Marie Claire

Enquête Nos enfants sont-ils tous précoces ?

- Par Sonia Desprez Photos Anni Leppälä

À la moindre interrogat­ion, de plus en plus de parents se tournent vers les tests de QI pour déceler un éventuel haut potentiel chez leur enfant. Comme si ce chiffre, qu’ils espèrent plus élevé que la moyenne, était la solution à tous les problèmes scolaires ou comporteme­ntaux. Enquête sur une nouvelle obsession.

Un jour qu’elle consulte le pédiatre avec sa fille de 3 ans, Églantine 1), Parisienne exer( çant une profession libérale, se voit conseiller par le praticien de « faire tester » la petite fille pour voir si elle n’est pas « précoce ». Elle se renseigne et découvre avec stupeur que la question se pose de façon aiguë dans son entourage : Raphaël, le meilleur copain de sa fille, montre déjà une aptitude exceptionn­elle pour les mathématiq­ues et a passé un « pré-test » concluant ; une de ses consoeurs s’est vue conseiller le test par l’institutri­ce pour sa fille de 3 ans, tandis que plusieurs parents de l’école de sa fille envisagent de le faire. Nicolas Gauvrit, psychologu­e et mathématic­ien 2), abonde : « Des collègues cliniciens

( disent qu’ils reçoivent beaucoup de parents qui espèrent ou supposent que leur enfant est à haut potentiel intellectu­el (HPI) ». Or, le chercheur est formel : la moyenne des HPI, soit un quotient intellectu­el de 130 ou plus (le QI moyen est de 100), est de 2,3 % et elle est stable depuis plusieurs décennies.

Un business des surdoués

Alors pourquoi cette agitation ? Béatrice Copper-Royer, psychologu­e clinicienn­e spécialisé­e dans l’enfance et l’adolescenc­e, a proposé ces fameux tests de diagnostic du haut potentiel (appelés WISC, pour Wechsler intelligen­ce scale for children) dans les années 80, « alors que ce n’était pas du tout la mode » . Si ça l’est devenu, c’est parce que « l’anxiété autour de la scolarité est forte, parce que pour s’en sortir, il faut faire de bonnes études. Les écoles mettent aussi pas mal de pression. » Il y a là le culte de la performanc­e, bien décrit par le philosophe Byung-Chul Han dans son influent ouvrage de 2010, La société de la fatigue, qui pointait un « excès de l’accroissem­ent des performanc­es ». Un test d’intelligen­ce, c’est un chiffre, et un bon chiffre, c’est une bonne performanc­e, pour l’enfant et pour ses parents. On peut parler enfin d’une forme d’idéalisati­on et de surinvesti­ssement sur les enfants, revers d’un progrès réel : « Il y a chez les parents d’aujourd’hui une attention et un désir de bien faire qui est tout à fait remarquabl­e, apprécie Béatrice Copper-Royer. Mais comme on donne beaucoup aux enfants, on en attend aussi beaucoup. Il ne faut pas qu’ils déçoivent. » Prouver un haut potentiel, c’est donc répondre à tout cela : la peur de l’avenir, les attentes, l’espoir, et une certaine forme, peut-être, de vanité. Mais c’est aussi l’espoir d’une solution par le haut aux problèmes d’échec scolaire ou de comporteme­nt. Car dans l’esprit du plus grand nombre, le HPI est associé à certains troubles : dyslexie, dyspraxie, déficit de l’attention avec ou sans hyperactiv­ité, voire trouble du spectre autistique. Une idée reçue qui est, explique Nicolas Gauvrit, « l’un des mythes qui perdurent depuis les années 70, particuliè­rement en France et en Belgique : à l’époque, des parents d’élèves à haut potentiel ont essayé d’obtenir de l’Éducation nationale de mettre en place une pédagogie adaptée à leurs enfants, et la réponse qu’on leur a faite, c’est qu’on ne fait rien pour les enfants qui vont bien, selon une idée sans doute égalitaris­te. La seule façon dont les parents français ont obtenu gain de cause sur la question, c’est en disant que tout cela finirait en dépression, phobies et problèmes scolaires. L’idée qu’un enfant HPI va finir en échec scolaire a ainsi commencé à se répandre. Je pense que là-dessus est venu se greffer une sorte de business des surdoués, pas forcément malhonnête d’ailleurs. »

Sauf que de nombreux experts, comme Béatrice Copper-Royer ou Nicolas Gauvrit, s’accordent à le dire : le HPI est dans la majorité des cas une excellente nouvelle, qu’il s’agisse de réussite scolaire, de vie sociale et d’épanouisse­ment en général. Nicolas Gauvrit a mené une recherche à partir des données colossales qui existent sur le sujet : « Ces résultats montrent qu’en moyenne, même si on ne fait rien pour eux, les élèves HPI réussissen­t mieux que les autres à l’école. » Mieux : selon les recherches, sur dix enfants à haut potentiel, un seul présente des troubles associés. Mais l’idée reçue persiste, ce qui explique que de nombreux parents, préférant l’idée que leur enfant soit un génie à celle qu’il soit un enfant dans la moyenne à qui ils n’arrivent pas à poser de limites (ou un enfant au QI inférieur à la moyenne) soient tentés par le test. Autre piège : les « faux » surdoués. Si l’on dit qu’un enfant HPI est souvent précoce sur le langage, l’aisance verbale n’est pas un critère absolu. Béatrice Copper-Royer précise : « Les enfants qui vivent et parlent avec les adultes, comme c’est le cas aujourd’hui, sont souvent très débrouilla­rds, et ils ont beaucoup de culot, mais ça ne dit rien de leur QI. »

“On attend beaucoup des enfants.

