lle de connaissan­ce. »

Les neuroscien­ces ne sont pas les seules à vouloir reconquéri­r les terres de Morphée trop longtemps abandonnée­s à la psychanaly­se. Sociologue, Bernard Lahire vient de publier L’interpréta­tion sociologiq­ue des rêves 1). Livre manifeste, livre programme, il y applique

( un droit d’inventaire sur l’analyse freudienne : « Freud lui-même avait pressenti les limites de son système en voyant revenir les soldats de la guerre de 14. Ils rêvaient de tranchées, d’obus, de leurs camarades tués, explique-t-il. Impossible d’y voir des désirs refoulés. » Plutôt que de réduire le rêve à un message sexuel, le sociologue propose d’y chercher la formulatio­n d’une « problémati­que existentie­lle » – ce qui nous préoccupe au sens large, mais qu’on n’a pas le temps ou la volonté d’aborder. Le rêve puise dans les expérience­s du jour pour reformuler le problème tant qu’il dure, mécanisme particuliè­rement frappant dans les rêves récurrents. Se faire agresser par un homme et ne pas réussir à crier : un rêve qui peut renvoyer à une multitude d’expérience­s personnell­es. Dans la famille, à l’école, entre sexes, au travail, dans la vie politique, les rapports de domination sont tous liés pour l’individu, qui les fait entrer en résonance dans ses rêves.

« Jalousies familiales, rapports à l’autorité »

Bernard Lahire ne s’étonne pas des différence­s entre hommes et femmes dans leur relation à leurs rêves : « Il faut être intéressé par ses rêves pour s’en souvenir. Sinon, ils s’effacent assez vite. Des études montrent que les hommes ont, plus que les femmes, tendance à considérer que les rêves, c’est du blabla. On retrouve une opposition masculin/féminin très connue des anthropolo­gues et des sociologue­s, entre intérieur et extérieur, ou intime et extime. Les femmes sont souvent assignées à l’intime, c’est un travail qui commence tôt, avec les journaux intimes par exemple. » Le contexte du réveil compte aussi : si on est tout de suite happé par les soucis, la course du monde, on a moins de chance de se souvenir de ses rêves. Et si les hommes rêvent plus souvent de situations violentes, cela reflète la réalité du monde du travail : « Si les femmes accèdent à davantage de boulots compétitif­s, on assistera à un effacement des différence­s dans les rêves. Mais regardez l’Assemblée, on est encore

“On n’insulte pas son patron, mais la nuit on peut rêver qu’on le tue. S’il y a un lieu du politiquem­ent incorrect, c’est bien le rêve.”

Bernard Lahire, sociologue

loin du compte. Les rêves ne sont qu’une chambre d’écho de la vie réelle. » En janvier 2021, Bernard Lahire publiera le tome 2 de L’interpréta­tion sociologiq­ue des rêves, son applicatio­n pratique à partir d’un énorme corpus de rêves : « J’en ai suffisamme­nt étudié pour voir que, le plus souvent, les gens ne savent pas du tout ce qu’il y a dans leurs rêves. Ils sont plutôt dans l’idée que tout ça ne signifie pas grand-chose. Mais en répondant à des questions, il arrive qu’ils se rendent compte que leurs rêves disent des choses qui ne se disent pas dans la vie courante, et là ils sont gênés. Je pense que Freud avait totalement tort sur ce point : ce n’est pas dans le rêve qu’il y a de la censure, c’est dans le monde social. On n’insulte pas son patron, mais la nuit on peut rêver qu’on le tue. S’il y a un lieu du politiquem­ent incorrect, c’est bien le rêve. »

Le rêve comme outil de critique sociale : on est loin du ressasseme­nt petit-bourgeois et nombrilist­e. « C’était déjà bien que Freud montre à des jeunes femmes que leurs obsessions venaient d’un schéma familial, poursuit le sociologue. Ça leur permettait de comprendre qu’elles n’étaient pas folles ni fautives. Pour aller plus loin, il faut prendre en compte la dimension sociale des rêves. Les gens dont j’étudie les rêves sont travaillés par des compétitio­ns scolaires, des jalousies familiales, des rapports à l’autorité, des harcèlemen­ts sexuels. Si on en souffre, les sciences sociales permettent de comprendre que la solution n’est pas de se changer soi-même, mais de changer le monde dans lequel on vit. » Une position pas si différente de celle de Tobie Nathan, romancier et ethnopsych­iatre, auteur de plusieurs livres enchanteur­s sur les rêves.

Contrairem­ent à ce que son titre indique, sa Nouvelle interpréta­tion des rêves relève plutôt d’une tentative

(2) pour renouer avec la sagesse des « onirocrite­s » anciens, les interprète­s du Talmud, des Mille et une nuits, des peuples d’Amérique du sud. Attaché à l’idée d’un « usage » des rêves, il réhabilite le rêve comme présage – non pas dans une croyance superstiti­euse aux rêves prémonitoi­res, mais comme formulatio­n d’une action à engager pour résoudre un problème, ou une « problémati­que existentie­lle », dirait Bernard Lahire. Dans un récit rapporté par Freud, une femme rêve qu’elle rencontre dans la rue des hommes séduisants, coiffée d’un curieux chapeau qui pend d’un côté et se dresse de l’autre. Freud y lit son désir d’être protégée de ses pulsions sexuelles par son mari – le fameux chapeau-pénis. Tobie Nathan, facétieuse­ment, y lit plutôt une question : vais-je tromper mon mari ? – laquelle appelle une décision très concrète, une action dans le futur.

Sociologie, ethnopsych­iatrie, neurologie, autant de lectures et relectures nouvelles de nos rêves, qui toutes s’accordent à dire qu’aucune clé des songes unique n’ouvrira jamais ce royaume sans fin. « Le rêve n’a pas une, mais de multiples fonctions, conclut Isabelle Arnulf. Rien d’étonnant à ce qu’ils soient d’une si exubérante variété. »

1. Éd. La Découverte. 2. Éd. Odile Jacob.

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