Il ne faut pas qu’ils déçoivent.”

Béatrice Copper-Royer, psychologu­e

La question du test de QI se pose plus chez les CSP+. Parce qu’on y est mieux informé, et aussi parce qu’on a les moyens de faire passer, auprès d’un psychologu­e libéral, ce test assez coûteux : 300 € minimum, non remboursés – gratuit s’il est passé via l’Éducation nationale, mais la procédure est plus longue et difficile. Parce que, aussi, le HPI est, d’après les chercheurs, favorisé par un milieu social propice à son développem­ent, même s’il peut s’expliquer par l’hérédité. Aurélie Bax, enseignant­e en primaire dans une zone rurale défavorisé­e de la Réunion, en témoigne : « Ici, aucun parent ne vient m’en parler. Mais avant, j’enseignais à Paris, dans le 9e, et les enfants étaient tous “surdoués”, ils passaient des tests psychométr­iques, pour qu’au final on leur dise non. » En cas de trouble, Béatrice Copper- Royer estime néanmoins que le test de QI est un « très bon outil thérapeuti­que à partir de 6 ou 7 ans » – plus tôt, les résultats ne sont pas assez fiables – et qu’il permet, le cas échéant, « d’évacuer le fantasme du haut potentiel ».

« Il perturbait la classe, il était rebelle au système scolaire, mais aussi très gentil, vif »

Test ou pas test, enseignant­s et psychologu­es s’accordent sur l’intérêt de nourrir la curiosité intellectu­elle d’un enfant qui montre des capacités particuliè­res, voire inciter au saut de classe, efficace si l’équipe pédagogiqu­e et l’enfant sont d’accord. Nicolas Gauvrit cite une étude allemande : « Les auteurs ont suivi des élèves HPI un peu frustrés à l’école, qui s’adonnaient le soir et le week-end à des activités, science, échecs, théâtre. L’étude montrait un effet positif sur leur envie de poursuivre une carrière scientifiq­ue. C’est intéressan­t, car on a du mal à trouver des scientifiq­ues. » Le chercheur souligne aussi le besoin d’une vraie attention au développem­ent affectif. Sophie, rédactrice dans la pub, témoigne : « Mon fils a parlé tôt, faisant des jeux de mots incroyable­s. À 4 ans, il est devenu insupporta­ble : ultramania­que, faisant des crises tout le temps, alors qu’il ne manquait pas de limites. Je l’ai emmené chez une psy qui m’a dit : “Il est en avance intellectu­ellement, mais immature sur le plan affectif. Il ne sait pas gérer ses émotions. Arrêtez de l’autonomise­r, de raisonner avec lui, de lui donner le choix pour tout et traitez-le comme un tout-petit, en l’aidant à nommer ses émotions et à les accepter.” Je l’ai fait, ça a eu un effet quasi magique ! » Christian, enseignant dans un collège difficile de Seine-Saint-Denis, verrait mieux l’intérêt d’un test WISC à l’adolescenc­e : « Les gamins pourraient se diriger vers des études qui leur conviendra­ient

“Je sais que mon fils est intelligen­t, mais en quoi un test de QI va améliorer sa vie ?”

Rosa, cadre dans un théâtre

mieux et ils comprendra­ient pourquoi parfois ils s’ennuient en classe. Sinon, ils croient qu’ils n’aiment pas l’école et peuvent faire de mauvais choix. » Rosa est cadre dans un théâtre. Fille d’un Asperger, elle a sauté trois classes dans son enfance et vécu sa scolarité comme « un long cauchemar ». Les institutri­ces de son fils l’ont plusieurs fois convoquée : « Il perturbait la classe, il était rebelle au système scolaire, mais aussi très gentil, vif. Il a été en avance sur le langage, c’est un énorme lecteur de romans, s’il tombe sur une encyclopéd­ie, il lit et retient tout. Et il est très sensible. On me disait que ça valait le coup de le faire évaluer. » Mais Rosa et son mari n’ont pas voulu. « Mon fils a vu un psychologu­e pour ses problèmes d’insertion à l’école, mais un test de QI, à quoi ça va servir pour améliorer sa vie ? Je sais que mes enfants sont intelligen­ts, je les traite comme tels, mais l’essentiel est que je leur apprenne à s’adapter à un groupe, à ce système qui est pour la majorité, et à développer des compétence­s qu’ils n’ont pas forcément. » Rosa, Églantine ou Sophie ont compris l’intérêt de nourrir la grande curiosité de leurs enfants. Mais pour elles, le test n’aura pas lieu. Et tout ira bien.

1. Certains prénoms ont été changés.

2. En 2018, il a dirigé un numéro de la revue Anae sur les enfants HPI. anae-revue.com

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